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27/08/2017

Portrait de Carlos Wieder par Roberto Bolaño

Photographie (détail) de Juan Asensio.

4055562228.2.jpgRoberto Bolaño dans la Zone.







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Racontée à la première personne par Arturo Belano, le masque transparent de l'auteur, Étoile distante retrace l'histoire d'Alberto Ruiz-Tagle. Étoile distante est le quatrième roman de l'auteur chilien, initialement publié en 1996 dans la collection «Narrativas hispánicas» de la maison d'édition Anagrama, un texte à propos duquel Bolaño affirmera plus tard qu'il peut à bon droit être considéré comme une approximation, très modeste, du mal absolu.
Alberto Ruiz-Tagle n'est pas inconnu pour les lecteurs du Chilien, lequel, dans La littérature nazie en Amérique ayant de peu précédé la parution d'Étoile distante, a évoqué Ramírez Hoffman, qualifié d'infâme, prototype borgésien, multipliable, souterrain, d'Alberto Ruiz-Tagle, pilote de la FACh (Fuerza Aérea de Chile) ayant pris pour curieuse habitude de tracer ses poèmes directement dans le ciel si impeccablement pur du Chili. Nous ne savons pas si cet artiste du bizarre a été tué par celui qui s'est lancé à ses trousses, Abel Romero pour le compte d'un riche inconnu, mais cela n'a pas d'importance car la vie même de Ramírez Hoffman est remplie de trous; ou plutôt, c'est la façon dont nous est contée son histoire qui l'est, car l'absence physique du personnage, comme celui à la poursuite duquel se lancent les universitaires de 2666, «ne met pas fin aux spéculations, aux interprétations, ni aux lectures contradictoires et passionnées que son œuvre suscite» (1). Rappelons aussi que Le Troisième Reich analysé par Gregory Mion, publié de façon posthume, fut pourtant écrit en 1989, donc avant Étoile distante, et que lui aussi peut être considéré comme une approximation, très modeste si l'on y tient, du mal absolu évoqué par Pietro Citati qui ne cite pourtant aucun des textes de Roberto Bolaño, pas même en note de bas de page ou comme un écho.
36366937271_c4298b200e_o.jpgDans Étoile distante, pas de doute, la réincarnation romanesque d'Abel Romero, elle, tue l'infâme aux toutes dernières pages de l'histoire, tout comme c'est ce même Romero qui fournit au narrateur des exemplaires de revues auxquelles ont participé les membres d'un mouvement appelé écriture barbare : «Une des activités de ce mouvement consistait à réaliser des messes noires où l'on maltraitait les livres classiques. L'ancien concierge avait commencé sa carrière en Mai 68. Pendant que les étudiants édifiaient des barricades, lui s'enferma dans sa petite chambre de concierge dans un luxueux édifice de la rue des Eaux et consacra son temps à se masturber sur des livres de Victor Hugo et de Balzac, à uriner sur des ouvrages de Stendhal, à couvrir de merde des pages de Chateaubriand, à se faire des coupures sur diverses parties du corps pour tacher de sang de beaux exemplaires de Flaubert, Lamartine, Musset. C'est comme ça, d'après lui, qu'il apprit à écrire» (2). Où l'on voit que Roberto Bolaño jamais ne se départit, sous couvert d'exploration des ténèbres, d'un humour féroce à l'endroit de la littérature (3), particulièrement la française qui il est vrai, dans sa dernière phase, en partie connue par le Chilien, ne vaut à peu près rien, pas même peut-être une raillerie de romancier chilien, littérature passée et surtout récente qu'il égratigne plus d'une fois (cf. pp. 29, 213), tout comme il égratigne, d'ailleurs, la critique littéraire (cf. pp. 108, 112, etc.), à laquelle il rend pourtant une espèce d'hommage implicite. Quel écrivain français, comme Bolaño, se soucie donc d'évoquer l'art sans lequel ses propres livres ne sont rien de plus que des pâtés pré-mâchés pour journalistes incultes ? La réponse est vite trouvée : aucun à ma connaissance. Cet intérêt pour le travail du critique littéraire sera bien évidemment non seulement poursuivi mais amplifié dans Étoile distante (cf. pp. 51, 53, 79), dans lequel Carlos Wieder sera évoqué dans un livre posthume de l'intraitable critique Ibacache, intitulé Les Lectures de mes lectures, où «il essaie de comprendre, par un tour de force de sa mémoire, la voix, l'esprit de Wieder, son visage entrevu pendant une longue nuit de conversation téléphonique» (p. 130, l'auteur souligne).
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Revenons au personnage principal de ces deux textes dont l'un est l'amplification et le prolongement de l'autre, comme l'auteur le confesse en introduction de son Étoile distante (4). Notons qu'il peut être considéré comme un tueur en série, ce thème étant du reste présent dans bien des ouvrages de l'auteur, et la remarque que Roberto Bolaño fait à propos de Ramírez Hoffman («Son passage par la littérature laisse une traînée de sang et beaucoup de questions posées par un muet. Il laisse aussi une ou deux réponses silencieuses», p. 227) étant ainsi parfaitement applicable au mystérieux écrivain qui hante les pages de 2666. Il est frappant de constater que Roberto Bolaño, fidèle à une technique de figuration par ellipse du mal absolu, tant de fois illustrée par de grands romans, évoque moins directement Ruiz-Tagle/Carlos Wieder, un homme à la «volonté de fer» (p. 27), que par son absence, absence encore accentuée par l'habituel procédé de mise en abyme ou cascade : «Chez Ruiz-Tagle ce qui manquait était innommable (ou ce que Bibiano, des années après et désormais au fait de l'histoire, estimait innommable, et cependant présent, tangible), comme si le maître des lieux avait procédé à une amputation dans la chair même de sa demeure» (p. 18). Il est évident que Carlos Wieder, plus encore que Stein à la poursuite duquel le narrateur se lance également (cf. le beau chapitre 4) est le représentant poético-artistique démoniaque «d'un nouvel âge de fer pour la race chilienne» (p. 61), puisque «le nouveau régime et l'art d'avant-garde» ne sont «absolument pas antithétiques» (p. 99), et que sa présence, pourtant paradoxale puisqu'elle ne peut être évoquée qu'indirectement, ne saurait toutefois se contenter du silence, que Carlos Wieder déclare haïr : «Le silence est pareil à la lèpre, déclara Wieder, le silence est pareil au communisme, le silence est pareil à un écran blanc qu'il faut noircir. Si tu le noircis, plus rien de mal ne peut t'arriver» (p. 63). Carlos Wieder n'a pas hésité à noircir cet écran blanc mais, pourtant, il n'a pas tardé, lui aussi, à être avalé par le silence.
Quoi qu'il en soit, la lumière de l'astre du mal qu'incarne Carlos Wieder, laquelle s'insère peut-être dans la démononologie de Graham Greenwood (5), ne saurait être regardée de face, raison pour laquelle «les nouvelles qui nous parviennent" de lui «sont confuses, contradictoires», et que «sa silhouette apparaît et disparaît dans l'anthologie mouvante de la littérature chilienne, enveloppé de brume» (p. 118), et aussi encore que sa piste «se perd en Afrique du Sud, en Allemagne, en Italie...» (p. 133), peut-être parce que personne, «en littérature moins qu'ailleurs, n'est capable de rester longtemps sans cligner» (p. 135) des paupières, étrange constat qui, en tout cas, concerne les apparitions fugitives de Carlos Wieder, qui se volatilise en un clin d’œil. C'est ainsi que les «problèmes du pays sont très nombreux pour que l'on s'intéresse à la silhouette chaque jour plus floue d'un assassin en série disparu il y a très longtemps» (p. 137), même si le narrateur peut estimer à bon droit, sans toutefois sonder plus profond le précipice qui semble se creuser sous ses pieds, que l'histoire de Carlos Wieder «était l'histoire de quelque chose de plus» (p. 149), même s'ils ne sait pas de quoi est fait ce plus en l'occurrence, et jamais probablement ne le saura. Peut-être que l'histoire de Carlos Wieder est tout simplement celle de l'infamie universelle, pour reprendre un titre de Borges, même si le narrateur, auquel Abel Romero va demander son aide afin de parvenir à retrouver sa trace, finit par réentendre parler de l'assassin, devenu cameraman de films pornographiques.
La position du narrateur est de toute façon distante, comme s'il désirait à tout prix ne point trop s'approcher de l'énigmatique Carlos Wieder, «écrivain barbare» s'il en est qui, comme une poignée d'autres, aura assez vite compris que la véritable révolution ne pourra jamais se contenter de n'être que littéraire, mais doit ne pas craindre de se confronter à la réalité, pourquoi pas par l'excès et le crime, Carlos Wieder qu'il faut, pour venir à lui et tenter ne serait-ce que de l'approcher, ne pas avoir peur de rejoindre, en étant capable de «franchir le pont de feu» (p. 160). Pourtant, aux toutes dernières pages d'Étoile distante, le narrateur se retrouve tout près de Carlos Wieder assis à une table de bar catalan, et il se voit lui-même «presque collé à lui, lisant par-dessus son épaule, épouvantable frère siamois» (p. 174) qui est cependant bien loin d'atteindre le niveau du maître maudit car, «à sa manière et selon sa loi, quelle qu'elle fût», Carlos Wieder, comme le Kurtz de Joseph Conrad, «était plus maître de lui-même que tous ceux qui étaient là dans ce bar silencieux» (pp. 175-6). Je n'ai sans doute pas besoin d'insister sur l'ironie de ce constat final, qui peine à masquer la compréhension, et peut-être même l'admiration, que le narrateur, ou Bolaño lui-même, éprouve pour Carlos Wieder l'infâme.

Notes
(1) Voir La littérature nazie en Amérique, traduction de Robert Amutio (Christian Bourgois, 2003, puis 2006 dans la collection Titres), p. 227.
(2) Ibid., p. 231.
(3) Avec laquelle il ne cesse de jouer assez génialement, par exemple lorsqu'il évoque les expérimentations lettristes de certains de ses loufoques écrivains : «Le roman compte quinze chapitres. Le premier s'ouvre ainsi : «Vivement, la noire Petra...»; le deuxième : «Indépendante, mais timide et indolente...»; le troisième : «Vaillamment, Juan...»; le quatrième : «Amoureuse, elle lui mit les bras autour du cou...». Le censeur méfiant dresse rapidement l'oreille. En prenant la première lettre de chaque chapitre on compose un acrostiche : VIVA ADOLF HITLER» (pp. 69-70). Notons encore qu'il est parvenu à créer dans ce livre un véritable monde parallèle, celui de la littérature nazie en Amérique, avec ses codes, ses revues, ses livres (je note quelques titres comme Souvenirs d'un irrédimé, p. 193, ou, superbe, Que pâlissent les lévriers, p. 183), ses maisons d'édition et, bien sûr, ses plumitifs.
(4) Étoile distante, traduction de Robert Amutio (Christian Bourgois, 2002, puis 2006 dans la collection Titres). Notons que l'auteur se trompe lorsqu'il attribue au frère cadet de Joseph de Maistre, François-Xavier de Maistre, Les Veillées de Saint-Pétersbourg (p. 113).
(5) Voir pp. 126-7.