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22/10/2017
La dimension infinie du secret dans Lord Jim : Joseph Conrad à la lumière de Pierre Boutang, par Gregory Mion
Joseph Conrad dans la Zone.
Gregory Mion dans la Zone.
Nous partirons de ce simple postulat de lecture pour instruire de nouveau la matière inépuisable du chef-d’œuvre écrit par Joseph Conrad : si les actes de Jim sont peu à peu éclairés par un faisceau de paroles qui s’interpénètrent et fondent une logique recevable dans les ténèbres d’une vie, ils n’en sont pas moins fuyants, soumis à la membrane d’un indécelable secret. Le mystère de Jim reste donc entier même s’il a été plus ou moins expliqué par le récit discontinu de Marlow, directeur de conscience fortuit et personnage récurrent dans l’œuvre de Conrad, ainsi que par les aveux de Jim lui-même, tantôt bredouillés à cause de l’énormité du propos, tantôt dilapidés en paquets monolithiques de phrases gênées aux entournures. Même le narrateur omniscient du roman ne semble pas être en mesure de percer l’outre de cette âme possédée par une multitude de démons et de choses indéterminées, les monstres et les mauvais esprits s’enroulant autour du mât de misaine planté dans la cervelle de Jim, gonflant la voile intime de cet homme d’un souffle tout à fait titanesque, insaisissable, résolument incompréhensible. Par conséquent le livre fait coïncider une série d’explications admirables concernant l’énigmatique comportement de Jim, il procède à une magnifique tentative de dépliage de cette maison hantée recroquevillée dans un corps et un esprit agités, mais il n’atteint pas le fond du secret qui est toujours sans fond, niché dans un infini in-substantiel depuis lequel jaillissent des actes déjà corrompus par les perceptions nécessairement finies que nous en avons.
Il nous faut alors accepter que Lord Jim n’est que la version très approximative du secret auquel Joseph Conrad essaie de nous initier avec subtilité, comme une sorte de premier couloir aventureusement balisé sur la paroi d’une redoutable montagne qui n’en finit pas de grandir (1), une voie d’accès périlleuse dans laquelle ne pourront s’engager que les explorateurs les plus courageux, ceux qui savent que l’infini est déceptif et qu’il serait de toute façon téméraire de vouloir extorquer les coordonnées définitives d’un univers à la fois hors du temps (sans succession) et hors de l’espace (sans distance). De sorte que s’investir dans la lecture de Lord Jim, c’est ni plus ni moins avoir la force de cautionner une ascension interminable, la joie étrange de partir vers un sommet inscrutable qui émerge d’un abîme insondable. Il en va ainsi du secret de Jim qui envahit tout le roman et le déborde allègrement : nous croyons parfois être arrivés au port de ce mystère, mais, de loin en loin, nous sommes rejetés violemment au large, assignés à de nouveaux voyages hallucinés, comme si nous devions chaque fois découvrir une mer dans la mer, pour ne pas dire une aurore subite en plein repos crépusculaire. Il s’agirait presque d’un secret digne du supplice de Tantale – nous l’avons en ligne de mire, nous anticipons notre prise et notre élucidation, et soudainement il se dérobe, comme le pompon du manège fuit la main hardie de l’enfant.
Comme Nietzsche le suggère en outre nettement dans l’avant-propos du Gai Savoir, il ne faut pas chercher à pénétrer le mystère du réel en intégralité, il convient plutôt de l’accepter, d’en respecter le voile qui recouvre une précieuse nudité, vision à laquelle nous ne sommes pas éligibles. En d’autres termes, la vérité nue ou l’ultime réalité de Jim n’est pas envisageable, car, évidemment, le secret d’une âme consiste en une intimité sacrée, fondamentalement inaccessible et imprononçable, invincible à toute espèce de profanation obscène. D’ailleurs le sentiment d’une perpétuelle valse-hésitation dans l’écriture de Lord Jim nous incite à penser que Conrad, dès le départ, n’a pas vocation à nous présenter autre chose qu’une phénoménale dissipation des enjeux narratifs, à commencer par l’enjeu principal qui motive toute l’intrigue et déploie une constellation de sous-intrigues : la couardise présumée de Jim qui n’a pas été capable d’affronter l’épreuve d’un naufrage, abandonnant toute une cargaison d’humains à la bouche vorace de la mer, préférant selon toute vraisemblance vivre en traître plutôt que mourir en héros anonyme. Ce n’est là bien sûr que l’exposition superficielle d’un regret qui s’approfondit en secret, une clandestinité qui tangue d’un coin à l’autre du roman, roulant bruyamment ou discrètement en fond de cale, tombant dans des oreilles tour à tour fascinées ou interloquées, crédules ou incrédules, et toujours ce secret va en se renforçant, déformé par de terribles proportions, tant et si bien qu’il fait constamment éclater la quille de l’immense bateau narratif sur lequel Conrad nous embarque (2). D’une certaine manière, c’est le roman qui reconnaît ses limites, défait par son propre personnage et par la déferlante de l’infini qui ne cesse de sécréter des formes époustouflantes, le corpulent secret prenant imparablement le dessus au milieu de cette profusion d’aspects, l’ambiguïté devenant sinon insurmontable, du moins inracontable malgré la variété des langages convoqués à cet égard. Sur une même ligne de considération, nous avons quasiment l’aveu du romancier de génie qui ne peut pas croire que les vérités et les reconstructions mentales qui affleurent dans son histoire sont synonymes de la réalité convoitée ; elles ne sont que des acharnements de langage qui se heurtent consciemment à l’infinie complexité du réel, incarnée ici dans l’âme omniprésente de Jim, une âme pour ainsi dire venue d’un secret plus épais que le secret qu’elle renferme, une âme fugacement objectivée dans un corps persévérant qui manifeste la jubilation d’exister au sens littéral du terme – c’est-à-dire une vivante sortie du sans-forme, une dérangeante puissance d’individuation, un dédaigneux pôle d’existence qui se tourmente de la morale des hommes tout en se délectant possiblement des potences aléatoires de la nature.
La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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