« Visions de Jacob de François Esperet : une poésie de la naissance, par Gregory Mion | Page d'accueil | Théologie politique de Carl Schmitt »
08/05/2018
L'Homme surnuméraire de Patrice Jean
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Acheter L'Homme surnuméraire sur Amazon.
Nous ne saurions être vraiment étonnés de constater que, comme un seul homme ou plutôt veau, la presse plus ou moins incorrecte mais toujours idéalement consanguine de droite a loué L'Homme surnuméraire de Patrice Jean, en y trouvant matière à ses pseudo-questions dont les réponses figurent, à peu près toutes, sur la quatrième de couverture du livre. Si L'Homme surnuméraire n'était qu'un roman décrivant, une fois de plus, la très banale et risible condition de l'homme moderne blanc occidental, spécifiquement français pour ajouter une touche de grotesque à l'ensemble, il serait à ranger sur la même étagère que les romans de Michel Houellebecq, coincé piteusement entre l'Extension du domaine de la lutte et, par une malchance favorisée par le génie farceur présidant à l'assemblage des bonnes comme des mauvaises bibliothèques, un roman, par exemple Les visages pâles mais en fait n'importe lequel car ils sont tous identiques, tous pesamment écrits, tous ennuyeux et tous insignifiants, de Solange Bied-Charreton. Comme le sait du reste fort bien l'auteur de La Possibilité d'une île, un «homme ne devient intéressant que lorsqu'il commence à perdre» (p. 62), et ce sont des perdants que nous décrit Patrice Jean, à moins, bien sûr, ultime retournement, que l'un des deux perdants de notre roman ne parvienne, durant quelques minutes ou bien ce qu'il lui reste à vivre mais qui ne nous est point raconté, à goûter le plaisir des joies simples en compagnie d'une femme (pas la sienne assurément, sotte grisée par la modernité bavarde) qui l'est tout autant.
Au-delà même des thématiques de ce roman, amplement exposées par la réclame journalistique à quoi se réduit depuis quelques années tout de même la critique littéraire française, le quatrième roman de Patrice Jean se distingue de ceux du maître Michel Houellebecq et de ses nombreux clones par sa maîtrise et sa composition et, surtout, par une réflexion mise en pratique ou en acte, c'est-à-dire illustrée dans la structure même du livre, sur les rapports entre la réalité et sa figuration littéraire. Ce que cherche Patrice Jean dans ce roman intelligent et vif, c'est, en redonnant sa place à une littérature point muselée ou, pire, caviardée, expurgée, le goût d'une présence qui ne soit point strictement confinée dans le savoir de quelques universitaires, journalistes, écrivains et éditeurs vaniteux.
Tout le monde a noté, même Eugénie Bastié, que L'Homme surnuméraire évoquait les aventures tragicomiques de cette véritable «difformité» qu'est «Serge Le Chenadec, agent immobilier, quarante-cinq ans, marié, deux enfants : l'homme surnuméraire» (1). Tout le monde aura aussi remarqué, sauf peut-être notre lamentable journaliste à second degré, l'irrésistible drôlerie de maints passages, surtout lorsqu'ils moquent le pédantisme des universitaires, ainsi de Gérard de Boissieu, «philosophe traduit en vingt-quatre langues» et qui, devant une belle femme, déploie «une dialectique bien huilée alternant thèse théorique et antithèse facétieuse, en visant la synthèse sexuelle» (p. 52), ce même Boissieu qui, visiblement excité par le sexe dit faible, demeure «sur la plage, l'air hagard, les pieds dans le sable, à côté de sa serviette de bain, laquelle supportait un essai d'Alain Badiou posé sous un chapeau de paille» (pp. 72-3), à moins qu'il ne tente de conquérir le cœur, ou plus prosaïquement le corps, de la belle Anna en essayant de la séduire par l'exposition de «sa vision du Tout et du multiple, qu'il assaisonnait de rhizomes deleuziens et d'une pincée de micropouvoirs foucaldiens. En gros assène Patrice Jean, il ne disait rien» (p. 68, l'auteur souligne), mais ce rien est l'objet de raouts et de colloques innombrables, comme c'est toujours le cas dans un pays qui se targue de savoirs et de culture, et qui le plus souvent n'expose, en lieu et place de ces derniers, qu'un bavardage de bavardage creux, l'ombre d'une ombre de discours réel.
Le rire de Patrice Jean, plus que jaune mais ô combien nécessaire, est fort appréciable mais masque néanmoins l'essentiel aux andouilles faisant profession de lecteurs professionnels, essentiel qui, je l'ai dit, est autrement plus intéressant que des ricanements, quel que soit le plaisir avec lequel nous approuvions la lucidité de Patrice Jean sur le petit milieu universitaire français (2). Pourtant, il suffit de constater que, assez vite, dès la page 55 de son livre, Patrice Jean nous révèle que l'histoire de Serge Le Chenadec, cet homme surnuméraire donc, cet homme en trop (cf. p. 137) qui est un homme en moins, autrement dit un homme déclassé (voir le recours à quelques expressions comme «les emplois subalternes du prolétariat» (p. 124) et autres «millions de dominés» (p. 125), et «surplus inutile que le capitalisme n'absorbait plus dans son déploiement mondialisé» (p. 147)), délaissé par ses enfants et sa femme, est contée par un certain Patrice Horlaville dans un roman qui s'intitule justement L'Homme surnuméraire et qui sera lu par Lise, la petite amie du second personnage de notre roman, Clément, autre homme surnuméraire (3) qui s'exprime, dans le livre de Patrice Jean (vous me suivez ?) à la première personne du singulier, alors que les faits et gestes de Serge, eux, sont rapportés par un narrateur omniscient, ce même Horlaville, dont le nom indique une extraterritorialité assez transparente, non seulement géographique mais littéraire et aussi convoque une touche de fantastique digne de la célèbre nouvelle de Maupassant.
L'Homme surnuméraire écrit par Patrice Horlaville, double ironique si l'on y tient absolument de Patrice Jean, sera même disséqué par un autre cuistre qualifié de «Grand Universitaire» (p. 75) qui finira, fesses tendues devant un solide vit de couleur, dans une boîte échangiste, après nous avoir appris que ledit roman «représente une double régression : régression à un stade dépassé de la thématique romanesque (le non-sens) et régression à un stade réactionnaire de la fonction romanesque (la raillerie de l'engagement)» (p. 77). Comme pour complexifier ces jeux de miroir que tout Grand Universitaire appellerait une mise en abyme ou bien un enchâssement spéculaire, l'épouse de cet homme surnuméraire et dont personne ne veut, autrement dit «flottant» (p. 83), autrement dit encore «sans Dieu» (p. 97) bien qu'il aspire à vivre «dans la nécessité, dans ce que l'on construit avec le temps, avec les ans, pas à pas, sérieusement» (p. 101), l'épouse donc de cet homme inutile qu'est Serge Le Chenadec, Claire, est évoquée dans le roman d'une certaine Léa Lilli que notre Grand Universitaire préfère largement au texte passéiste et réactionnaire de Horlaville; ce texte idiot, intitulé Les Enfants rieurs qui seront des hommes tristes, notre écrivain, Patrice Jean donc à moins qu'il ne s'agisse de Patrice Horlaville, nous en donne un magnifique extrait au chapitre trois, qui nous montre avec un très phallocratique aplomb ce que peut être l'écriture féminine contemporaine, celle d'une Christine Angot, d'une Lydie Salvayre, d'une Camille Laurens, d'une Delphine de Vigan, de n'importe laquelle de ces auteuses/trices allez savoir quel horrible terme employer, que le narrateur (lequel ?) qualifie de façon horriblement misogyne de «grosse vache» (p. 96) : «Elle est là. Elle est assise. Elle regarde par le hublot. Elle ne voit rien; rien que du blanc, du vide, de la nuée. Elle se sent légère comme de la buée. Éthérée, aérienne. Lui est en bas, loin d'elle» (p. 85). Ainsi écrit la presque totalité des grosses vaches françaises qui broutent des prés entiers de lieux communs, et les veaux journalistiques qui saluent leurs bouses ne manquent jamais d'apprécier la légèreté inventive, la subtilité nostalgique, ou encore l'insouciance gracieuse de leurs productions lesquelles, comme du lait exposé au soleil, ont tourné avant même d'avoir été moulées.
Ce jeu auto-référentiel d'imbrications asses subtiles, jusqu'à l'intrusion dickienne (4), au dernier chapitre, de Serge Le Chenadec dans la trame de réalité où vit Clément, l'autre personnage essentiel du roman de Patrice Jean, autre homme surnuméraire d'ailleurs qui, lui, sombrera dans l'insignifiance à la différence de Serge, ce jeu ne prétendant pas à une excessive originalité n'est pas seulement un divertissement que nous pourrions qualifier, après tant d'autres du même registre, de postmoderne même si, à nos yeux, il semble aller contre ce qu'est ou plutôt devrait être la littérature qualifiée de «plaisante retraite des bannis de l'existence» (p. 109). En effet, et je m'en suis ouvert à Patrice Jean lui-même lors de notre récente rencontre à l'Université réelle de Montpellier, il me semble que ces artifices, par leur complexité même, vont quelque peu à l'encontre de la profession de foi de l'auteur affirmant que, contrairement à l'universitaire qui ne fait jamais rien d'autre que se confronter «aux livres qui parlent du monde, de la vie, de l'amour et du néant», le romancier, lui, «s'affronte au monde, à la vie, au néant, au chaos» (p. 81).
Nous pourrions en effet retourner contre Patrice Jean l'ironie salvatrice que ce dernier déploie efficacement à chacune de ses pages, en lui faisant remarquer, même s'il nous assurerait le contraire, que la structure même de son ouvrage, son intention parodique, son jeu constant avec ce que tout Grand Universitaire ne peut que nommer l'illusion référentielle, la problématique évocation de la réalité au travers du miroir plus ou moins déformant de la littérature, s'inscrivent eux aussi dans la folle tentative d'une réduction de la littérature à sa portion congrue, certes universitaire, mais pas moins tragique en fin de compte que celle que réalise l'éditeur Gilbert Langlois en proposant des livres expurgés de tout passage jugé malséant, puis réunis dans la collection Littérature humaniste, «une collection que tout le monde pourra lire, qui élèvera les lecteurs sans que d'infectes idées n'en appauvrissent le sens principal», cet heureux résultat étant obtenu en coupant, dans tel ou tel roman ou pièce de théâtre, «les morceaux qui heurtent trop la dignité de l'homme, le sens du progrès, la cause des femmes...» (p. 143) et tout ce que l'on voudra y compris le mépris de l'écriture inclusive, ce piège pour faramineux crétin. C'est à ce travail de réduction de la langue littéraire à une novlangue aseptisée que participera avec de moins en moins de répugnance Clément que nous verrons, une dernière fois, la tête coincée entre les jambes d'une belle, au sein de la même sauterie où tel Grand Universitaire a été surpris par un désir cru.
Je ne ferai certes pas à Patrice Jean l'insulte de prétendre que lui-même n'a pas été conscient des dangers que représente un roman à thèse ou même surthèse, fût-il ironiquement bâti dans l'intention de moquer les petits jeux de déconstruction universitaire, et c'est sans doute parce qu'il a eu conscience assez vite, sinon dès le début de l'écriture de son texte, de ce danger mortel, qu'il a institué des parades ou des contrefeux narratifs, afin de l'ancrer «dans le réel le plus banal», par exemple en nous faisant découvrir le bel et émouvant personnage de Chantal Beucher, qualifiée par le narrateur de «version profane de la sainteté» et que, plus prosaïquement encore, nous pourrions rapprocher de tel cœur simple flaubertien.
Dès lors, si la littérature est «du côté de l'individu, de la solitude, de la défaite» (p. 174) qu'incarne Serge qui, sans le savoir, est un «classique, pas un postmoderne» amateur de fragmentation, de morcellement et de séparation, si la littérature est ainsi le gage de «l'agglomération, la construction, la permanence» (p. 189, l'auteur souligne), nous ne devons pas nous égarer derrière le paraître d'un texte intelligent et moqueur jouant avec ses propres codes narratifs (comme le montre la discussion entre deux personnages, le savant et ironique Étienne Weil et Clément concernant la fin que Patrice Horlaville a donnée à son roman, ou encore l'exemple de réécriture malicieuse et humaniste, par ce dernier, de cette même fin, cf. p. 266), mais revenir à ce que Kierkegaard appelait la verte primitivité, à savoir l'essentiel, la littérature, autrement dit «le point de vue du malade alors que la science, elle, ou encore la démarche universitaire qui peut être rapprochée de cette dernière dans ses comiques prétentions à l'objectivité, incarnent «le point de vue du médecin» (p. 237, l'auteur souligne).
Il me semble tout de même que Patrice Jean, dans L'Homme surnuméraire, pour reprendre une distinction (5) que les lecteurs de ce roman apprécieront, est bien davantage médecin palpant mécaniquement la chair élastique d'un sein afin d'en vérifier l'absence de tumeur qu'amoureux transi contemplant le globe parfait de son aimée, c'est-à-dire romancier, sauf quand il évoque les épouses et maîtresses de nos personnages principaux et, surtout, quand il fait se réveiller son personnage Serge Le Chenadec de son long cauchemar, ou qu'il nous offre de belles pages où ce dernier finit par comprendre que c'est l'humble Claire Beucher, cette femme que nul homme ne semble avoir jamais vue nue et encore moins aimée, qui incarne la réelle présence derrière laquelle court tout écrivain conscient de ses dons et responsabilités, un songe clair de vie apaisée sinon maîtrisée, la chair fragile de la littérature, un espoir de reconquête spirituelle (6) à une époque où tout le monde s'en fiche, et surtout la masse amorphe (7).
Peu importent ces réserves qui après tout usent de la même ironie que celle avec laquelle l'auteur a jouée efficacement, car le roman de Patrice Jean, qui ne manquera pas de scandaliser plus d'une belle âme et que les andouilles déjà évoquées auront confondu avec un pensum platement réactionnaire, montre que certains auteurs, tout de même, ne sont pas dupes.
Notes
(1) L'Homme surnuméraire (Éditions Rue Fromentin, 2018, p. 43). Toutes les pages entre parenthèses renvoient au livre. Quelques fautes sont à signaler (cf. p. 123, «pende froid»; p. 126, «Il y avaient»; p. 127, «les autres s'étaient réparti»; p. 179 : «à la façon de ses [et non ces] vases brisés»; p. 217 : «tel était le fond de se pensée»; p. 255 : «et ne s'était pas privé pas», etc). Notons quelques facilités comme «Le pénis d'Olivier, lui, aurait aimé obtenir un CDI, mais il n'avait pas le droit à la parole» (p. 215) ou encore cette image assez laide, même si elle s'insère il est vrai assez caustiquement dans le texte : «Son cafard se dissipa aussitôt, comme des hémorroïdes éclatent soudainement grâce à un changement de pression atmosphérique, ensanglantant les fesses par la même occasion» (p. 30).
(2) Remarque valable bien évidemment pour les milieux du journalisme et de l'édition : «Comme je n'avais aucun entregent, les voies détournées que les enfants de la bourgeoisie empruntent pour pénétrer le milieu de l'édition (ou celui du journalisme) m'étaient barrées» (p. 49).
(3) «Aujourd'hui, même les plus nobles lignées estimaient qu'un lettré était un genre de parasite, une honte pour ses frères et sœurs, un paresseux de basse extraction» (p. 57). L'analyse politico-économique de ce déclassement du lettré en lieu et place de l'universitaire est une des thématiques intéressantes de ce livre que nous ne faisons ici qu'indiquer.
(4) Nous pourrions nous amuser, si nous étions quelque Grand Universitaire, à prétendre que Patrice Horlaville occupe, dans le roman de Patrice Jean, la même place que le Maître du Haut Château dans tel remarquable roman de Dick.
(5) Curieux débat, du reste, que cette opposition entre l'objectivité de la science et la subjectivité de l'art, d'emblée évoqué par une citation de Gombrowicz, et qui ne me semble qu'assez lointainement rendre compte de la quête d'une vraie présence ou, si on le veut, d'une espèce de vie simple qui est illustrée dans notre roman.
(6) Selon Patrice Jean, il ne fait aucun doute que «l'abaissement spirituel équivaut, à terme, à un déclassement politique et économique» (p. 227), mais l'auteur se montre plus pessimiste en ajoutant immédiatement qu'en «ces périodes de régression surgissent aussi des contrepoids qui, peut-être, feront basculer les choses du bon côté...».
(7) Remarquons telle discrète allusion au fait que l'art des foules ne peut, par définition, qu'être un art dégénéré : «L'art ne se maintient qu'en des temps où les élites terrorisent les foules plébéiennes; mais si elles s'inclinent devant le nombre, le peuple, les ventes, eh bien, l'art disparaît dans l'indiscernable» (p. 171). Notons encore cette autre critique de la démocratie : «un système politique est d'autant plus haïssable qu'il consacre les rassemblements. La civilisation la plus douce protège les solitaires de la foule, promeut l'inutile comme le souverain bien» (p. 222).