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19/06/2018

Don DeLillo et le terrorisme : une autopsie du cadavre mondial (2), par Gregory Mion

Crédits photographiques : Kevin Larmarque (Reuters).

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone





IMG_1318.jpgArgument : puisque le prochain spectacle de Julien Gosselin (metteur en scène des Particules élémentaires et du formidable 2666) va se concentrer sur trois romans de Don DeLillo (Joueurs, Les Noms et Mao II), et plus particulièrement sur la question terroriste qui traverse ces trois œuvres à différents degrés d’intensité, nous avons décidé d’y réfléchir en amont, sans l’influence d’une proposition théâtrale qui promet d’être encore une fois à la hauteur de ce sujet si décisif.





Rappel
3795801488.jpgJoueurs





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Les Noms : la terreur condensée dans le langage

Cinq ans après la publication de Joueurs, Don DeLillo, en 1982, revient avec Les Noms, un roman beaucoup plus volumineux qui étend le problème du terrorisme à l’échelle internationale. Ceci étant, les États-Unis continuent d’être la caisse de résonance de la réflexion liminaire, puisque le narrateur est un Américain dont l’existence se partage entre un travail de gendarme planétaire («analyste de risques politiques») et une ambition d’écriture romanesque. Cet homme prénommé James est d’une certaine façon tiraillé entre une profession intéressée où les voyages ininterrompus de par le monde lui confèrent un statut de témoin privilégié des mécanismes sociaux, et, de l’autre côté du miroir, il est séduit par la profession de foi désintéressée de l’artiste, désireux de mesurer les processus de son métier d’analyste à l’aune d’une manœuvre esthétique. Ce conflit des désirs s’achemine quelquefois vers des pages hétéroclites où la novlangue managériale se bagarre avec une langue innovante de romancier, quand elle n’est pas de temps en temps mise en relation avec des cogitations subites de philosophe. On s’aperçoit du reste assez rapidement que la thématique du langage supplante celle du terrorisme, ou, pour le dire avec une fidélité d’interprétation maximale, que le terrorisme concerne moins le fait de poser une bombe quelque part que de commettre un attentat par le biais même de la langue, lorsque celle-ci est compromise par une voracité grammaticale inédite, seulement préoccupée par le but de «soumettre et codifier» le réel afin d’en expurger les surprises, les inconnues et les différences perturbantes. Il s’agit formellement de bombarder le réel par le langage, de lui trouer la peau, de le ruiner à dessein de le transformer en terre dévastée où l’emprise d’une langue unique et fonctionnelle peut s’aménager un terrain durable – celui d’une société des hommes allongés sur des lits de Procuste, chiffrés, calculés, paraphrasés à l’envi et n’ayant plus aucune intériorité qui permettrait d’amender cette anthropologie a minima.
Il est impossible ici de faire l’économie des conceptions de Roland Barthes quand il souligne le caractère essentiellement fasciste et tyrannisant du langage, la manière dont toute profération de la langue, qu’elle soit privée ou publique, renvoie à une dimension nécessaire de la contrainte, le mot étant la proclamation immédiate d’un pouvoir, d’un acte d’asservir aussitôt que la chose dite est conquise par un signe. Supposons alors que la phrase, dans ce contexte astreignant, s’affirme presque comme une dictature des signes, finalisée autour d’une logique conventionnelle qui féconde des locuteurs grégaires donnant leur assentiment alangui et aveugle aux perceptions les plus frigides de la réalité. Tel est le langage tenu et maintenu par les personnages de Joueurs et des Noms, sorte d’espéranto législatif et spéculatif réduit comme une peau de chagrin au fur et à mesure que les lois du marché, toujours plus simplifiées, recouvrent les hasards du monde naturel, toujours plus complexes et volontairement ignorés. Ce langage indifférent à la beauté naturelle enfante inéluctablement des hommes indifférents, des machines tonitruantes qui participent à la «siliconisation» (1) de l’univers, à l’américanisation invétérée de tout ce qu’il existe de variété culturelle et de visages humains imprévisibles. C’est pourquoi nous pouvons nous méfier d’une comparaison qui apparaît à la lisière des Noms : si l’Europe est un livre relié et que l’Amérique n’en est que la «version brochée à bon marché», il faut craindre, à la longue, les influences néfastes du Nouveau Monde et les stratégies d’icelui pour assujettir le Vieux Continent aux principes d’une comptabilité anémiante. C’est ici même que résident le terrorisme pervers de la finance et son langage déprédateur qui produisent une onde de choc bien plus dangereuse que tout explosif de base. Les «hommes d’affaires errants» et les «recycleurs de pétrodollars» sont autrement plus assassins que les terroristes traditionnels – la bombe in concreto est une arme low-cost par rapport à la bombe in abstracto qui se dilue dans les mots et les opérations de la bourse.
Il en découle alors un langage de communicants, intransitif et appauvri, par opposition à un langage transitif qui tend la main à la prolifération de la réalité. Ce langage paupérisé semble tout droit sorti des États-Unis, d’où, peut-être, la haine que certaines parties du monde parmi les plus archaïques leur vouent. L’ordre ancien n’est pas prêt à se laisser infuser par le poison de la novlangue ultra-moderne. La résistance à l’ennemi capitaliste se manifeste par exemple lorsqu’il est dit que les Américains, au Liban, ont l’impression d’être chassés par des hommes à la barbe de six jours. Mais cet aveu est contrebalancé par la certitude que les victimes sont les Libanais, que Beyrouth est une tragédie et que le monde en est le grand perdant (2). En d’autres termes, si le Liban acceptait de suivre la cadence imposée par les États-Unis, les Libanais accèderaient à la prospérité.
Dans la même lignée d’antagonisme entre les Anciens et les Modernes, un homme d’affaires, George Rowser, paradigme de l’individu dématérialisé dans la psychologie uniforme d’une multinationale, rentre du Koweït et confesse que c’est un endroit où l’on tue des Américains. Sa remarque deviendra récurrente dans le roman : à chaque fois qu’un pays étranger sera évoqué, quelqu’un ne manquera pas de demander si, là-bas, on tue des Américains. Les menaces se multiplient et prennent l’allure d’enlèvements de white-collar workers, suivis d’exigences de rançons énormes qui incarnent les exactions légitimes d’un monde apparemment battu. Ces actes de rébellion justifient donc que l’on rémunère des experts comme James Axton pour analyser les risques politiques à destination des entreprises qui souhaitent externaliser leurs compétences en territoire hostile. L’enjeu consiste à collectionner les «données de la fin du monde» et à initier une «rentabilité de la terreur». Plus métaphysiquement, un alphabet simplificateur et vampirique, obliquement martial et aliéné au big data, tente d’imposer son archétype à un alphabet des nerfs et des archaïsmes. L’ère des commensurabilités artificielles voudrait ici imposer son étreinte fatale aux natures incommensurables qui font la richesse véridique du monde (3).
L’objectif final de l’invasion capitaliste se résume sans doute à produire une connaissance purement statistique de l’humanité. La déshumanisation latente de la planète a commencé dans le langage et finira dans le langage – les premières soumissions et codifications du réel n’ont depuis lors cessé de s’aggraver, les mots sont devenus de plus en plus rigides, les Cratyle d’une aurore parlante ayant été chassés par les Hermogène d’un crépuscule standardisant. Un babélisme de bon aloi a rendu les armes devant un américanisme idiot. Émetteurs d’une parole de moins en moins vivante, les Américains ont l’air d’avoir été «génétiquement conçus pour jouer au squash et travailler le week-end». Ils s’effraient par conséquent très vite des lieux indéchiffrables, insoumis, hors-politique, comme Goose Bay, dans le Labrador. Cet exemple, quoique avancé de façon intempestive dans une discussion affairée, est révélateur d’une phobie de l’indomptable : le site canadien de Goose Bay dérange les interlocuteurs parce qu’il ne garantit aucune prise, aucune logique essentielle, se dérobant dans les tempêtes de neige et les brouillards ineffables. Du reste, cette allusion au Canada constitue probablement une critique du pays limitrophe, une occasion de formuler que le Canada est une espèce de Mexique refroidi.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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