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21/10/2018

L’Amérique en guerre (8) : La conquête du courage de Stephen Crane, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Brian Snyder (Reuters).

Rappel
2578865313.jpgL’Amérique en guerre, 1 : À propos de courage, le Vietnam de Tim O’Brien.




313700294.jpgL'Amérique en guerre, 2 : l'Irak de Phil Klay dans Fin de mission.





2251913716.jpgL’Amérique en guerre, 3 : Chronique des jours de cendre de Louise Caron.




2399795417.jpgL'Amérique en guerre, 4 : La peau de Curzio Malaparte, che vergogna !




991727823.jpgL'Amérique en guerre, 5 : Compagnie K de William March.





99024991.jpgL'Amérique en guerre, 6 : Jack Kerouac de guerre lasse.





3848224890.jpgL'Amérique en guerre, 7 : Sartoris de William Faulkner.





Depuis bientôt une année mon père se bagarre avec un ennemi terrifiant. Il a gravi toutes les cimes possibles du courage et je lui dédie cet article. Si seulement il pouvait lire ces mots…

L’hypothèse mystique : la délivrance avortée

IMG_2807.jpgDurant les beaux jours de 1900, Stephen Crane et Friedrich Nietzsche disparaissent à onze semaines d’intervalle, le premier à Badenweiler et le second à Weimar, communes allemandes séparées de quelques centaines de kilomètres. Ces deux âmes exceptionnelles ignoraient sûrement leur proximité dans l’espace, à plus forte raison Nietzsche qui somnolait dans les langes de la maladie depuis 1889, mais elles ont prématurément rejoint le sans-lieu où doivent se rassembler certaines puissances humaines qui n’ont pas eu l’occasion de se serrer la main de leur vivant. Si la postérité a offert à Nietzsche un tombeau dont le marbre s’entretient dans toutes les intelligences dignes de ce nom, elle n’a pas eu les mêmes égards pour Stephen Crane, dont l’œuvre à présent ne circule plus que dans les souffles des lecteurs passionnés, dans le murmure des bibliothèques privées, comme celle de tant d’autres météorites de la littérature (1). Pourtant la publication de La conquête du courage en 1895 consacre le jeune Stephen Crane au rang des prosateurs auxquels on confierait aveuglément la bannière intellectuelle d’un pays – on découvrait alors avec ce roman qu’il était possible de très bien parler d’un «épisode de la Guerre de Sécession» (2) sans l’avoir vécue dans sa chair, fût-ce une trentaine d’années après les derniers tirs d’artillerie, fût-ce encore sous le patronage d’un écrivain qui naquit six ans après l’assassinat d’Abraham Lincoln. Ainsi l’oreille interne de Stephen Crane n’avait à sa disposition que les échos reculés des canons et des fusillades, son œil pouvait tout au plus parcourir les cimetières abstraits des champs de bataille convenablement nettoyés, réhabilités en territoires historiques, et tout ce potentiel de sensibilité bravée par le différé de l’expérience, pour compléter sa perception, a dû s’asseoir d’une part devant le jugement qui sut recueillir le témoignage de plusieurs vétérans, puis, d’autre part, devant le cœur qui éprouva intuitivement des vérités fondamentales que la raison romanesque avait ensuite la charge de traiter afin d’en épaissir l’étonnante saisie (3). Point de jeunesse ou d’immaturité pour celui dont le cœur se lance à l’assaut des sensibilités supérieures, et quoique Stephen Crane ne ressentît de la Guerre de Sécession que les vents retombés, il parvint à s’approcher au plus près des réalités qui ressortissent à toute guerre, spécifiquement de celles qui firent grimacer toute une nation qui pas même un siècle auparavant s’était formée dans la Tolérance et l’Unité, et il en fit la synthèse littéraire dans cette remarquable Conquête du courage. Est-ce là un talent pur qui sublime son sujet ou le sujet de la guerre qui exhausse le talent ? Après tout Nietzsche a suggéré que la guerre pouvait être la mère idéale des bonnes proses (4).
Ce n’est donc pas en petit antiquaire que Stephen Crane aborde le traumatisme de la guerre civile qui sema le doute et la mort entre 1861 et 1865. Hors des sentiers battus, loin du comptoir des objets trouvés et des ambiances muséales où flotte toujours une odeur de renfermé, il nous fait pénétrer dans l’Histoire par une porte dérobée, nous révélant le conflit à travers les chevauchées tourmentées d’un soldat inexpérimenté : Henry Fleming. Cette voie d’accès parmi le tumulte de la guerre se donne d’emblée comme un morceau de bravoure littéraire. L’ouverture du livre ne se fait pas dans le vacarme des orages d’acier ou dans la turbulence d’un rugissement d’hommes, elle se réalise au contraire dans un mouvement discrètement ascendant – l’aube qui dégourdit la nature et suscite un traînant regain de la soldatesque (cf. p. 19). Cette lente éclosion du jour impose aux troupes une cadence beaucoup moins heurtée que la nécessité des combats, rappelant peut-être aux divers engagés que les guerres à effectifs humains ne jouent que des partitions médiocres, des fausses notes qui ne peuvent rivaliser avec les chocs et les percussions du monde naturel (lorsque le jour, par exemple, s’affirme contre la nuit et renvoie à leurs tanières les créatures des ténèbres). On touche alors au sentiment d’être superflu au sein des forces telluriques, et la vulgarité de la guerre, force et invention dérisoires de l’humanité, semble se tromper de lieu pour venir tester les haines et les sottises qui ont conduit tout un pays à s’étriper (cf. pp. 51 et 73). Par-delà les mouroirs des hôpitaux de campagne aménagés à la diable, par-delà les vicissitudes du théâtre des opérations, il y a les collines et les arbres pleins d’une omniprésence qui intime à la piété, les végétations qui absolvent (cf. p. 85) et qui repoussent la mauvaise musique du tragique (cf. p. 86). De façon percutante et convaincante, la nature telle qu’elle est cristallisée par Stephen Crane dresse le décor du paradis perdu des hommes, le site qui leur survivra, «la forêt [soulevant] comme une terrible objection» à la comédie des basses œuvres belliqueuses (p. 174).
De prime abord, il est certain que la noblesse de l’élément naturel prévaut sur l’infamie des affrontements où l’Union et la Confédération se rendent coup pour coup. La grandeur innocente de la nature, ainsi présumée par Stephen Crane et interprétée en tant que pur devenir étranger aux catégories morales, constitue l’expression privilégiée d’un tribunal cosmique. Il s’y délivre une justice où nul candidat à la guerre, en bout de ligne, ne sera loué pour son courage ou ne sera blâmé pour sa pusillanimité. Nous ne verrons pas non plus apparaître un échantillonnage des bons ou des mauvais, une sélection des altruistes ou des égoïstes, les uns acquittés et les autres désavoués, parce que tel que l’a si bien déclaré Goethe dans l’une de ses poésies, le soleil brille indifféremment sur les bons et les méchants (5). La nature ne choisit pas d’honorer ou de déshonorer – elle est une matrice infinie et neutre qui pourvoit plutôt généreusement aux besoins des hommes. Son objection, aussi brutale soit-elle, est moins le principe d’une peine à purger que la manifestation d’un contraste qui doit sidérer les insensés de tous les camps. C’est pourquoi le liminaire cosmique du roman de Stephen Crane ne ressemble pas à un tribunal ordinaire, «les lourds froncements des collines lointaines» (p. 19) ne figurant pas les sourcils d’un juge sévère qui s’apprêterait à condamner les belligérants, mais, plus délicatement, il s’agirait d’une pantomime issue de l’ineffable visage de la nature, une manière de surplomb qui se pencherait avec indulgence sur le cas presque désespéré des hommes en guerre. En ces nombreuses collines, c’est le salut qui se dessine, et c’est encore le refuge sacré qui fait signe aux soldats surmenés.
Certes nous prêtons ici à la nature une intention bienveillante, la réduisant peut-être à tort, en dernier recours, à un vecteur de moralité, cependant nous le faisons avec la spontanéité d’un Ralph Waldo Emerson qui écrivit si justement que «la nature ne revêt jamais une forme mesquine» (6). Or puisque selon Emerson nous ne pouvons pas postuler dans la nature une quelconque duplicité perverse, ni même, supposons-le, un faux pas ou un enrayement caché qui viendrait remettre en question son harmonie profuse, nous soupçonnons qu’en dépit de son amoralité constitutive, elle nous indique modestement la marche à suivre pour séjourner dans une existence meilleure. En d’autres termes, nous sommes disposés à penser que la nature déclinée dans La conquête du courage incarne le sujet central de ce chef-d’œuvre, le maître-mot guidant à la fois l’écrivain et son personnage tutélaire (du moins tant que celui-ci sera du côté des antimilitaristes, tel le prototype d’un Ferdinand Bardamu d’outre-Atlantique). Dans la mesure où la nature est obliquement perçue par Henry Fleming comme ce qui pardonne et ce qui sauve, comme ce qui symbolise la vie bonne également, sitôt donc que ce jeune novice lui préférera la castagne et l’adrénaline du sifflement des balles, croyant de la sorte s’ériger dans l’héroïsme après avoir défailli au moment d’attaquer l’ennemi pour de vrai, il sera à son tour un insensé – un aliéné vaincu par le tournis de la violence. Du reste, on a beau avoir lu et relu ce livre à l’instar d’une difficile appropriation du courage, d’un rachat de soi à la suite d’un crime de désertion, d’un accouchement de soi-même dans la virilité du combattant qui s’est finalement exposé à la mort (cf. p. 220), il n’empêche que nous continuons de croire que toute cette histoire militaire de vigueur masculine n’est qu’un trompe-l’œil, une intrigue secondaire, la véritable conquête de soi n’étant pas celle qui s’évalue dans le regard des compagnons de guerre ou dans la liste de nos faits d’armes, mais celle, plus solitaire et plus décisive, qui se profile dans la simplicité de la nature charitable, en l’occurrence la nature qui nous donne son assentiment lorsque nous avons atteint les significations profondes du «Connais-toi toi-même», ce fameux γνῶθι σεαυτόν gravé jadis sur le temple de Delphes. Pour celui qui se connaît à ce degré mirobolant de transparence et d’appartenance, il vit en connaissance de cause, humble dévot de la co-naissance, heureux participant de cette double nativité où l’homme survient au monde parallèlement au monde qui survient, les deux ne faisant plus qu’un au gré d’une eurythmie qui engendre un cercle vertueux.
Par conséquent, Henry Fleming est au plus proche de sa nature (et de la nature) dès lors qu’il sent monter en lui la terreur du combat ravivé, dès lors que l’imminence d’un carnage devient indubitable, puis, saisi par l’impossibilité de faire face à cette galerie de monstres, il prend la fuite vers le mystère des forêts (cf. p. 78). Prenant ainsi congé de la guerre, le bleu-bite s’éloigne des trajectoires balistiques irrationnelles et des injonctions vociférées par de discutables stratèges, rejoignant la rationalité de l’univers naturel où tout concourt à célébrer en silence une infinité de formes, lesquelles n’exigent pas d’être ailleurs qu’en elles-mêmes, parce que toutes les choses naturelles conspirent à la tranquillité et à la concordance du multiple, inscrites dans un itinéraire si vaste et si subtil qu’il ne laisse d’être surprenant malgré l’impression d’une redondance pour ceux qui ne savent pas voir. Le problème, évidemment, c’est que le jeune Fleming s’imagine avoir trahi les siens au terme d’un pénible chemin de culpabilité, alors même qu’il aurait dû se dire qu’en trahissant des hommes dégénérés, en étant infidèle à ceux qui «[lacèrent] l’univers» (p. 89), il acquiesçait dignement à l’immensité inviolable de l’ordre cosmique. Il aurait pu se fondre dans le tronc d’un arbre, se couler dans la colline en déplaçant son Moi dans le non-Moi, perdre les dimensions de l’intérieur et de l’extérieur en vivant l’unification mystique, au lieu de quoi il n’a que passagèrement vécu la transe d’un consentement à l’éternité, rappelé par les trompettes du patriotisme et une insupportable culpabilité. En définitive, cette demi-expérience mystique est déconcertante parce qu’elle sous-entend que les hommes, au seuil du repos éternel, se glacent d’effroi et sont prêts à tout pour regagner la cacophonie des masses. Est-ce la perspective de l’ego délayé dans le Poème de l’éternité qui agite les grelots éveilleurs de pulsions narcissiques ? Faut-il admettre que les cordes de l’intentionnalité sont invincibles ? Que le dualisme (Moi et le monde visé par la conscience) est plus accommodant que le monisme (la fraternité des substances vécue dans le dénuement mystique) ? Est-ce que la mystique est seulement réservée à de rares élus de l’incorporation de soi dans le Soi ? Quelque hypothèse que l’on retienne, Henry Fleming compte parmi les figures littéraires qui tournent le dos à l’évidence d’une compénétration universelle du vivant après l’avoir touchée du doigt, semblable par exemple à ce couple de bourgeois que Paul Gadenne talonne dans Baleine, ce couple qui aperçoit le symptôme d’une réciprocité d’ordre supérieur en observant la carcasse putride d’un cétacé, affligeants curieux qui n’iront pas plus loin qu’une curiosité maladive, suspendus aux étapes des chairs en décomposition qui augurent une voie pourtant carrossable vers l’inorganique. D’une certaine manière la dilution de soi dans l’inorganique, pour être effective, impose des conditions qui ne nous ménagent aucune porte de sortie, comme s’il s’agissait d’une fatalité qui nous tombe dessus sans prévenir et qui de surcroît nous interdit le retour à l’incarnation mondaine. Souvent l’on évoque les endroits désertiques comme adjuvants des métamorphoses mystiques, et de ce point de vue il est possible que Fleming, aussi bien que les bourgeois de Gadenne, se soient encore trouvés à trop grande proximité de l’humain pour espérer basculer du côté du non-humain (7). Il leur a manqué le traitement de choc que Michel Bernanos raconte dans La montagne morte de la vie.
Considéré de nouveau sous les auspices d’Emerson, le texte de Stephen Crane, en nous décrivant l’insoumission provisoire du soldat Fleming, nous met au contact d’une nature toujours merveilleuse. En aparté du champ de bataille, Fleming, tant qu’il sera couvert par la canopée, vivra l’entrain de tout ce qui grimpe à la lumière et se tonifie incessamment. L’exaltation perpétuelle de la forêt rompt avec la monotonie de la guerre. La répétition des assauts et le crépitement des fusils ont jeté dans l’âme de Fleming une lassitude précoce qui devait être brisée. La «fête continuelle» (8) de la nature, par son assortiment de formes imprévisibles, dame le pion à la débauche des rivalités nationales. Les pseudo-avancées de l’Histoire militaire ne pèsent pas lourd en comparaison des régressions inspirées par la nature – plutôt que de progresser dans le grégarisme des asservis, dans le troupeau des servants de la scélératesse, Fleming, ne serait-ce que très temporairement, goûte l’opportunité du repli ontologique, régressant vers l’ancestralité de toutes choses. Le temps d’un clignement d’œil, il s’aventure dans ce qu’Emerson appelle la «pupille transparente», c’est-à-dire la vision du sacré, l’optique divine qui dévoile à son témoin une partie des origines impérissables. Cette remontée vers les aurores de l’Être a des allures non négligeables de ralliement au ventre de la mère. Peu à peu démuni d’une perception commune au travers de laquelle toute la scène du monde n’est capturée qu’en vue de l’action, Fleming, lors de son bref exode bucolique, amortit son regard instrumental et ressent probablement les prémices du regard unificateur, celui par lequel les formes s’évanouissent et baignent dans un infini primordial. À cet égard, ce bain dans l’océan primitif désigne la navigation originaire du fœtus au cœur de l’univers intra-utérin maternel, là où rien n’était encore destiné à une quelconque préhension corrompue. Par ailleurs, outre les mérites de cette conception psychanalytique, nous sommes davantage enclins à recruter la formulation de Romain Rolland pour expliquer cette baignade inopinée dans le nunc stans : par son initiative de fuite, Henry Fleming se prescrit un épisode éblouissant de «sentiment océanique», petite vague qui s’initie dans la grande et qui se confond à toutes les autres éruptions aquatiques, elles-mêmes vouées à s’intégrer dans le courant fédérateur qui les envahit (9). Tandis que la guerre a pu provoquer la nécessaire amnésie des origines, poussant l’homme vers une destination décadente, la forêt relance la mémoire de Fleming et lui offre un effleurement de «l’âme universelle» encensée par Emerson. Même si le passage de Fleming dans la nature a été succinct, il a suffi à lui transmettre la sensation d’une participation à quelque chose de plus étendu que la seule existence subjective. Dans la philosophie d’Emerson, la nature est un intermédiaire qui déclenche une prise de conscience où le sujet isolé, subitement devenu contemplatif des beautés du monde, s’exalte et entrevoit son allégeance à une réalité culminante, positivement écrasante. Transi par cette sensation de coprésence où le divin se perçoit simultanément au dehors et au dedans de soi, l’homme ainsi transfiguré se tient désormais dans un univers panthéiste où Dieu s’est affranchi des lieux de culte et des Écritures officielles. Le texte divin ne se déchiffre modestement qu’à la faveur d’une compulsion du livre de la nature, laquelle, in fine, nous soumet une «leçon d’adoration» qui nous «[transporte] hors du royaume de la tribulation» (10), à tout le moins hors des guerres qui ne sont que des apprentissages de la détestation. Et puisque ce Dieu affleure à chaque point du monde, puisqu’il est en chaque brin d’herbe comme il est en chaque micro-détour d’une rivière, dès l’instant où nous sommes en proie à son étreinte, nous vivons comme si nous étions le personnage de son rêve omni-créateur, réseau d’énergies enroulées dans les augustes dédales d’un esprit vénérable. Ce Père ultime, nous le rencontrons en amont de nous-mêmes et des événements trop humains, lorsque nous refusons l’aval des carrières et des frénésies dégradantes. Malheureusement pour lui, Henry Fleming, subrepticement affecté par cette haute et enveloppante paternité, n’en estimera pas l’innocent bénéfice, la subrogeant par le redoutable et indigne patriarcat des escadrons.

L’hypothèse martiale : le courage mal acquis

Cette seconde partie de notre étude doit donc réfléchir à ce qui se passe avant et après la fuite de Fleming dans la forêt. Pour le dire synthétiquement, Fleming commence par subir le doute, la peur de ne pas être à la hauteur de la bravoure escomptée. Il est tellement accaparé par cette pensée dérangeante qu’il finira par déserter. À la suite de sa courte retraite dans les bois inspirateurs de considérations plus élargies, le soulageant momentanément de la panique du renégat, il amorce un retour fracassant parmi les siens, bien décidé à conquérir le courage qui tantôt lui a fait défaut. Toutefois les chapitres de cette conquête lui apporteront moins les preuves du courage que les empreintes contestables de la témérité (cf. pp. 197-8). Un grotesque baroud d’honneur confirme «un étalage de sublime témérité» (p. 208) qui confère à «l’audace du fanatisme» (p. 209). La «tranquille confiance en soi» (p. 199) de Fleming, après son intolérable lâcheté, reflète la naissance d’une moitié d’homme en ce sens qu’il est né dans et par la guerre, polarisant la contradiction d’un héroïsme qui s’enracine dans la barbarie légalisée. Qu’il se soit tenu droit et fier au milieu des balles et de la chevrotine, porte-étendard des armoiries nordistes en sus de ses mandats ordinaires, cela n’est pas tant la marque d’une conscience vaillante que le certificat d’une folie incubée durant les affrontements. Aussi, lors des scènes successives d’aliénation, Henry Fleming nous fait songer au célèbre incident de la roulette russe dans le film Voyage au bout de l’enfer, ainsi qu’à l’amplification du Mal lors de la guerre anhistorique filmée par Bruno Dumont dans l’irrespirable Flandres. Ce n’est pas là une éducation qui charpente un homme ambassadeur des droits naturels, mais une vague idée de sa valeur retranchée parmi le flot des accidents émotionnels impliqués par la guerre (cf. pp. 217-8). En outre, tout le courage prétendument acquis par Fleming ne parviendra jamais à neutraliser complètement le secret de sa discrète fugue, au même titre que Lord Jim, la fascinante créature romanesque de Joseph Conrad, n’a jamais non plus réussi à briser le joug de ses ténèbres embarrassantes.
Serait-il juste d’affirmer que le héros tracassé de Stephen Crane n’a finalement gagné qu’un substitut de courage tout en ayant perdu l’essentiel de l’humanité ? On peut nous l’accorder. N’étaient-ce pas là du reste les craintes initiales de sa mère ? Cette Andromaque s’adressant directement à son Astyanax sur les remparts d’une propriété agricole américaine, cette valeureuse femme tente d’abord de retenir son fils, puis le voyant résolu à s’enrégimenter, elle lui infuse des recommandations de bon aloi (cf. pp. 24-6). D’une certaine façon, la mère décourage son fils de partir à la guerre afin de l’orienter vers une idée plus fidèle du courage. Mais à ce palier de la jeunesse, lorsque la fougue le dispute à l’insouciance de l’âge, l’appel de la poudre, des armes et des cavalcades n’a guère de difficulté à vaincre la parole prévenante d’une mère. Intrigué par le lointain bourdonnement du combat, Henry Fleming se représente mieux sous les uniformes du soldat que sous la salopette du fermier. Le sentiment d’être «mêlé à une de ces grandes affaires du monde» (p. 22) ne pouvait pas surgir dans les allées d’une exploitation agricole. Il fallait être des recrues de la guerre civile – c’était l’unique solution apparente pour insinuer une courbure dans l’espace-temps des États-Unis.


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La suite de cette étude est à lire dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.