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21/06/2020
Apocalypses biologiques, 5 : Virus, par Francis Moury
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Argument du scénario
Le monde entier de 1980 à 1988 : une arme de guerre bactériologique, objet de la convoitise d'espions, est accidentellement répandue dans l'air. Ce virus de la grippe (incontrôlable car modifié) est inactif sous -10° mais se répand dans les autres zones terrestres tempérées et chaudes. L'état d'urgence est déclaré dans toutes les capitales, Tokyo et Washington incluses mais en vain. Les morts et les suicides se multiplient à un rythme exponentiel. Les rescapés internationaux des bases du continent Antarctique, d'abord impuissants, s'organisent : ils se protègent et deux d'entre eux sont convoyés à Washington, vaccinés mais sans certitude que le vaccin agira, afin d'éviter le déclenchement automatique d'une guerre atomique. Elle pourrait être provoquée par un séisme près d'une base de lancement de missiles. Le séisme, prédit par un savant japonais, se produit effectivement mais la tentative de désamorçage des missiles échoue : ils détruisent une partie de la terre. L'unique survivant japonais de la mission-suicide constate, cependant, que le vaccin qu'on lui a inoculé semble efficace. Il permettra sans doute aux survivants de l'Antarctique de repeupler la Terre. C'est la bonne nouvelle qu'il leur apporte, après un voyage de retour épuisant à travers l'Amérique du Nord, l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud jusqu'à la pointe Sud du Chili.
Virus [Fukkatsu no hi / Virus : qui héritera de la Terre ? / Virus : Day of Resurrection] (Japon, 1980) de Kinji Fukasaku est un film catastrophe très étonnant. Il revient de loin bien qu'il soit tout de même encore invisible en France dans des conditions vidéo correctes puisque les seules éditions intégrales disponibles pour l'instant en DVD sont des éditions étrangères dénuées de VOSTF et de VF d'époque. Il avait été distribué chez nous au cinéma en 1982 en version courte (environ 105 minutes), remontée pour l'exploitation internationale, ainsi qu'en témoigne une ancienne VHS Secam considérablement lacunaire. Ce n'est que depuis 2006 que sa version intégrale japonaise d'environ 156 minutes est visible en VOSTA aux États-Unis sur un DVD aux normes techniques compatibles 16/9 rendant justice à son format large original 1.85.
Produit par Haruki Kadokawa (bien connu des cinéphiles français car c'est, en partie, grâce au patronage de sa fondation que la Cinémathèque française avait organisé sa première grande rétrospective du cinéma japonais au Palais de Chaillot en 1984-1985), Virus fut présenté en 1980 comme le film le plus cher jamais produit au Japon. Son casting international est (le recul permet d'en convenir avec encore plus de netteté) d'une variété étonnante : l'acteur de films d'arts martiaux Sonny Chiba joue le rôle d'un médecin; une star américaine des années 1940-1950, Glenn Ford, joue le Président des États-Unis; de bons acteurs de second rôle des années 1960 (Henry Silva, Robert Vaughn, George Kennedy, Bo Svenson, Chuck Connors) y côtoient une beauté d'origine argentine des années 1970 (Olivia Hussey) aux côtés d’Edward James Olmos et de nombreux acteurs japonais des années 1970-1980. Le scénario est ample : guerre bactériologique, équilibre de la terreur et guerre atomique, apocalypse, survie. Le tout méticuleusement découpé en séquences temporelles indiquées (sur la version originale japonaise) par des intertitres japonais incrustés sur certains plans, couvrant une action s'étalant sur presque dix ans.
On chuchote que Kadokawa aurait voulu John Frankenheimer (1930-2002) comme metteur en scène : l'idée n'était pas mauvaise mais, quoi qu'il en soit, il n'a pas perdu au change en engageant le cinéaste Kinji Fukasaku (1930-2003), l'un des cinéastes japonais majeurs de la période 1970-2000. Fukasaku avait été co-réalisateur (avec Toshio Masuda) des magnifiques séquences japonaises de la superproduction de guerre Tora ! Tora ! Tora ! (États-Unis + Japon, 1970) de Richard Fleischer. Il savait donc parfaitement régler des scènes amples comprenant de nombreux figurants, et leur insuffler une légendaire énergie. Fukasaku était concerné, comme tous les cinéastes japonais de sa génération, par le thème de l'apocalypse. On se souvient que ses plus grands films noirs policiers violents des années 1970-1975 – à commencer par Combat sans code d'honneur : qui est le boss à Hiroshima ? (Japon, 1973) et par Cimetière de la morale (Japon, 1975) – débutaient sous le signe de l'explosion atomique et que leurs génériques brossaient, en plans fixes d'images N&B ou couleur sépia provenant de documentaires, le chaos urbain de 1945 au sein duquel les Yakuza régénéraient la nation japonaise en profondeur par leur attachement forcené, ultra-violent aux traditions nationales, sapant discrètement la main-mise démocratique dissolvante des forces d'occupation américaine.
De fait, on retrouve à certains moments (la panique des mères amenant leurs bébés à l'hôpital, la mise en place de l'état d'urgence tandis que l'armée japonaise se déploie baïonnette au canon à l'aube, la montée de la colère dans le sous-marin soviétique comprenant qu'il sera sacrifié) l'art brutal avec lequel la caméra de Fukasaku est capable, en quelques plans, de brosser une atmosphère survoltée, semblant prise sur le vif, débordante d'une énergie vitale en ébullition. Ces moments contrastent avec l'ampleur contemplative, presque détachée, avec laquelle est filmée le voyage final en solitaire du héros Yoshizumi à travers les Amériques puis le Sud du Chili (la marine chilienne et la marine canadienne permirent le tournage dans leurs sous-marins) vers l'Antarctique. Sans oublier la célèbre rencontre avec la statue du Christ que la version courte internationale initialement exploitée (y compris en France) montrait au début du film alors qu'elle se trouve vers la fin, dans la version intégrale du montage original japonais.
Telle qu'elle nous est restituée, la vision de Fukasaku (crédité co-scénariste au générique) annonce, par sa virulence récurrente (qu'un «happy end» peut-être de pure forme, mais cependant réaliste, ne contredit qu'à peine) les meilleurs moments de son dernier chef-d'œuvre du cinéma de la violence : Battle Royale (Japon, 2000). La fameuse séquence durant laquelle le héros japonais survivant dialogue mentalement (la scène est frappante de sincérité) avec une statue du Christ tombée à terre, dans une maison abandonnée au sol de laquelle gisent des squelettes avec lesquels il «parle» aussi mentalement, ouvrait le film dans sa version courte mais c'était par une séquence bien plus ample que s'ouvrait en réalité la version originale japonaise, à savoir par une vision de Tokyo aux rues jonchées de cadavres et de squelettes, retransmise en vidéo grâce à un drone (ils existaient déjà en 1980) envoyé par un sous-marin nucléaire américain venu de l'Antarctique. Saisissante introduction, au fond, et signe intime de la puissance du film.
On n'oublie pas non plus les différents suicides qui ponctuent l'action : celui de l'infirmière fiancée de Yoshizumi, en compagnie d'un enfant tandis qu'elle fuit Tokyo par la mer, celui de Tatsuno sur la base japonaise de l'Antarctique au milieu d'un nocturne blizzard. Il n'est d'ailleurs pas tout à fait impossible que certains plans nocturnes de cette base Antarctique filmée par Fukasaku aient influencé le cinéaste John Carpenter lorsqu'il réalisa The Thing (États-Unis 1982), son passionnant remake-variation du classique du cinéma fantastique The Thing From Another World [La Chose d'un autre monde] (États-Unis, 1950) de Christian Nyby, supervisé par Howard Hawks, d'après l'histoire de John W. Campbell, Who Goes There ? [La Bête d'un autre monde] (1938) intégrée par la suite en 1948 à son recueil d'histoires de science-fiction Le Ciel est mort (plus tard traduit aux Éditions Denoël, collection Présence du futur n°6, 1955).
Concernant les modifications de montage et de durée, on peut résumer en disant que la version internationale courte atrocement charcutée amputa un certain nombre de séquences purement japonaises ne mettant en scène aucun acteur occidental. La version longue japonaise intégrale restitue évidemment à l'œuvre son équilibre et son ampleur native, gage de supérieure densité. Reste que Virus fut un sévère échec financier : il ne fut pas distribué dans les cinémas américains mais fut directement exploité en «direct-to-video» et à la télévision. La version courte présentée en France durant la saison cinématographique 1982 connut un échec critique inévitable puisqu'on se rendait compte que la continuité filmique était parfois rompue sans autre explication qu'un abrupt point de montage. On était simplement en mesure d'admirer la beauté plastique de certaines séquences ou de certains plans sans pouvoir critiquer la totalité du film.
Cette version intégrale restituée, cependant, en dépit de sa puissance récurrente, fait tout de même écho au proverbe : qui trop embrasse, mal étreint. Le scénario est, en effet, d'une ambition peut-être excessive : on aurait pu se contenter de traiter seulement une des deux guerres, l'atomique ou la biologique, sans se considérer obligé de réunir les deux par une intrigue certes intelligente et savoureuse mais un peu artificielle dans sa démesure. La contrepartie de cette ambition est qu'elle donne l'occasion à Fukasaku d'un jeu de massacre parfois surréaliste, dans l'écriture comme plastiquement : on n'oublie pas l'ahurissante réunion d'espions autour du virus, leur accident qui ouvre la boîte de Pandore ni la folie avec laquelle le général joué par Henry Silva arme le processus automatique de mise à feu des ordinateurs de la salle souterraine de contrôle ni cette autre folie (épouvantée) qui s'empare des marins russes comprenant qu'ils vont être sacrifiés par les rescapés de l'Antarctique.
Au total, Virus est assurément à redécouvrir car c'est un des jalons du cinéma mondial eschatologique du vingtième siècle et une date importante dans la filmographie de Fukasaku, bien que ce ne soit, cependant, pas son meilleur film. En tout cas, il mériterait bien qu'on lui consacre une édition BRD haute définition.
Note sur les sources techniques
DVD BCI Eclipse américain zone 1 NTSC de 2006 (faisant partie d'un «Coffret Sonny Chiba»), version intégrale de 156 minutes, image couleurs 1.85 compatible 16/9 + VHS Secam française MPM de 1991. Il n'existe aucun DVD ni aucun BRD édité en France : il faudrait éditer la version intégrale restaurée en VOSTF et offrir en bonus la VF d'époque courte exploitée au cinéma en France en 1982, en guise de document d'histoire d'une exploitation erratique mais rétrospectivement savoureuse du titre à l'international.