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24/06/2020

L’Amérique en guerre (16) : Ces morts heureux et héroïques de Luke Mogelson, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Carlo Allegri (Reuters).

2550677439.jpgL'Amérique en guerre.








«D’une façon plus essentielle, il s’agit d’une libre enquête sur les mauvaises passes qui affectent normalement la part du divin chez l’homme.»
James Agee, Louons maintenant les grands hommes.


IMG_6596.JPGPrésenté comme un recueil de nouvelles, Ces morts heureux et héroïques (1) de Luke Mogelson réunit dix textes apparemment autonomes. Pourtant certains personnages reviennent ici ou là et ajoutent ainsi à l’ensemble une capacité romanesque pertinente. Fort de son expérience en Syrie et en Afghanistan où il a témoigné d’un cauchemar interminable dans les colonnes respectives du New Yorker et du New York Times Magazine, Luke Mogelson, de surcroît, a été infirmier au sein de la Garde nationale de la Big Apple, tant et si bien qu’il a colligé un matériau considérable pour interroger préférentiellement l’onde de choc inhérente à la guerre. C’est pourquoi son livre se préoccupe moins des raisons objectives de la guerre (qui relèvent souvent d’une raison d’État perverse) que de ses répercussions particulières dans la vie quotidienne des soldats. Qu’ils soient encore au front ou de retour des hostilités, les soldats sont littéralement possédés par la guerre. Partant de là, interprétant la guerre sous les aspects d’un éternel envoûtement, Luke Mogelson a voulu raconter la façon dont une vie humaine devient incapable de continuer à exister socialement ou de se réadapter à la société une fois qu’elle a été confrontée aux puissances organisées de la destruction. En d’autres termes, lorsque les soldats sont à la guerre, ils cessent d’appliquer les réflexes sociaux universels (cf. pp. 123-147), et lorsqu’ils sont démobilisés de la guerre, ils ne peuvent plus réintégrer l’enclos réputé protecteur de l’animal politique. C’est comme si la guerre les avait fait passer d’une situation normale à une situation pathologique en fonction du sens que Georges Canguilhem donne à ces concepts (2) : l’horreur des affrontements a rétréci leurs possibilités d’existence et les a transformés en malades chroniques de la guerre. Là où la vie offre habituellement un réseau infini de perspectives pour les bien-portants, les malades, eux, ont l’impression d’être prisonniers d’un étau qui se resserre d’autant plus que leur pathologie est dégénérative. La guerre, dès lors qu’elle a été incubée, ne peut plus être guérie. Elle ne peut disposer que de soins palliatifs plus ou moins efficaces en attendant la délivrance de la mort biologique. De sorte que tous les soldats, s’ils sont biologiquement vivants, n’en sont que plus psychiquement morts à cause des traumatismes accumulés. À une échelle variable de la souffrance existentielle, le curseur évoluant selon les individus, ces hommes détruits ne font qu’attendre ou précipiter la fin d’une vie devenue invivable dès l’instant où ils ont foulé du pied un sol belliqueux. Et même lorsqu’ils connaissent un apparent «temps de paix» (cf. pp. 67-86), ils demeurent assujettis aux malheurs typiques des comportements déviants, en l’occurrence aux «violences conjugales», à «la conduite en état d’ivresse», aux «suicides» et aux «automutilations» (p. 76).
Nul espoir de rémission, donc, et Luke Mogelson nous le répète à chacune de ses nouvelles en nous exposant la brutalité de quelques déchéances humaines marquées par le tison incandescent de la guerre. Il insiste d’ailleurs sur la manière dont le rapport à autrui se redéfinit par la crainte et le ressentiment (cf. p. 91), par la rupture instinctive plutôt que par la solidarité spontanée, puisque la guerre abolit presque toutes les formes de l’intersubjectivité (cf. pp. 87-100) à l’exception de certaines réciprocités dues à la reconnaissance mutuelle des anciens combattants (cf. pp. 149-165 où un vétéran de la Corée s’associe avec un vétéran de l’Afghanistan, tels deux frères partageant un même fardeau immuable). L’auteur semble également nous inciter à penser que la société américaine incarne une extension probable de la guerre, une version mensongère de la paix dans la mesure où les États-Unis, depuis les attentats du 11 septembre 2001, ont déclaré des guerres douteuses en s’appuyant la plupart du temps sur des arguments fallacieux. Autrement dit les États-Unis ne seraient au XXIe siècle qu’une espèce de leurre international, un agent pathogène qui renforce la corruption, l’imposture et l’instabilité globale. La stratégie de George W. Bush envers l’Afghanistan et l’Irak n’a en outre pas été tellement différente des mystifications du Pentagone lors de la guerre du Viêtnam : la bureaucratie gouvernementale doit toujours agir sous le manteau afin de proposer des documents officiels censés attester de la bonne marche des opérations militaires malgré l’étouffante réalité d’un désastre humain (3). Or ce désastre Luke Mogelson le met en évidence à travers les destins brisés des soldats américains envoyés en Afghanistan ou en Irak entre 2001 et 2014, mais aussi à travers les ravages de la guerre dans les pays assiégés, relativement à ce qu’on appelle parfois les dommages collatéraux. Que dire en effet de ces enfants qui périssent sous les balles de l’envahisseur américain ? Que dire de l’irrésolution des champions de l’Oncle Sam lorsqu’ils observent un gamin du camp ennemi et qu’ils ne savent pas si les actions de celui-ci participent d’une bonne ou d’une mauvaise intention ? L’enfant a-t-il voulu les piéger ou leur apporter de l’aide ? Dans de tels cas limites, le bénéfice du doute n’intervient que rétrospectivement et il hante les esprits assassins, les consciences tourmentées par le meurtre quasiment gratuit d’un enfant, révélant une guerre où il n’y a que «peu d’opportunités de se distinguer» (p. 142), somme toute une «guerre sans gloire» (p. 144) où les forts ont écrasé les faibles quand ils en ont eu l’occasion, n’hésitant pas à utiliser des moyens disproportionnés en vue de justifier leur suprématie.
Par conséquent Luke Mogelson établit un portrait de la guerre où l’héroïsme véritable est un motif absent, ce qui, par ailleurs, souligne l’ironie du titre choisi pour son anthologie. Contrairement au courage que le champ de bataille peut quelquefois exhumer d’une psychologie qui se croyait pusillanime, contrairement aux vertus de générosité que la guerre est susceptible de faire advenir à en juger par plusieurs écrits d’Ernst Jünger, les plus récentes campagnes américaines n’ont été que de longues années de suppression de la dignité. Il n’y a pas de potentialité du héros quand la guerre est à ce point compromise par le vice des gouvernants et par le totalitarisme des technologies de mort. C’était déjà une réflexion éminente que formulait Jules Michelet dans La France devant l’Europe. Non seulement Michelet était sidéré par la contribution négative de la Révolution Industrielle qui fournissait des machines à tuer de plus en plus précises, mais il était surtout inquiet d’une aussi lamentable émulation des sciences, augurant des futurs encore plus dévastateurs. Du reste, ce que Michelet constatait remarquablement, c’était la faculté de cette «mécanique de mort» à susciter un «art nouveau de tuer à distance» (4), anticipant nos drones et leurs prétendues compétences à pratiquer des frappes chirurgicales, sans parler de la dissolution des responsabilités par le biais des intelligences artificielles (5). Avec de telles armes sophistiquées, les soldats n’ont même plus l’honneur de mouiller la chemise, de se lancer dans un corps-à-corps loyal avec l’adversaire. Il suffit par exemple de diriger le canon d’une pièce d’artillerie en ajustant la visée avec les meilleures références techniques pour abattre un régiment tout entier. À des milliers de mètres de la zone de tir, des hommes sont morts subitement, frappés par un missile à tête chercheuse, n’ayant même pas eu la chance de se préparer à en découdre. Ainsi la guerre moderne se métamorphose en une guerre des techniques, une guerre de banals mécaniciens soûlés de processus, alors que jadis la guerre pouvait être le lieu du «péril égal», du «dévouement» et de «l’esprit de sacrifice» (6), rachetant à cet égard son caractère nuisible. Quelle fierté un soldat peut-il ressentir lorsqu’il se fait décorer à la suite d’un pareil usage des technologies létales ? C’est ce profond et latent désarroi des soldats-mécaniciens que Luke Mogelson met en exergue dans son recueil de nouvelles. Ils ne peuvent pas avoir accès à l’héroïsme compte tenu des protocoles de combat qu’ils ont respectés avec une probité chauvine. Bien évidemment, c’est cela qui les perturbe inconsciemment et ronge leur joie de vivre, par-delà toutes les perturbations classiques engendrées par le vécu de la guerre. On a même le sentiment que chaque soldat liquide volontairement sa vie comme il a liquidé celle de l’ennemi désigné, comme s’il fallait payer pour les médailles diaboliquement obtenues et pour les applaudissements patriotiques malsains, comme s’il fallait essayer de se réhabiliter sur une via dolorosa maladroite après avoir collaboré aux mensonges d’État. De toute façon, s’il n’y avait que des talibans qui étaient morts en Afghanistan, le homecoming des conscrits ne serait pas si difficile et il ne ressemblerait pas tant aux retours dramatiques du Viêtnam.
Parmi ces représentants d’un héroïsme sujet à caution, parmi ces soudards finalement moins braves que lâches, le soldat Papadopoulos essaie de tirer son épingle du jeu en travaillant comme infirmier urgentiste sous les couleurs de la Garde nationale new-yorkaise et pour les prestations d’un hôpital du Queens (cf. pp. 67-86). Allocataire d’un «fonds de compensation des victimes du 11 septembre» (p. 72), Papadopoulos est aussi un vétéran de l’Irak. On le suit lors d’un retour de mission à l’étranger après qu’il a pris la décision de loger temporairement dans un cagibi de la National Guard. Ce confinement délibéré contribue à retarder au maximum sa réapparition dans le giron familial. À peu près lucide quant à ses fragilités mentales, triste personnification des tragédies cumulatives de la géopolitique américaine, le troupier Papadopoulos essaie de donner le change, d’être fidèle au «Always ready, Always there» de la réserve militaire des États-Unis. Mais il est clair que Papadopoulos n’a plus les attributs d’un homme sur le qui-vive prêt à servir les intérêts de sa nation. Il est absent à lui-même, dévoré par la kleptomanie, à la dérive dans une société qui n’a pas l’air d’aller beaucoup mieux que lui. Chaque intervention d’urgence de Papadopoulos nous montre une Amérique singulièrement malade, un pays qui semble atteint d’une démence symbolisant l’invisible mais incontestable décrépitude occidentale. Peut-être que Luke Mogelson, ici, a souhaité accentuer l’impression que l’Amérique est moins menacée par les boucs-émissaires qu’elle fabrique à l’extérieur de son territoire que par les monstres qu’elle a fait naître sur son propre sol. À New York, dans le quartier du Queens tel qu’il est visité par les véhicules de secours, les appartements sont tous des tanières potentielles, des trous à rats où se nichent pêle-mêle des déséquilibrés mentaux, les prochains Lee Harvey Oswald ou les apprentis Timothy McVeigh, tous étant les sinistres créatures d’un empire qui se rapproche dorénavant d’un locus terribilis après avoir abusé d’une image de locus amoenus. Cela posé, bien que la femme de Papadopoulos ait pris la tangente en Arizona avec un amant (cf. p. 82), il n’est pas garanti qu’elle et son nouveau lover soient des modèles d’équilibre sachant à quelles proportions faramineuses l’Amérique produit des aliénés en tout genre.
Il n’est pas surprenant du reste que le thème de la femme fugueuse soit récurrent dans les couples où l’homme est un vétéran de ces guerres illégitimes du XXIe siècle. Le texte d’ouverture (cf. pp. 9-30) en est l’illustration parfaite. En route pour le lac Champlain, dans le Vermont, le briscard McPherson a l’espoir de reconquérir sa petite amie Lilly partie se réfugier chez ses parents après avoir été physiquement maltraitée. L’essentiel de son projet repose sur Bill, le père de Lilly, un ancien de l’armée durant l’époque bénie qui a succédé au Viêtnam et qui a précédé Tempête du Désert (cf. p. 9). Ce que voudrait McPherson, c’est que son beau-père réexamine ses torts à la lumière d’une Amérique qui a missionné ses jeunes recrues dans une impasse militaire et un enfer sur Terre. Quoique son alcoolisme et sa violence ne plaident pas en sa faveur, McPherson estime que cela ne correspond pas à son tempérament. La guerre l’a salement transfiguré, comme elle a dénaturé tous ses camarades qui ont affronté l’angoisse des patrouilles de déminage (cf. p. 142). Sans doute que McPherson évoquerait à son beau-père le cas de Robert Alan Dupree s’il s’avait que lui aussi, après l’Afghanistan, s’est retrouvé prisonnier d’une folie longtemps contenue et qui a fini par éclater au grand jour (cf. pp. 101-121). Et même si Dupree a tabassé un homme à mort plutôt qu’il n’a levé la main sur sa petite amie, tout cela ne fait que répondre à la logique irréductible de la guerre, à la manière dont elle accapare les hommes dans une spirale d’extermination du Moi (cf. p. 116). Il y a aussi un dernier élément qui aurait peut-être rassuré McPherson concernant R. A. Dupree : à savoir que l’enfermement carcéral lui a permis de reconnaître sa culpabilité issue de la guerre, ce qui signifie que l’homme qu’il a tué dans un troquet n’a été qu’une sorte de moyen-terme pour remonter à l’origine de son malaise, au désagréable sentiment d’avoir été le muscle obéissant d’un cerveau national corrompu (cf. pp. 117-9). Est-ce à dire que les coups et les vexations assénés à Lilly n’ont possiblement été pour McPherson que des actes supposés découvrir l’immense refoulement d’une culpabilité plus approfondie ? On en arrive alors à cette hypothèse pour le moins troublante : ces hommes ne sont coupables de leurs actes illégaux dans la société qu’en seconde instance, à un étage mineur de la damnation, parce qu’ils sont d’abord coupables d’avoir donné leur assentiment à des guerres tragiquement injustes.
Le plus douloureux à vivre, en outre, c’est que les femmes de ces hommes vaincus ne les pardonneront jamais de leurs égarements sociaux mais que, en revanche, elles seraient éventuellement prêtes à les considérer comme d’authentiques héros du land of the free et du home of the brave. Or les soldats fictifs de Luke Mogelson ne désirent pas être les héros de plusieurs guerres où ils ont dû se comporter comme de méprisables serviteurs. Ils désirent avant toute chose avouer indirectement que ce sont des imposteurs de l’héroïsme (et pour y parvenir ils se vautrent dans la marginalité – cf. pp. 31-48 avec l’histoire de Jim qui complète celle de McPherson). Au fond, nous ne repérons qu’une seule femme qui tranche avec les capitulations par ailleurs bien compréhensibles des autres. Cette femme est celle de Lee Boyle, un vétéran cul-de-jatte que McPherson rencontre à la suite de son arrestation – la troisième pour conduite en état d’ivresse – tandis qu’il se trouvait alcoolisé sur le chemin rédempteur du lac Champlain. Par esprit de fraternité, Boyle règle la caution de McPherson, puis le bon samaritain l’invite à passer un moment apaisant dans son mobil-home. Pendant cet intermède où McPherson semble recouvrer un peu de tranquillité, il profite le matin suivant d’un bon petit-déjeuner préparé amoureusement par la femme de Boyle (cf. pp. 29-30). Cette scène est l’une des plus éblouissantes du livre parce qu’elle nous apprend deux éléments fondamentaux : d’une part que cette femme a choisi de résister à l’envie de s’enfuir malgré un mari incidemment violent, et, d’autre part, qu’elle a certainement identifié chez McPherson des similitudes psychiques avec son conjoint, d’où son attitude charitable voire sa position assumée de garde-malade. En cela nous ne voulons pas affirmer qu’elle a nécessairement raison d’accepter la brutalité de Boyle. Aucune femme ne doit faire le dos rond en pareilles circonstances, et, d’ailleurs, ce n’est assurément pas la conduite adoptée par Mme. Boyle. Cela dit, ce que cette femme voit peut-être, c’est qu’elle ne risque pas grand-chose d’un homme amputé des deux jambes et qui circule maintenant dans une chaise roulante. Abandonner cet homme odieusement diminué serait le condamner à la perpétuité de ses tracas, à l’implacable rigidité de son tribunal intérieur, à ses fantômes qui le pousseraient in fine à se brûler la cervelle à l’instar d’un détraqué de Dostoïevski. Ce n’est donc pas par masochisme que Mme. Boyle persiste et signe à côté de Lee Boyle, mais, plus probablement, c’est par une rare clairvoyance de la situation qu’elle tolère ce que beaucoup eussent trouvé intolérable, à quoi il convient encore d’ajouter une présomption de culpabilité de son propre cru étant donné qu’elle ne détient pas la preuve ultime d’être un meilleur être humain que ne l’est son époux.
Au reste, cette position miséricordieuse de Mme. Boyle s’explique forcément par le fait qui quiconque possède un atome de jugeote ne saurait nier que l’Irak et l’Afghanistan n’ont guère été qu’une monstrueuse «arnaque» (p. 96). Par conséquent ce sont les arnaqueurs qu’il faut juger et non pas les dindons de la farce. On doit également subodorer que Mme. Boyle est au courant de ce que son mari a enduré lorsqu’il était déployé sur le terrain des hostilités (cf. pp. 49-66). L’adjudant Lee Boyle a subi une guerre insensée (cf. p. 56) conjuguée à la condescendance et à la couardise des bureaucrates (cf. p. 52). Cela a eu pour effet de court-circuiter les liens que les soldats américains pouvaient entretenir avec leurs alliés afghans, remettant fatalement en question le sens de la guerre menée contre les talibans (cf. pp. 58-9) et le sens des médailles ultérieurement fixées sur les uniformes (cf. pp. 64-6). Survivre à de telles hypocrisies relève quasiment de l’inconcevable et nous éclaire de nouveau sur le titre du recueil. Qui sont exactement «ces morts heureux et héroïques» ? On a commencé par postuler que les vétérans étaient vivants par le corps, morts par l’esprit et trompeusement héroïques. Ce sont pour ainsi dire des hommes que l’on a soustraits à la faculté de penser afin qu’ils soient opérationnels sur le champ de bataille et disciplinés envers les institutions de la guerre une fois de retour au pays. Mais ces efforts pour détourner les soldats d’une rébellion légitime ne les empêchent pas de ressentir la honte d’avoir survécu aux événements innommables de l’Irak ou de l’Afghanistan. À l’instar de nombreux survivants de l’univers concentrationnaire, les vétérans américains n’ont pas pu contourner l’idée que leur survie sous-entend un certain degré de perversion. La guerre n’épargne pas les justes, elle n’épargne a priori que ceux qui ont assimilé suffisamment de vice pour s’en sortir. Bien que cette idée soit contestable, elle n’en demeure pas moins lancinante dans la tête de ces hommes qui ont expérimenté les abîmes du monde. C’est la raison pour laquelle les morts «heureux et héroïques» sont ceux qui sont tombés au combat car ce sont eux les véritables courageux, les vrais cœurs aventureux qui n’ont pas redouté l’inconnu, les irréprochables enrôlés que les chefs placent en première ligne au cas où il faudrait essuyer une salve inchoative de shrapnel. Ce sont eux également les heureux, les bienheureux même, parce qu’en mourant ils ont été dispensés des chocs post-traumatiques et des raisonnements torturants qui les eussent réduits à la haine d’avoir été de la guerre, les plongeant subséquemment dans d’irréversibles dédains, dans d’ineffables parcours d’infamie.
Le texte de clôture (cf. pp. 185-202) traduit durement le mensonge de la guerre, la façon dont tous les Américains jetés dans la gueule de l’Afghanistan ont en quelque sorte été dupés, voire complices de ce marasme, et ce quel que soit leur statut ou leur quotient d’intelligence, qu’ils fussent soldats comme presque tous les personnages du livre ou journaliste comme le narrateur de cette bouleversante péroraison. Tous ont été plus ou moins conquis par «la vieille magie des drapeaux et des discours patriotiques» (7), par l’appel du sang qui soulage les pulsions les plus archaïques, et tous ont compris que les égouts à ciel ouvert de Kaboul, recouvrant la ville de «particules fécales suspendues comme de la brume» (p. 194), n’étaient en définitive que le reflet scatologique de leur présence en Asie Centrale. Il a fallu un attentat dans un café où il se délassait pour que le journaliste prenne tout à coup conscience des méfaits accomplis : «J’avais tant pris à ces gens, à leur pays, à cette guerre. J’avais pris et pris et pris […]. Je me sentais faux» (p. 201). Est-ce là une forme de confession de Luke Mogelson ? Ou s’agit-il plutôt d’un manque de déontologie criant que Luke Mogelson ne voudrait nullement observer chez un journaliste ? Il va de soi que les indiscrétions, les tentations d’enjoliver ou les ambitions forcenées du scoop ne devraient jamais pouvoir émerger quand la première mission du journalisme, pendant ce type de guerre, devrait consister à fournir aux lecteurs toutes les pièces à conviction à dessein de condamner les autorités qui envoient des milliers d’hommes commettre des injustices au nom de la Pax Americana.

Notes
(1) Éditions Gallmeister (2018). Traduction de Juliane Nivelt.
(2) Cf. Le normal et le pathologique.
(3) Cf. Hannah Arendt, Du mensonge à la violence (chapitre 1 : Du mensonge en politique, réflexions sur les documents du Pentagone).
(4) Jules Michelet, La France devant l’Europe (1871).
(5) Cf. Grégoire Chamayou, Théorie du drone (La Fabrique, 2013).
(6) Michelet, op. cit.
(7) Stefan Zweig, Le monde d’hier.