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07/06/2020
Les Grands Cimetières sous la lune de Georges Bernanos
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Georges Bernanos dans la Zone.
Il y a fort à parier qu'un professeur auquel on aurait soumis les premières pages des Grands Cimetières sous la lune aurait, d'un trait rageur, pointé que nous ne savons pas où Georges Bernanos veut nous conduire, avant que n'apparaisse la première mention directe de l'Espagne et de sa guerre civile, à la page 400 de notre vieille mais si utile édition, lorsque l'écrivain évoque ce qu'il a vu là-bas, à Majorque, sur la Rambla, roulant avec «un bruit de tonnerre, au ras des terrasses multicolores, lavées de frais, toutes ruisselantes, avec leur gai murmure de fête foraine», les «camions chargés d'hommes».
Il est vrai que ce livre garde les traces de sa composition tumultueuse, telle qu'elle nous est détaillée par Jacques Chabot dans la notice du livre, notice qui fournit d'ailleurs ce qui fut la matrice, intitulée Journal de la guerre d'Espagne, du grand livre de Bernanos, huit articles parus dans l'hebdomadaire catholique Sept, du 5 juin 1936 à la conclusion qui, restée inédite, est datée du 18 janvier 1937, et dont le romancier ne fera que reprendre les thématiques, l'une d'entre elles nous semblant particulièrement intéressante puisqu'elle touche au langage. Georges Bernanos ne cesse de prétendre deux choses : tout d'abord, que son langage n'est visiblement pas celui de ces «journalistes qui ne connaissent des événements d'Espagne que les dépêches d'agence, les potins de salle de rédaction ou de chancellerie» (p. 1443) ou, plus largement, de la presse de droite qui prétend parler en son nom, ce que l'écrivain ne saurait tolérer : «Nous sommes des milliers de pauvres diables habitués depuis leur enfance à souffrir humblement qu'un guignol quelconque interprète tout de travers, et dans le langage de guignol, les sentiments les plus sacrés de leur cœur» (p. 1437). Jacques Chabot, dans la belle notice qu'il a donnée au livre de Bernanos, rappelle qu'il ne s'est jamais voulu ni même prétendu écrivain de profession, lui qui a toujours écrit par devoir ou par nécessité, afin de nourrir sa tribu, et note à juste titre qu'un «roman bernanosien, de façon plus ou moins transparente, est toujours une écriture transposant sous les apparences sensibles de personnages, qui sont aussi des figures de la création romanesque elle-même, le conflit fondamental du créateur», puisque «l'empoignade tragique du saint ou du damné avec Satan, le combat spirituel signifie aussi le combat du romancier contre la décevante ambiguïté du langage, d'un langage qui ne dit jamais la réalité sans l'adultérer de songes» (pp. 1412-3, le commentateur souligne). Il faudrait aller beaucoup plus loin, et rapprocher telle intuition de Bernanos, affirmant que les mots qui ont été volés par les imbéciles «débouchent maintenant eux aussi sur la guerre» (p. 460) des textes d'un Karl Kraus.
L'autre thème, que nous retrouverons plus amplement développé dans Les Grands Cimetières sous la lune, est celui d'un désordre qui, fondamentalement, gagne toutes les démocraties oublieuses de Dieu, désordre contre lequel s'élèveront les régimes fascistes ou nazis, franquiste aussi, en parodiant qui une croisade, qui une régénération de la race blanche, aryenne, qui un soulèvement populiste sous les bannières claquant au vent de l'antique puissance impériale romaine : «Les massacres qui se préparent un peu partout en Europe risquent de n'avoir pas de fin, parce qu'ils n'ont pas de but. Ce sont des manifestations du désespoir. De ces antiques guerres de religion auxquelles nous nous trouvons parfois tentés de les comparer, ils ne garderont que l'apparence. On ne se battra pas pour une foi, mais par rage de l'avoir perdue, d'avoir perdu toute noble raison de vivre, et dans le frénétique espoir d'anéantir, avec l'adversaire, le principe même du mal dont on aura oublié la cause» (p. 1447). Si tant de catholiques n'ont jamais pardonné à Bernanos ce livre, qu'ils ont toujours considéré comme une manifestation lamentable de trahison de leur camp, c'est qu'ils n'ont jamais pu comprendre que le grand romancier, passé le premier enthousiasme pour un homme, Franco, suffisamment culotté pour faire le coup de force que Charles Maurras aura passé sa vie à procrastiner, a très vite considéré la croisade comme un «rafistolage absurde» d'un ordre chrétien lui-même passablement délabré, lui préférant «la chrétienté parallèle du silence, celle qui n'a pas de voix officielle mais n'a pas besoin de l'autorisation des curés pour agir chrétiennement» (p. 1421), comme l'écrit fort justement Jacques Chabot. Et puis, qu'on se le dise une fois pour toutes : Georges Bernanos, dont la foi était chevillée à l'âme, a très vite compris que le monde dans lequel il vivait était, non point tant en voie de déchristianisation accélérée que d'ores et déjà redevenu, dans bien de ses pratiques, païen, mais d'un paganisme pas vraiment conséquent, comme inquiet, dans le meilleur des cas, d'une foi chrétienne perdue : pas même perdue, égarée, comme si, se promenant de façon nonchalante, tel bourgeois (un imbécile, assurément, selon Bernanos) était à peu près assuré de la retrouver, tombée par terre comme un mouchoir souillé que nul ne s'aviserait de dérober ni même de ramasser. Comme dans tant de ses textes, peut-être tous hormis, peut-être, le premier roman, Sous le soleil de Satan, Bernanos évoque donc un monde parfaitement vidé de Dieu et où, hormis les saints s'il en reste, les plus intraitables chevaliers de la foi jouent à faire comme si. Si la foi est perdue, que nul ne vienne prétendre mener une reconquista au nom de cette dernière, et que les prélats et éminences catholiques n'osent point bénir les massacres et les exécutions sommaires. La première cible, la seule, de Georges Bernanos est, une fois encore, le mensonge ou plutôt l'imposture; mais, quand Cénabre avait quelque grandeur en ayant parfaitement compris qu'il ne croyait plus en Dieu, les prêtres franquistes mettent encore la Croix au centre des charniers fumants en toute innocence, si je puis dire, comme s'ils ne se rendaient même pas compte que le Fils de l'Homme n'était plus vraiment autre chose qu'une idole sanguinaire, se remplissant de force à mesure que le sang des innocents irriguait ses membres bientôt aussi durs que l'acier trempé.
C'est ainsi que nous trouverons, au centre des Grands Cimetières sous la lune, un combat qui ne paraîtra ridicule qu'à ces imbéciles que Bernanos n'a cessé de brocarder dans les premiers chapitres de son livre, imbéciles qui sont des réalistes, autrement dit des médiocres : ce combat est celui entre la sainte enfance et l'enfance humiliée, donc entre «sainte Thérèse de l'Enfant Jésus [et] Hitler» puisque l'essentiel, «une fois éliminés les fantômes qui s'agitent sur le devant de la scène et qui croient agir quand ils ne sont que les acteurs d'un drame qui les dépasse, une fois disqualifiés les Maurras, Franco, Seigneuries espagnoles», mais encore «Mussolini et Salazar», nationaux français «sans patriotisme» et autres vivandiers de ce que l'on n'appelait pas encore un rassemblement national, reste une lutte entre celles et ceux qui incarnent l'esprit d'enfance, la petite Thérèse, cette «fille mystérieuse» (p. 504) donc, mais aussi saint François d'Assise se promenant «à travers le monde, aux côtés de la Sainte Pauvreté qu'il appelait sa Dame» (p. 505) et la Pucelle, et, face à eux, les demi-dieux nazis, ces champions des «Béatitudes terrestres», demi-dieux qui ne sont en fin de compte que des enfants humiliés, ajoute Jacques Chabot, «devenus enragés» (p. 1417) ou même envieux d'un trésor que les héritiers du Christ ont laissé à l'abandon, comme l'indiquera le discours de l'incroyant, un fameux morceau de lucidité que nous évoquerons plus loin.
Se ranger derrière la bannière, discrète mais implacablement levée, de l'esprit d'enfance suppose, pour Bernanos, de tenter de parler son propre langage, car «justement, on ne parle pas au nom de l'enfance» puisqu'il faudrait bien davantage «parler son langage», et c'est bien «ce langage oublié», ce «langage [que Bernanos] cherche de livre en livre, imbécile !, comme si un tel langage pouvait s'écrire, s'était jamais écrit». Ce passage célèbre de la Préface du livre (p. 355) imagine la reconquête d'un langage perdu non pas pour poser à l'écrivain soucieux et conscient de ses dons mais pour tenter de comprendre le maniement de son outil le plus puissant, et cela à seule fin de pouvoir l'utiliser contre plusieurs ennemis, dont les multiples masques (la démocratie et ses foules (2), les élites opposées à «la base», p. 389, les apôtres de la force et de l'ordre, comme Maurras, le mythe du Progrès (3) et la civilisation de la Technique et de l'Argent (4), qui n'est pas celle de l'écrivain, cf. p. 362, etc.) ne recouvrent qu'un seul visage hideux, celui de l'injustice, Bernanos affirmant endurer, humblement, «le ridicule de n'avoir encore que barbouillé d'encre cette face de l'injustice dont l'incessant outrage est le sel de [sa] vie» (p. 354).
Désignant son ennemi de la façon la moins équivoque possible (5), nous ne sommes dès lors guère étonnés de constater que Georges Bernanos lui-même considère les premiers chapitres de son nouvel essai, et peut-être même celui-ci dans sa totalité (cf. p. 419), comme de nouveaux chapitres de La Grande Peur des bien-pensants (cf. p. 404) et, une fois encore, qu'il lui faut veiller à parler son propre langage, «assuré qu'il ne sera entendu que de ceux qui le parlent avec [lui], qui le parlaient bien avant qu'ils ne [l]'eussent lu, qui le parleront» (p. 403) lorsqu'il ne sera plus.
C'est donc le même combat qui recommence, le même qui ne se terminera qu'avec la toute dernière ligne écrite par le romancier, et ce combat, sous des dehors communs voire triviaux, est d'essence surnaturelle. La meilleure façon de mal lire Georges Bernanos est de refuser de comprendre que ces coups les plus violents, et même parfois, en apparence, les plus injustes, ne sont donnés que pour tenter d'atteindre un adversaire qui se cache, mais que Bernanos persiste à voir sous les faces des benêts et des imbéciles les moins soupçonnables d'abriter dans leurs flancs, nichée au plus intime d'eux-mêmes, pareille créature. L'injustice au «visage d'airain» (p. 364) elle-même n'est qu'un paravent car, si notre part de bonheur, «notre misérable bonheur tient de toutes parts à la terre», l'essence de notre malheur, elle, est surnaturelle : «Ceux qui se font de ce malheur une idée claire et distincte, à la façon cartésienne, n'en supportent pas le seul poids. Bien au contraire. On peut même dire que la plus grande des infortunes est de subir l'injustice, non de la souffrir. […] Telle me paraît l'unique forme de la damnation en ce monde», conclut Bernanos en rappelant l'exemple du «vieux Drumont» (p. 400). Il faut aller, bien évidemment, au-delà des seules apparences, et cette évidence vaut pour la guerre civile dont Bernanos fut l'un des témoins privilégiés; il faut désigner le véritable Adversaire : «Il est absurde de croire avec Jean-Jacques que l'homme naît bon. Il naît capable de plus de bien et de plus de mal que n'en sauraient imaginer les Moralistes, car il n'a pas été créé à l'image des Moralistes, il a été créé à l'image de Dieu. Et son suborneur n'est pas seulement la force de désordre qu'il porte en lui: instinct, désir, quel que soit le nom qu'on lui donne. Son suborneur est le plus grand des anges, tombé de la plus haute cime des Cieux» (p. 399).
Citant de nouveau l'exemple de Drumont, dont il a lu La France juive lorsqu'il avait 13 ans, l'écrivain évoque encore l'injustice, non pas l'injustice «abstraite des moralistes et des philosophes, mais l'injustice elle-même, «toute vivante, avec son regard glacé», et c'est alors qu'il a compris que les solitaires, dont il estime visiblement faire partie, «étaient d'avance la proie de ce Satan femelle, dont le mâle s'appelle Mensonge. Pour les autres qu'importe ? Qu'importent à la Bête aussi vieille que le temps les faibles qu'elle avale, ainsi que la baleine fait d'un banc de jeunes saumons ?» Et Bernanos de poursuivre : «Ou l'Injustice n'est seulement que l'autre nom de la Bêtise — et je n'ose y croire — car elle n'arrête pas de tendre ses pièges, mesure ses coups, tantôt se redresse et tantôt rampe, prend tous les visages, même celui de la charité. Ou elle est ce que j'imagine, elle a quelque part dans la Création sa volonté, sa conscience, sa monstrueuse mémoire». Suit un passage assez connu, qui nous donne la clé du texte de Georges Bernanos, de tous ses textes à vrai dire : «Qui oserait nier que le mal ne soit organisé, un univers plus réel que celui que nous livrent nos sens, avec ses paysages sinistres, son ciel pâle, son froid soleil, ses cruels astres ? Un royaume tout à la fois spirituel et charnel, d'une densité prodigieuse, d'un poids presque infini, auprès duquel les royaumes de la terre ressemblent à des figures ou des symboles. Un royaume à quoi ne s'oppose réellement que le mystérieux royaume de Dieu, que nous nommons, hélas ! sans le connaitre ni même le concevoir et dont nous attendons pourtant l'avènement. Ainsi l'Injustice appartient à notre monde familier, mais elle ne lui appartient pas tout entière. La face livide dont le rictus ressemble à celui de la luxure, figée dans le hideux recueillement d'une convoitise impensable, est parmi nous, mais le coeur du monstre bat quelque part, hors de notre monde, avec une lenteur solennelle, et il ne sera jamais donné à aucun homme d'en pénétrer les desseins» (pp. 405-6).
C'est en raison de son caractère surnaturel qu'il est impossible, pour un homme, qu'il s'agisse de Luther, de Lamennais, de Proudhon ou encore de Drumont et de Maurras, d'avoir «raison de l'Injustice» ou de lui «plier les reins», puisque c'est au contraire cette dernière qui distillera dans les veines de ces grands hommes son «venin glacé» (p. 406). Il est tout autant impossible de diviser le royaume de l'injustice, prétend encore Bernanos, la colère elle-même, que tout homme de quelques solides tripes pourrait éprouver à l'égard de l'injustice, n'étant qu'un «état passager, une brusque dissipation des forces de l'âme». Peut-être ne nous reste-t-il, pour nous dresser contre l'injustice, qu'un sentiment qui n'est pas vraiment beau à voir, la peur ? La peur, qui pourtant ressemble à la colère selon Bernanos, et pourvu que l'on en surmonte «la première angoisse, forme, avec la haine, un des composés psychologiques les plus stables qui soient», mais ce n'est pas encore le dernier stade de l'évolution auquel peur et haine sont parvenues, puisqu'elles ont créé «un sentiment nouveau, encore inconnu, dont on croit surprendre parfois quelque chose dans une voix, un regard», sentiment nouveau qui, aussi laid qu'il pourra paraître et même franchement hideux, se dressera peut-être contre l'injustice, puisque, après tout, si cette dernière est d'essence surnaturelle, il y a fort à parier que les deux autres sentiments ne puissent être complètement arrimés au plancher des vaches désacralisé, et tirent leur force secrète d'un fond invisible. C'est donc à ce point, à pareil niveau, que Bernanos considère le spectacle atroce et répugnant qu'il a sous les yeux et le nez, les corps mutilés ou brûlés jonchant les routes de la petite île espagnole, comme étant le creuset de nouvelles expériences, point franchement réjouissantes et même, comme la peur et la haine, comme ce composé sans nom résultant du mélange intime des deux, hideuses, car elles sont nées dans un athanor pour le moins suspect à ses yeux, mélangeant nostalgie voire besoin du sacré enfoui, devenu introuvable sous le ciel, avec progrès techniques devenu fous et tournant à vide : «L'instinct religieux demeuré intact au cœur de l'homme et la Science, qui l'exploite follement, font lentement surgir d'immenses images, dont les peuples s'emparent aussitôt avec une avidité furieuse, et qui sont parmi les plus effrayantes que le génie de l'homme ait jamais proposées à ses sens, à ses nerfs si terriblement accordés aux grandes harmoniques de l'angoisse» (p. 407).
Quelle arme demandais-je, autre que la colère si voisine de la haine qu'il est désormais difficile de les séparer, peut-elle être utilement utilisée contre l'injustice qu'incarne, aux yeux de Bernanos, la Croisade bénie par les «combinards de la dévotion», les «gras chanoines littéraires» (p. 360) ? La prière peut-être qui est, «en somme, la seule révolte qui se tienne debout» (p. 364) dans un monde sans Dieu et sans honneur (cf. p. 416), notation qui fera peut-être réfléchir les commentateurs sourcilleux de Bernanos qui le prennent pour un banal anarchiste, alors qu'il connaît lieux que tant de professionnels de l'agitation les désillusions de la force n'ayant d'autre intention que de détruire, tournant à vide, comme une armée irrégulière saccageant tout sur son passage, pratiquant la tactique de la terre brûlée, sans autre but que de tuer, piller et violer.
Ne nous y trompons pas, Bernanos ne cesse d'ailleurs de répéter qu'il n'est pas facile à émouvoir par le spectacle de la violence, raison pour laquelle nous n'avons guère de doutes sur sa volonté de voir la démocratie se prendre une solide raclée, pourquoi pas sous le poing solidement fermé d'une virile «restauration nationale», à condition cependant qu'un coup de force, opéré dans les conditions de déliquescence qu'il détaille dans son livre, puisse tout de même aboutir à «la création d'un nouvel ordre», et non pas, comme il a raison de le craindre, à «la consolidation de l'ordre actuel avec toutes ses tares» (p. 429) qui ne pourra, une fois de plus, que renforcer l'injustice que l'auteur n'hésite pas à majusculer, voire créer un régime de terreur dans lequel «les citoyens, soustraits à la protection de la loi, n'attendent plus la vie ou la mort que du bon plaisir de la police d’État» (p. 431). De toute façon, Bernanos ne se fait plus la moindre illusion sur la capacité des «gens de droite» ou même de gauche, «sous les noms de progressistes, d'opportunistes, de libéraux, de démocrates, de patriotes ou de nationaux, derrière les chefs les plus divers», à «conquérir le pouvoir par la force», eux qui ne savent plus rien faire d'autre que «crever le grand collecteur», l'égout commençant alors à «vomir sa fange jusqu'à ce que l'étranger, jugeant le niveau atteint, envoie ses égoutiers, chemises brunes ou chemises noires» (p. 435). Qu'il est dur, dès lors, «de regarder s'avilir sous ses yeux ce qu'on est né pour aimer» (p. 438), la destruction d'un régime abhorré, l'émergence d'un ordre nouveau qui ne serait pas seulement tel titre de revue tenue, assez intelligemment d'ailleurs, par des auteurs que l'on a pu regrouper sous l'appellation générique de non-conformistes des années 30. La prudence de Georges Bernanos a pu étonner, scandaliser même celles et ceux qui le considéraient l'un des leurs, mais il prend le soin de les détromper en affirmant qu'il n'est pas, qu'il n'a même jamais été, qu'il ne sera «jamais national, même sur le gouvernement de la République [lui] accorde un jour les obsèques de ce nom», tout simplement parce qu'il aime savoir exactement ce qu'il est, et que «le mot de national, à lui seul, est incapable de [le lui] apprendre», vu que l'on n'en connaît même pas l'inventeur et qu'il serait de toute façon abusif, pour tel ou tel parti, de droite comme de gauche, de se prétendre national, vu que ce serait devancer «le jugement de l'histoire» (p. 541). Il préfère, à ce mot de national celui d'universel qui suffit à ses besoins, celui de catholique étant pas mal non plus, admet-il avec un sourire que l'on devine ironique voire méchant, surtout lorsque l'écrivain, tout proche de vomir assure-t-il, moque les monarchistes français «mendiant les services de la Démocratie sous sa forme la plus basse et d'ailleurs originelle» qui n'est autre que «le public cher aux pionniers de la République radicale, et ces fameuses couches profondes sur lesquelles on l'a vu germer» (p. 398).
Que faire, donc, pour «désinfecter un tel cloaque», mot que Bernanos emploie non seulement pour désigner la guerre civile espagnole, une Tragédie, précise l'auteur, qui est «un charnier» mais, plus sûrement encore «ce que sera demain le monde» (p. 449) ? Une guerre sainte, une expression que n'aime pas beaucoup Bernanos, car «les vrais saints font rarement la guerre», mais qu'il n'en juge pas moins inévitable «dans un monde saturé de mensonge» où les «derniers hommes libres» (p. 459) joueront leur dernière chance ? Que sont d'ailleurs ces hommes libres, sinon des «gens qui ne demanderaient pas mieux que de vivre et mourir tranquilles, mais qui reprochent à votre civilisation colossale de bluffer la vie et la mort, d'en faire un objet de risée» (p. 460, je souligne) ?
Le temps presse en tout cas, juge l'écrivain qui a compris que les massacres entre Républicains, phalangistes et franquistes ne sont que la grossière préfiguration, sordide mais minimaliste, d'une Guerre à venir, qui sera pour le coup, elle, «la Guerre absolue, ni politique, ni sociale, ni religieuse au sens strict du mot, la Guerre qui n'ose pas dire son nom peut-être parce qu'elle n'en a aucun, qu'elle est simplement l'état naturel d'une société humaine dont l'extraordinaire complexité est absolument sans proportion avec les sentiments élémentaires qui l'animent, et qui expriment les plus basses formes de la vie collective : vanité, cupidité, envie», autant de viles réalités qui ne pourront provoquer qu'une «crise d'anarchie généralisée» (p. 461). Souvenons-nous de ce que Georges Bataille écrivait dans ses Propositions sur la mort de Dieu, affirmant que le nouveau visage de la Révolution toisant «encore la civilisation actuelle», ne pouvait se manifester «aux yeux d'un monde muet de peur» que comme «l'explosion soudaine d'émeutes sans limites», étant donné que l'autorité «n'appartient plus à Dieu mais au temps dont l'exubérance libre met les rois à mort, au temps incarné aujourd'hui dans le tumulte explosif des peuples». Une nouvelle fois, Bernanos retrouve un accent prophétique en affirmant que la guerre future, totale, la «tragédie espagnole» n'étant que la «préfiguration de la tragédie universelle» (p. 499) je l'ai dit, ne sera pas faite au nom d'idéaux chimériques mais bien au contraire parce que les anciens, les plus hautes valeurs, les idéaux les plus élevés, ont été perdus : la nouvelle guerre, la guerre absolue, sera donc moins une guerre religieuse qu'une guerre sacrée, ambiguë, bénéfique comme maléfique, hantée par des fantômes de dieux qui ne seront plus honorés que comme des idoles sanguinaires, des statures votives exigeant leur obole en charogne : «On ne peut raisonnablement, pour de telles fins délirantes, qu'utiliser le fanatisme religieux qui survit à la foi, la furie religieuse consubstantielle à la part la plus obscure, la plus vénéneuse de l'âme humaine. Qui l'utilisera ? Quels monstres ? Hélas ! il n'y a peut-être pas de monstres. Ceux qui rêvent d'exploiter ces perversions comme ils feraient d'un quelconque slogan sont des malheureux incapables d'en mesurer l'effroyable, le démoniaque pouvoir. Ils ne croient d'ailleurs pas au diable» (p. 462). En guise de résumé, Georges Bernanos ne craint pas de nous dire, ou plutôt de nous répéter, que «le monde est mûr pour toute forme de cruauté, comme pour toute forme de fanatisme ou de superstition» (p. 468), l'un et l'autre, fanatisme et superstition ne pouvant que se nourrir de la dépouille du Dieu crevé, comme autant de larves voraces qui ne manqueront pas, une fois la dernière miette de viande pourrie consommée, de prospérer, comme «ces mouches chatoyantes, vêtues d'azur et d'or, peintes avec plus de soin que les enluminures de missel» (p. 360) virevoltant bruyamment au-dessus des charniers.
Que faire ?, demandons-nous encore une fois, puisque nous sommes persuadés que Georges Bernanos n'aura cessé, dans cet essai, de chercher lui-même une réponse à une question qui l'aura taraudé sa vie durant. Retrouver, pour commencer, un langage qui ne se paie pas de mots, semble nous dire Bernanos, voilà ce qu'il faut faire, Bernanos qui, dans ce livre comme dans d'autres, nous répète à l'envi que le langage qu'il tente de parler ou d'écrire n'est pas celui des nantis et des savants, par exemples des Excellences et des Seigneuries qui croient pouvoir parler à la place des révoltés ou des insurgés, comme les baltringues de l'Arrière, naguère, pouvaient estimer partager l'expérience de ceux qui étaient au Front, pataugeant dans la boue et vivant de très banales situations n'ayant point besoin de lyrisme et de mots creux, «telle ou telle conjoncture, si humble qu'elle ne saurait faire la matière d'un récit, où, de la fatigue, du dégoût, de l'angoisse, de la révolte même de votre chair exténuée a tout à coup surgi l'acceptation de la mort, non pas délibérée ni joyeuse mais plus intime, plus profonde» puisqu'il s'agit, comme tente de le nommer Bernanos, de «la réconciliation pacifique de la vie et de la mort, ainsi qu'un miracle de lumière» (p. 472), ces mots et d'autres ne pouvant que nous rappeler ceux de Jünger (6) ayant lui aussi décrit, par exemple dans ses Orages d'acier, un «détachement essentiel, fondamental, qui n'a plus les couleurs de la vie [et] atteint à une espèce de transparence surhumaine» (p. 471).
Est-il illusoire, aussi, de supposer que la folle tentative de Bernanos pour retrouver un langage aussi transparent que possible, mimant la magnifique liberté de l'enfance n'ayant aucun compte à rendre, a pour vertu première de nous rappeler la nécessité d'une incarnation, alors que le romancier suppose que l'origine de tous nos maux réside, justement, dans une désincarnation, qui touche d'abord celles et ceux qui en devraient, ou plutôt auraient dû avoir la garde sourcilleuse, les femmes et les hommes du peuple chrétien car «à la fin des fins, si Dieu se retire du monde c'est qu'il se retire de nous d'abord, chrétiens» (p. 486), Bernanos ne paraissant jamais autant en colère que lorsqu'il s'adresse à ces derniers : «Faute de vivre votre foi, votre foi n'est plus vivante, elle est devenue abstraite, elle s'est comme désincarnée. Peut-être trouverons-nous dans cette désincarnation du Verbe la vraie cause de nos malheurs» (p. 522).
Le langage de l'enfance est d'une pureté absolue, qu'il perdra à mesure que s'éloignera la mystérieuse proximité, première, donnée, entre les mots et les choses, et il n'est sans doute pas exagéré de prétendre que ce langage enfantin est, du moins métaphoriquement, celui des pauvres, qui se passent si aisément des grands discours et que l'on ne dupe pas facilement, en tout cas pas avec des mots creux. La vertu de pauvreté est évidemment essentielle pour Bernanos, car elle peut être considérée comme ces «quelques fleurs des champs, poussant leurs racines dans chaque fissure, avec l'humidité de la terre» qui sont seules capables d'avoir raison «des vieilles murailles» d'un monde qui ne peut pas guérir car, s'il devait guérir, «nous le saurions depuis deux mille ans» (p. 478). C'est bel et bien «la patience du pauvre» qui «aura raison de tout» et c'est ainsi «qu'il faut entendre le mystère de son avènement», puisque le «sceptre du pauvre est la patience» (p. 481) et que, comme de fragiles fleurs des champs, ses racines sont capables de creuser profondément.
Finalement, le seul langage qu'il vaille, pour un écrivain, de servir, est celui de l'enfance usant des mots les plus simples (cf. p. 501), pourquoi pas ceux des pauvres je l'ai dit, mais encore des «brigands iconoclastes, dont la fureur sacrilège» est assurément plus convenable à Bernanos que «l'orgueil des philosophes» (p. 491), langage de l'enfance seul capable d'exprimer «ces vérités si simples» (p. 503) que le romancier ne cesse de répéter aux oreilles de ceux qui ne veulent l'écouter ni même l'entendre. C'est en effet l'esprit d'enfance qui «va juger le monde» (p. 506), comme le rappelle le long discours, si remarquable que je m'étonne que quelque éditeur inspiré n'ait pas eu l'idée de le publier en plaquette, de l'incroyant que Bernanos qualifie de «brave agnostique, d'intelligence moyenne». Ce discours, vraiment extraordinaire dans sa lucidité, s'étend des pages 508 à 524 de notre édition, avant que la troisième partie ne débute. J'en cite quelques passages illustrant le propos de Bernanos, qui consiste à établir de manière assurée plusieurs évidences, comme le fait que, si le monde commence à geler de froid, c'est d'abord parce que la Chrétienté n'a pas su garder le feu qui lui avait été confié : «Lorsque le monde s'affadit» clame ainsi l'incroyant, «à qui voulez-vous que je m'en prenne" sinon aux chrétiens qui ne croient plus en grand-chose, ni à Dieu ni au diable, ni même au «grand dogme de la Communion des Saints, dont la majesté nous étonne», et qui n'apporte aux prétendus croyants «qu'une prérogative de plus, parmi beaucoup d'autres». Si les incroyants ne répondent que de leurs «actes ou de leurs conséquences», les croyants, eux, jouissent d'une solidarité qui les lie les uns aux autres et qui «est d'une espèce bien supérieure», poursuit l'incroyant, plus rigoureux dans ses déductions qu'un inquisiteur : «Il me semble que ce don de la foi qui vous est départi, loin de vous émanciper vous lie à eux par des liens plus étroits que ceux du sang et de la race», Bernanos retrouvant un accent bloyen lorsqu'il affirme, par la bouche de ce lucide dont Albert Camus se sera peut-être souvenu en écrivant La Chute, «que le sort d'un puissant de la terre dépend peut-être», à la minute où il parle, «de la volonté d'un enfant partagé entre le bien et le mal et qui résiste à la grâce de toutes ses faibles forces», alors que, pendant ce temps-là, les chrétiens continuent comme si de rien n'était à «parler des affaires de ce monde sur le ton le plus ordinaire» (p. 513).
C'est en utilisant le langage de l'enfance que l'incroyant, que Bernanos qualifie de «vieil enfant chargé d'inexpérience» (p. 516), continue de parler et de moquer et de tancer le peuple de Dieu qui a perdu sa foi, allant même jusqu'à affirmer que c'est par exemple «la corruption du clergé mexicain [qui] est la cause surnaturelle des persécutions dans ce malheureux pays» (p. 514), et c'est encore en enfant, «devant des enfants», qu'il faut que les chrétiens reconstruisent tout : «Redevenez donc enfants. Ils ont trouvé le joint de l'armure, vous ne désarmerez leur ironie qu'à force de simplicité, de franchise, d'audace» et, bien sûr, «d'héroïsme» (p. 518), alors même que les incroyants, eux, selon notre intrépide qui ressemble si visiblement à Georges Bernanos en personne, manquent «des mots nécessaires» (p. 519) pour traduire sans le trahir le message d'une Thérèse de Lisieux que les chrétiens, pourtant, n'hésiteront pas à trahir et pervertir en employant «un langage à peine distinct de celui des moralistes, des bêtes à morale» (pp. 522-3).
C'est dans la troisième et dernière partie de son livre que Georges Bernanos va donner la parole à un second accusateur des chrétiens censés représenter le sel de la terre (cf. p. 513), comme plusieurs évangiles le mentionnent, sel qui a été gâché par l'esprit de vieillesse, dont la prétendue sagesse est la chose la plus haïssable en l'homme, ce «germe stérile, l’œuf de pierre que les vieillards se passent de génération en génération et qu'ils essaient d'échauffer tour à tour entre leurs cuisses glacées» (p. 526). L'esprit de vieillesse, «désespérant de justifier par la seule foi démocratique le massacre universel des Innocents [tombés au front de la Première Guerre mondiale], s'est mis à parler grec et latin, pour la jubilation d'une partie de ses fidèles» (p. 528), mais tant de fausse science, tant de faux discours sont en fin de compte décidément incapables de comprendre cette évidence enfantine, devant être dite dans un langage d'enfant, cette lumineuse et douloureuse vérité : «le malheur de l'homme est la merveille de l'univers» (p. 526).
Si l'esprit de jeunesse «est une réalité aussi mystérieuse que la virginité, par exemple» (p. 530) et que le monde moderne ne cesse de pécher contre cet esprit (cf. p. 531), c'est contre Hitler, ailleurs qualifié d'enfant humilié, que les si sottes, pusillanimes et menteuses démocraties, qui n'ont su garder vivant ce dont elles avaient la garde, qu'il s'agisse de la Chrétienté, de la Romanité ou du génie hellénique, vont devoir lutter, futur Pacificateur (cf. p. 569) aux allures antichristiques, instaurant par une terreur sans faille une paix totale qui sera rigoureusement équivalente à une guerre totale (cf. p. 556), pétrifiant de peur une Europe unifiée où il n'y aura plus «qu'un seul peuple et qu'un seul maître» (p. 570), la parodie des Béatitudes étant ici évidente. Georges Bernanos est rigoureusement cohérent avec sa vision eschatologique de la fin des temps qui lui fait interpréter stalinisme, nazisme et fascisme comme les surgeons pervertis d'une espérance que le christianisme a fait naître, entretenue par ses saints, puis étouffée, méprisée, raillée, accommodée à la sauce progressiste, espérance qui, peut-être, renaîtra et, de la sorte, reviendra visiter son peuple (cf. p. 365). Nous retrouvons le vocabulaire de l'impureté, du mauvais rêve, de l'affront fait aux morts dont le sacrifice inutile sera salué de beaux discours alors qu'ils n'auront été que des hommes vivants jetés par centaines de milliers dans les tranchées (7), mais aussi d'un sacré radicalement inverti, lorsque le romancier fait parler le Führer, Hitler qui n'a su rien faire, mais c'est après tout un génie comme un autre, bien que maléfique comme l'illustrera Le Tentateur d'Hermann Broch, sinon concentrer l'humiliation allemande sur «sa face d'archange sans pardon [qui] n'a pas daigné essuyer les crachats» (p. 566) mais, surtout, osant invoquer les nouveaux dieux, les «voix de la terre, des dieux de la terre, que le Christianisme n'a étouffées qu'un moment", songez donc, «vingt siècle à peine, une misère", les voix de la terre proclamant elles aussi leurs Béatitudes qui ne sont pas vraiment celles du petit catéchisme puisqu'elles disent qu'il faut maudire les faibles et les infimes et même, bouleversante annonce faite par Bernanos, qu'il faut exterminer les Juifs, «car chacun d'eux», peuple juif et allemand, «se croit élu» et qu'il n'y a évidemment pas de «place dans le monde pour deux peuples élus» (pp. 567-8).
Les dernières lignes des Grands Cimetières sous la lune semblent infléchir le pessimisme fondamental, lui-même paradoxalement enté sur une espérance d'essence surnaturelle et donc indéracinable, de Georges Bernanos, qui redonne à la simplicité enfantine du langage qu'il appelle de ses vœux sa dimension essentielle : l'action et, plus précisément, la capacité folle de se jeter en avant, cette loi si simple «qu'on ne lui trouverait sans doute un nom que dans le langage des Anges» (p. 575) qu'incarna si merveilleusement la Pucelle, cette «fille indocile, qui déserta la maison paternelle, coureuse en habit d'homme des grands chemins ouverts sous l'averse, des routes fuyantes pleines de querelles et d'aventures, capitaine ombrageux» mais pas seulement, «et quoi encore ? un page, un vrai page, et qui aimait tant les chevaux, les armes, les bannières, un page aumônier, prodigue, magnifique», en fait «un vrai page, avec ses gentils chapeaux ronds et sa tunique de drap d'or, et puis enfin quelques semaines, parmi ces vieux renards, ces professeurs de morale, ces casuistes, dans l'air épais de la salle d'audience, le petit théologien paradoxal qui en appelle à Dieu, à ses saints, à l’Église Invisible tandis que chaque question sournoise vient l'atteindre en pleine poitrine, la jette à terre toute ruisselante d'un sang sacré, notre sang, nos larmes, ô tutélaire, ô bien-aimée» (pp. 574-5), enfant admirable brûlée par les savants et les orgueilleux qui jamais n'auront pu détruire «la fleur merveilleuse dont la semence semble avoir été jetée par les Anges, ce génie de l'honneur que notre race a tellement surnaturalisée qu'elle a failli en faire un moment comme une quatrième vertu théologale» (p. 574) (8).
Seul cet esprit d'enfance, incarné par quelques saints, les pauvres mais aussi, note Bernanos, ces hommes simples qui, comme lui, ont été trompés durant ce qui fut appelé une Guerre du Droit et qui ne fut qu'un prodigieuse boucherie, pourront faire renaître une «nouvelle chevalerie», qui «domptera la barbarie polytechnique comme elle a dompté l'autre, et qui naîtra comme l'autre, du sang versé à flots des martyrs» (p. 573).
Notes
(1) Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune in Essais et écrits de combat, t. 1 (Gallimard, coll. La Pléiade, 1971), pp. 1422-3. Quelques fautes émaillent le texte : exemples tirés et non «exemples tirées» (p. 407), il manque un trait d'union dans le deuxième paragraphe de la page 427, Mafia s'écrit avec un seul f (p. 440), fieras et non «feras», mot espagnol désignant les fauves (p. 468), d'un caractère et non «d'une caractère» (p. 546).
(2) Je suggère aux crétins qui font de Georges Bernanos un grand démocrate, un démocrate convaincu bien que paradoxal voire suspect, ou même, qui le réduisent à leur ridicule taille en l'imaginant comme un progressiste se cachant sous de sombres haillons réactionnaires et même franchement passéistes, de bien se pénétrer de ces lignes : «Le peuple des démocraties n'est qu'une foule, une foule perpétuellement tenue en haleine par l'Orateur invisible, les voix venues de tous les coins de la terre, les voix qui la prennent aux entrailles, d'autant plus puissantes sur ses nerfs qu'elles s'appliquent à parler le langage même de ses désirs, de ses haines, de ses terreurs. Il est vrai que les démocraties parlementaires, plus excitées, manquent de tempérament. Les dictatoriales, elles, ont le feu au ventre. Les démocraties impériales sont des démocraties en rut» (p. 364). Bernanos aura ce méchant mot sur les démocrates et leur besoin, dirait-on de nos jours, de faire société ou, pire, faire peuple : «la dernière chose dont l'homme soit capable est d'être bête et méchant tout seul, condition mystérieuse réservée sans doute au damné» (p. 357). Ailleurs, il écrit que «la démocratie est l'état naturel des citoyens aptes à tout. Dès qu'ils sont en nombre, ils s'agglomèrent et forment une démocratie. Le mécanisme du suffrage universel leur convient à merveille, parce qu'il est logique que ces citoyens interchangeables finissent par s'en remettre au vote pour décider ce qu'ils seront chacun» (p. 388). On voit donc que la personne seule, libre dans le cas du saint ou de l'enfant ou emmurée vivante dans le cas du possédé, compte aux yeux du romancier, puisque seule la personne peut courir le risque de se perdre ou de se sauver, et non les foules, soumises comme de placides ruminants marins aux courants venus des profondeurs tout comme agitant la surface. C'est du reste le sens de cette remarque : «Ne se damne pas qui veut. Ne partage pas qui veut le pain et le vin de la perdition. — Que dire ? — Nul ne peut offenser Dieu cruellement qui ne porte en lui de quoi l'aimer et le servir» (p. 379), occasion pour l'écrivain de caractériser en quelques mots, corrosifs comme de l'acide, certains salauds comme «le vieux Tibère pataugeant dans sa baignoire et tendant à la bouche des nouveau-nés le lambeau par quoi, jadis, il fut un homme» : voici Gabriel Matzneff, sa vie vaine et son œuvre moins insouciante que sotte, rangés dans le cabinet de curiosités à babioles pédérastiques. Remarquons pour conclure que Bernanos n'a jamais renié son admiration pour le combat de son vieux maître Drumont, même si, sur ce qu'il était alors convenu d'appeler la question juive, il a énormément évolué. Toujours, il faut, à la place de Bernanos, justifier ce que les ânes appellent l'injustifiable, quand il leur suffirait de comprendre que ce romancier est un de ces hommes dont la simple présence suffirait à faire s'évanouir la presque totalité de nos pontifiants éditorialistes et journalistes, ou même femmes et hommes politiques, un de ces hommes qui jamais ne renia ses premières admirations, Drumont donc, mais aussi Léon Daudet, auquel il consacre quelques lignes que j'estime superbes : «On ne saurait faire le compte de ses injustices, du moins les porte-t-il sur sa figure, elles s'y inscrivent ainsi que les cicatrices au torse d'un vieux gladiateur. Certes, quiconque a aimé le visage humain ne peut regarder sans frémir cette face terrible dont l'énorme sensualité dévorerait jusqu'aux larmes et qui, à je ne sais quelle audience du procès La Rocque, surgit tout à coup barbouillée d'écarlate, ainsi que le masque d'un acteur grec. Qu'importe ! Ce n'est pas là le visage du Pharisien. Il est tout ce qu'on voudra, sauf un sépulcre et moins encore un sépulcre blanchi. Plus qu'aucun des nôtres, au contraire, il est fait pour la sueur d'angoisse, pour cette autre espèce de larmes purificatrices, plus intimes et plus profondes, que virent couler, une nuit entre les nuits, les oliviers prophétiques. Certains êtres que rien n'assouvit, ne sauraient trouver leur rafraîchissement dans l'eau vive promise à la Samaritaine, il leur faut le fiel et le vinaigre de la Totale Agonie» (p. 561). Ai-je tort de considérer que ce portrait de feu convient parfaitement à Georges Bernanos, et que c'est probablement en songeant à ses propres démons qu'il écrivit ces lignes ?
(3) Le Progrès, qui porte une majuscule chez l'auteur, est hypostasié, comme le mythe démocrate par excellence ou, du moins, le seul mythe avec lequel les foules communient sans rechigner, car c'est le seul mythe «qui satisfît à la fois leur cupidité, leur moralisme sommaire et le vieil instinct de justice légué par les aïeux» (p. 367). Ailleurs, le mythe du Progrès apporte à ces mêmes individus déchristianisés, à cœur dur et à tripe sensible (cf. p. 371) «l'espèce de pain dont ils ont besoin» (p. 370).
(4) «Le peuple réagit autrement que nous au mystère de l'Argent […]. Il est naturel qu'il soit surtout sensible à la cruauté du dieu couleur de lune, qui fait supporter aux pauvres diables tout le poids de ses déceptions sentimentales. Nous savons en effet que le Prince du Monde cache sous sa cuirasse une blessure inavouable, qu'il se ronge en son coeur étincelant de passer pour un imbécile auprès des vrais maîtres et seigneurs qu'il brûlerait de séduire» (p. 377).
(5) «Les saints ne se résignent pas, du moins au sens où l'entend le monde. S'ils souffrent en silence les injustices dont s'émeuvent les médiocres, c'est pour mieux retourner contre l'Injustice, contre son visage d'airain, toutes les forces de leur grande âme» (pp. 363-4).
(6) Que j'ai du reste rapproché de Bernanos dans cet article.
(7) C'est l'un des grands thèmes chers à Bernanos, courant de La Grande Peur des bien-pensants à Monsieur Ouine : «Il faut expier pour les morts. Il faut réparer pour les morts afin qu'ils nous délivrent à leur tour. La réconciliation des vivants n'est possible qu'après la réconciliation des morts» (p. 560).
(8) Georges Bernanos écrit que «c'est d'honneur que manque le Monde. Le Monde a tout ce qu'il lui faut, et il ne jouit de rien parce qu'il manque d'honneur. Le Monde a perdu l'estime de soi. Or, aucun homme sensé n'aura jamais l'idée saugrenue d'apprendre les lois de l'honneur chez Nicolas Machiavel ou Lénine. Il me paraîtrait aussi bête d'aller les demander aux Casuistes. L'honneur est un absolu. Qu'a-t-il de commun avec les docteurs du Relatif ?» (p. 416).