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27/05/2021
Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos par Christophe Scotto d’Apollonia
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Christophe Scotto d'Apollonia dans la Zone/
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Ce qui sidère dans Les Liaisons dangereuses – unique roman, épistolaire, de Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803), publié en 1782 – c’est l’intensité glaciale et marmoréenne du désespoir amoureux : les protagonistes n’ont d’autre obsession que la recherche, l’exigence et l’obtention de l’amour absolu, inconditionnel, sacrificiel, sous peine de mort, d’anéantissement de l’âme et du corps.
I – Le Beau, le Vrai, le Mal dans la haute littérature
Les Liaisons dangereuses sont d’abord une déflagration dans la littérature française. Depuis le Moyen Âge et jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les écrivains et poètes s’inséraient dans l’ordre social millénaire, sous l’égide de l’Église et de la Monarchie, dont ils s’affirmaient les fidèles et les sujets. Ils n’avaient pas d’autre ambition que de rehausser l’une et l’autre, de les sublimer, de s’en souhaiter l’avant-garde, – ainsi de Troyes, Rutebeuf, Machaut, Ronsard, d'Aubigné, Corneille – même Villon ! Leur œuvre s’insère dans les querelles théologiques et politiques de leur temps. Leur critique n’a d’autre ambition que de redresser l’Ordre social et moral par l’intaille en lettres de feu du Bien, du Beau, du Vrai tels qu’hérités de la philosophie hellène, de la doctrine chrétienne, de la chevalerie féodale.
Le lyrisme de Rousseau, dans son roman Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), fit souffler un vent nouveau sur les lettres françaises : l’auteur ne s’y préoccupait plus de la Chrétienté européenne, mais découvrait à ses lecteurs un nouvel Ordre, social et spirituel, dans l’amour absolu de deux amants, Julie et Saint-Preux. Une génération entière en fut traumatisée; et, dès les premières années du bref règne de Louis XVI (1774-1792), s’affirmèrent de jeunes lettrés à l’esprit indépendant de l’Ordre millénaire, souvent préoccupés d’amour : la haute littérature française était née; leurs noms s’en égrènent comme le premier chapelet : Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre, Chamfort, Chateaubriand, André Chénier, Choderlos de Laclos, Benjamin Constant, Joseph de Maistre, Restif de La Bretonne, Rivarol, Sade, Madame de Staël. Certains, écrivains tardifs, n’écriront pas sous le règne du roi déchu et décapité, la Révolution interrompant ou suscitant leur œuvre; mais ils avaient bien tous au moins vingt-cinq ans à la fin du règne.
Or, si La Nouvelle Héloïse est le premier roman moderne, Les Liaisons dangereuses sont le premier roman du Mal. Nul autre n’illustre mieux ce passage célèbre et fascinant de l’Apocalypse johannique : «Écris à l’Ange de l’Église de Laodicée : ‟Ainsi parle le Véridique, féal et franc Témoin, Principe de dive Sagesse : Je n’ignore pas ta conduite : tu n’es ni grand chaud ni grand froid ! Ah,que n’es-tu l’un ou l’autre ! Mais tu es tiède; et puisque tu es tiède, je te vomirai de ma bouche”» (Apocalypse, III, 14-16, nous présentons ici notre traduction, inédite). La rhétorique propre à la littérature française, et qui lui conférera si longtemps sa réputation sulfureuse, est ici constituée. Les principaux protagonistes, héros ou anti-héros, seront, fût-ce malgré eux, des extrémistes, des absolutistes : le vent glacial, mortuaire, satanique que soufflent leurs paroles corrompt, putréfie les masques de chair des bonnes gens, des gens tièdes donc moraux, mais d’une moralité sociale, bornée, humaine, si humaine, – dénude le néant des âmes mortes et ainsi, par une charité suffocante, leur soif inextinguible d’Amour. L’héroïsme romanesque s’avère alors une grâce démoniaque par-delà les convenances et les normes sociales – qu’avant eux sublimaient ou pleuraient les auteurs. C’est un Démon, mais un démon vis-à-vis de l’ordre socio-humain, non divin : il en révèle la déchirure inexpiable. «Vous qui entrez ici, perdez toute espérance !» : la sommation dantesque n’est point oubliée… Après le génocide culturel suscité par la Première République, la quatrième dynastie une fois instaurée, les premiers Romantiques tentent, timidement, de ressusciter cette grâce, cette fois sous l’égide britannique de Lord Byron et du dandysme. C’est pourtant un auteur anachronique à son temps, resté psychiquement au XVIIIe siècle, qui va poursuivre cette voie ouverte par Laclos : Stendhal, – dont le roman Le Rouge et le Noir (1830) s’insère dans la même veine, cette fois sous la Restauration, par le feu de la jeunesse bonapartiste, – dont l’essai De l’Amour (1822) expose une description minutieuse, analytique de l’éclosion, de l’évolution, de la nature du sentiment amoureux. Un autre auteur, lui aussi fasciné par Laclos, s’inscrit dans son sillon : Barbey d’Aurevilly, dont la trop méconnue nouvelle La Bague d’Annibal (écrite en 1834), première des Diaboliques (composées dès les années 1840-50), pourtant non retenue dans ledit recueil de nouvelles, suit la même ligne ignée, ainsi que son roman Une vieille maîtresse (1851) qui réussit le tour de force de romantiser l’esprit libertin. Mais c’est le recueil de poèmes Les Fleurs du Mal (1857 et 1861) de Baudelaire qui définitivement appose le sceau maudit sur les lettres françaises : toute la littérature depuis 1860 est baudelairienne; Les Liaisons dangereuses en furent pourtant l’œuvre initiatique, dont Baudelaire, avisé critique, observait : «Ce livre, s'il brûle, ne peut brûler qu'à la manière de la glace.»
II – Un jeu de miroirs épistolaire aux réverbérations tragiques
III – Le combat des trois natures humaines : la Glace, le Feu et l’Eau tiède
IV – L’état de nature ou l’apologie de l’amour fou
V – Actualité des Liaisons Dangereuses
La suite de l'étude, dont j'ai indiqué ci-dessus le plan, est disponible au format PDF, ici.