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17/08/2021
Révolution et contre-révolution conservatrices : à propos de la correspondance entre Carl Schmitt et Ernst Jünger, par Francis Moury
La théologie politique dans la Zone.
Ernst Jünger dans la Zone.
De la révolution conservatrice en Allemagne, par Jean-Luc Evard.
Notes de lecture sur : Ernst Jünger & Carl Schmitt, Correspondance 1930-1983, notes et postface de Helmuth Kiesel, traduction et notes révisées de François Poncet, préface de Julien Hervier (éditions Pierre-Guillaume de Roux / Krisis, 2020).
«Politiquement, j'ai plus appris dans les deux dernières années que dans les 37 précédentes. Petit à petit, nous laissons les Temps modernes derrière nous : les cent actes nouveaux seront de plus en plus palpitants. [...] J'éprouvais par trop le besoin d'être seul. C'est vraisemblablement la faute de Cassien; je trouve que la lecture des Pères de l'Église gagne en intérêt à chaque mois qui passe.»
Ernst Jünger à Carl Schmitt, le 4 juillet 1934, Correspondance 1930-1983 (op. cit., p. 53).
«Cher Ernst Jünger, sur votre phrase : «Peut-être les principes de 1789 survivront-ils aux États qu'ils ont ruinés», cf. la phrase du jeune Hegel : «C'est l'effet d'une loi supérieure qu'un peuple qui a donné au monde un élan nouveau et universel périsse à la fin avant tous les autres, et que son principe prévale, mais non lui-même» (cité dans mes Positions et concepts, note page 113.»
Carl Schmitt à Ernst Jünger, le 6 mars 1956, Correspondance 1930-1983, (p. 239).
Ce volume de 663 pages propose la correspondance actuellement connue de Ernst Jünger avec Carl Schmitt : elle comporte 486 lettres, cartes postales et télégrammes (249 de Jünger et 177 de Schmitt) qui s'échelonnent de 1930 à 1983. Elle bénéficie des ajouts de la seconde édition allemande de 2012. Sa colossale section allemande de notes historiques, littéraires, philosophiques, artistiques (1054 notes réparties sur les pp. 363 à 579) est non seulement intégralement traduite mais encore, à l'occasion, elle-même annotée par les éditeurs français. Ces chiffres aideront à mesurer le travail fourni par les éditeurs allemands puis français (du côté français il s'agit d'une coédition entre le défunt Pierre-Guillaume de Roux et les éditions Krisis, du nom de la revue Krisis, une des revues fondées par Alain de Benoist).
Ernst Jünger est âgé de trente-cinq ans en 1930; Carl Schmitt est son aîné, âgé de quarante-deux ans : la différence d'âge me semble pourtant pratiquement abolie, dans leur correspondance, par une remarquable complicité intellectuelle, une véritable communauté d'esprit même si Carl Schmitt signe parfois ses cartes postales et ses lettres d'un «votre vieux Carl Schmitt», et cela dès les années 1940.
À mesure que le temps décante la position de Ernst Jünger (1895-1998) au vingtième siècle, il nous révèle une image toujours plus fouillée et complexe mais qui risquerait de recouvrir l'essentiel : Jünger fut d'abord un intellectuel critique du rationalisme moderne. Sa conception chevaleresque de la vie était celle du lecteur de Nietzsche qu'il ne cessa d'être. Les sources de l'irrationalisme de Jünger remontent certes plus haut dans l'histoire de la pensée allemande. Jünger fut lecteur de Herder et fut aussi un peu à l'image du Faust vieillissant de Goethe; il ne cessa de retremper et de rajeunir son âme dans le sentiment, le rêve et l'action. D'où son goût pour les expériences limites : les Approches, drogues et ivresse (publié en 1970 mais relatant des expériences parfois entreprises dès les années 1950) comme la guerre en 1920 ou en 1940 sont pour lui autant de moyens d'approcher une sorte de transe sacrée, une expérience intérieure d'essence religieuse au sens primitif et archaïque : de ce point de vue, on peut dire rétrospectivement que Roger Caillois avait sans doute mieux lu Orages d'acier que ne l'avait fait André Gide qui n'y voyait qu'un remarquable récit purement objectif. D'où aussi sa méfiance des genres littéraires prédéterminés et contraignants : Jünger écrit des romans symboliques, des romans à clés, des descriptions entomologiques, des choix de rêves, des journaux intimes, des récits et des souvenirs historiques, toujours entrecoupés de citations et de méditations inopinées. Ses contemporains allemands l'honorent à partir de 1920 et de la parution de ses Journaux de guerre (en particulier d'Orages d'acier) mais sa vitalité et son héroïsme sont encore notables en 1940 puisqu'il reçoit, à quarante-cinq ans, la Croix de fer pour avoir ramené un blessé sous le feu de l'ennemi :
«Il avait certes agi avec légèreté et il y avait un mort avec lui, que j'ai ramené comme l'autre ― ce qui m'a fait repenser au début du [Ainsi parlait] Zarathoustra où Zarathoustra revient avec un mort et un fou» (lettre de Jünger à Schmitt du 26 juin 1940, page 99).
Dès la fin de 1929, Hugo Fisher apprenait à Jünger que Carl Schmitt (1888-1985) l'admirait profondément et voulait qu'on lui décernât le Prix Goethe, une chaire professorale «ou ce genre de choses» (lettre de Fisher à Jünger citée par Helmut Kiesel dans la Postface, page 581). En 1930, alors que Carl Schmitt et lui échangent leurs premières lettres, Jünger est au sommet de sa gloire sociale mais sa vocation d'écrivain et d'intellectuel n'est qu'en partie accomplie par la publication de ses souvenirs de guerre. De son côté, Schmitt écrit dès les années 1910 certains des grands articles et livres qui font de lui non seulement un juriste reconnu mais bientôt (1933) un conseiller d'État puis le fondateur d'une ample philosophie politique et historique, théologiquement basée sur son marcionisme, dotée d'un mouvement dialectique qu'il considère lui-même comme l'héritier de celui inauguré en philosophie de l'histoire par G.W.F. Hegel (1). Ce qui est certain, c'est que Jünger et Schmitt se considèrent tous deux, en cette année 1930, comme les représentants du courant que Armin Mohler (1920-2003 : secrétaire de Jünger pendant quelques années après-guerre, cf. note 551, certes un peu courte mais claire et synthétique, de la page 473) avait baptisé, dans le titre de sa thèse soutenue en 1950, La Révolution conservatrice (1918-1932).
De fait, Jünger et Schmitt critiquent alors tous deux, d'une manière acérée, la démocratie moderne. L'État de droit, le parlementarisme, le libéralisme, la citoyenneté sont des concepts que rejettent autant Schmitt que Jünger : ils sont sur la même longueur d'onde. Sur le plan religieux, Jünger est protestant (et l'héritier d'une pensée allemande qui va de Luther à Nietzsche) mais il se convertira en 1996, deux ans avant sa mort, au catholicisme ― conversion pleinement consciente mais dont le sens est aujourd'hui discuté : Julien Hervier estime, sur la foi des confidences de la dernière épouse de Jünger, qu'elle fut d'essence surtout sociale dans la mesure où Jünger vieillissait au sein d'un environnement catholique; le prêtre qui accompagna Jünger à ce moment considérait au contraire qu'elle était le fruit d'un cheminement long et pleinement réfléchi ― tandis que Carl Schmitt est catholique du début à la fin. La critique du judaïsme par Schmitt ― son origine est d'abord la gnose catholique de Marcion mais elle se nourrit de sources parfois plus inattendues, par exemple sa lecture de Benjamin Disraeli dont il aurait (note 336, page 429) accroché le portrait à la place de celui de Bismark pendant qu'il rédigeait Terre et mer ― et son adhésion au nazisme, effective de 1933 à 1936, sont les deux grands points de divergence avec Jünger qui méprise d'une part le racisme (il récuse la récupération nazie de Nietzsche et n'apprécie ainsi pas du tout les études d'Alfred Baumler sur Nietzsche) et qui méprise régulièrement la politique et ses appareils, ne serait-ce qu'au sens technique moderne, notamment électoral, du terme.
Pourtant, une curieuse symétrie de parcours leur permet assez aisément de se rejoindre par-delà ce qui aurait pu les brouiller : Jünger l'individualiste n'a cessé de servir l'État allemand en tant que soldat, ce qui le rend fondamentalement sympathique à Schmitt pour qui l'État est la continuation de la théologie sur Terre par d'autres moyens (dans la perspective qui est la sienne, à savoir celle d'une ample philosophie politique catholique de l'histoire prenant en compte l'évolution mondiale depuis saint Augustin et Bossuet jusqu'à Bismark puis Hitler et sa chute accomplissant alors une division entre Est et Ouest). De son côté, Jünger estime constamment que Carl Schmitt est l'un des rares à poser correctement les problèmes, en dépit des fautes qu'il a pu commettre et contre lesquelles il l'avait parfois discrètement mis en garde :
«Il {Schmitt} m'écrit [à propos de son livre Terre et mer, paru en 1942 en Allemagne] sur le nihilisme, auquel il assigne, dans la traversée des quatre éléments, le feu. Se faire incinérer dans des crématoires serait une manie nihiliste. De la cendre renaît l'oiseau phénix, c'est-à-dire un signe d'air. Il compte bien parmi les rares personnes qui tentent d'évaluer le processus selon des critères qui ne soient pas tout à fait aberrants, comme le sont les catégories nationales, sociales, économiques. La cécité croît avec les Lumières; l'homme se meut dans un labyrinthe de clarté. Il a cessé de connaître la puissance de l'obscur.» (Jünger, Notes du Caucase, le 23 décembre 1942, cité par la note 364, page 434).
Et on ne peut, dès lors, que constater une très curieuse ironie de l'histoire, une assez étrange ruse de la raison lorsqu'on compare leurs destinées respectives à partir de la période névralgique 1933-1945.
Ernst Jünger considérait en 1934 (lettre de Jünger à Schmitt du 26 décembre 1934, page 58) que «nous sommes maintenant dans la vingt-deuxième année de la Guerre mondiale, dont le tiers peut-être est derrière nous», autrement dit que le Première guerre mondiale de 1914-1918 n'avait pas cessé. Cependant d'abord occasionnellement favorable mais bientôt hostile au NSDAP, il est admiré par Hitler en tant que héros militaire et devient intouchable, quelles que soient ses prises de position, qu'au demeurant il dose et modère dans sa correspondance privée tant le régime s'avère, sous l'emprise de la surveillance des SS, immédiatement dangereux et meurtrier. Le domicile de Jünger fut tout de même perquisitionné en 1933 et en 1940 (voir préface de Julien Hervier, pp. 16-17) et il se plaint avec humour dans un post-scriptum (d'une copie à Schmitt d'une lettre adressée par Jünger le 27 juin 1934 au «Département de sauvegarde de l'éthique professionnelle» du NSDAP afin de défendre le botaniste Fritz Merkenschlager dont la théorie raciale relative au mélange de sang étranger et allemand ne convenait absolument pas à la doctrine nazie) des méfaits d'un Département qu'il compare au «Grand tribunal de l'inquisition» (page 52). Son prestige littéraire augmente en Allemagne comme en Europe de l'Ouest pendant la Seconde Guerre mondiale puis continue d'augmenter après la défaite : son image est celle d'un héros ― qui plus est, francophile et francophone ― de la Première Guerre mondiale qui ne s'est pas compromis avec le parti nazi durant la Seconde Guerre mondiale.
Carl Schmitt justifia la «Nuit des longs couteaux» sur le plan juridique et sur celui de la philosophie politique (les chefs des SA devaient être liquidés afin que l'autorité de l'État fût préservée) mais tomba en disgrâce en raison de son catholicisme. C'est Hermann Göring qui avait fait nommer Schmitt comme conseiller d'État en 1933 et c'est le même Hermann Göring qui le protégea en 1936, autant qu'il fut en son pouvoir, en faisant cesser les attaques des SS contre Schmitt (cf. note 915, page 552), attaques qui eussent pu provoquer son assassinat si elles s'étaient poursuivies (2). En Allemagne sous occupation alliée à partir de 1945, Schmitt ne cessa pas d'être suspect mais cette fois-ci aux yeux des Alliés. Durant son incarcération de 1946-1947, il rédige Ex Captivitate salus, remarquables notes autobiographiques. En 1972, à propos d'une formule jüngerienne sur le suicide reprise mais modifiée par Henri de Montherlant, Schmitt note en marge qu'il a vu deux hommes «anticiper leur suicide par le bourreau» (page 313) : son ami Wilhelm Ahlmann (1895-1944) à qui est dédié Ex Captivitate salus (Ahlmann était proche de certains «résistants de l'intérieur» au nazisme, raison pour laquelle il fut incarcéré et préféra le suicide à une condamnation) selon la note 914 de la page 552 et le ministre plénipotentiaire Hermann Göring (1893-1946). Même innocenté par une relaxe prononcée par les juges de Nuremberg, la situation sociale de Schmitt est après-guerre franchement misérable et le demeure longtemps alors que celle de Jünger est toujours plus brillante. Schmitt devient isolé et dépressif alors que Jünger augmente le cercle de ses amis, de ses admirateurs et de ses lecteurs. Cependant, durant cette période 1945-1960, les deux hommes surmontent ces contingences : ils se considèrent davantage réunis par un destin, une vision et une ambition communes, que séparés par des vicissitudes transitoires.
La relation de Jünger avec Schmitt ne fut, en outre, pas seulement intellectuelle ni mondaine mais familiale : le conseiller d'État Carl Schmitt devient en 1934 le parrain de Carl Alexander Jünger (1934-1993), le second fils de Jünger.
Ce qui explique sans doute, au moins en partie, que la correspondance de Jünger avec Carl Schmitt de 1930 à 1983, répartie sur 53 années, ait été deux fois plus durable et soutenue que la correspondance de Jünger avec Martin Heidegger de 1949 à 1975 (3), répartie seulement sur 26 années. Autre grande différence entre les deux correspondances : la correspondance de Jünger avec Schmitt couvre la période du Troisième Reich hitlérien (1933-1945) alors que l'essentiel de la correspondance de Jünger avec Heidegger débute quelques années après sa chute, dans une Allemagne en ruines, bientôt sévèrement divisée entre RFA capitaliste et RDA communiste. Notons à cet égard que Schmitt comme Jünger furent témoins de l'édification par la RDA du mur de Berlin (nuit du 12 au 13 aout 1961) mais que seul Jünger verra sa démolition (novembre 1989).
Il faut tenir aussi compte, relativement à cette plus grande fourchette temporelle, du long silence de novembre 1960 à juillet 1968 (cf. page 297) provoqué par une lettre de Gretha Jünger (écrite en 1959 alors qu'elle était proche de la mort par cancer, adressée posthume en copie à Schmitt en 1960) reprochant à Schmitt ses mauvais propos tenus, alors qu'il était isolé, dépressif et jaloux de la gloire de Jünger, tels que les avait rapportés Armin Mohler, le secrétaire de Jünger qui fréquentait aussi Schmitt. Même ainsi amputée par ce douloureux épisode, la Correspondance Jünger / Schmitt dure néanmoins 45 années au total : 1930-1960 puis 1968-1983.
La contingence affective et sociale cède le pas dès 1968 à un renouvellement de leur estime mutuelle; une correspondance apaisée reprend alors jusqu'en 1983 : dans son avant-dernière lettre du 25 avril 1983 adressée à Schmitt, Jünger l'assure qu'il demeure «son éclaireur» et le remercie chaleureusement pour la «précieuse clé pour la Théologie politique» (4) qu'il lui a adressée à l'occasion de ses vœux d'anniversaire : «Parmi les vœux d'anniversaire, les vôtres m'ont particulièrement réjoui» (page 362).
Le philosophe allemand majeur du vingtième siècle, j'ai nommé Martin Heidegger, apparaît dans cette correspondance lorsqu'il est très brièvement cité par Carl Schmitt en 1942 à l'occasion d'une rencontre avec un de ses élèves mais il devient, à partir de 1955, beaucoup plus présent.
C'est probablement la lettre de Carl Schmitt à Ernst Jünger du 10 août 1955 (et ses amples notes 675-677 annexées aux pages 506 à 508) qui permet de bien comprendre comment Heidegger et eux formèrent après-guerre ― de facto car ils produisaient cet effet du simple fait qu'ils survivaient à l'épreuve de la Seconde Guerre mondiale non seulement physiquement mais théoriquement (et artistiquement dans le cas de Jünger sans négliger le fait que Schmitt considère en 1955 le style philosophique de Heidegger comme une authentique et véritable tentative littéraire) ― une sorte de trinité théorique survivante de l'Allemagne révolutionnaire «nationale-conservatrice» des années 1918-1933.
Ernst Jünger avait en effet contribué dès 1950 par son essai Passage de la ligne aux Mélanges offerts à Martin Heidegger pour son soixantième anniversaire. Cinq ans plus tard, à l'occasion des Rencontres amicales. Mélanges offerts à Ernst Jünger pour son soixantième anniversaire, recueil dirigé et édité en 1955 par Armin Mohler, deux essais firent plus particulièrement sensation : la contribution de Martin Heidegger, Sur la Ligne qui répondait d'emblée par son titre à l'essai antérieur de Jünger, et la contribution de Carl Schmitt, La Structure historique de l'actuelle partition du monde entre Est et Ouest. Ces contributions de 1950-1955 les lient éditorialement et mettent alors en lumière, aux yeux du public universitaire d'élite auquel elles sont naturellement destinées, divers aspects théoriques qui les rapprochent tous trois, à commencer par une commune critique philosophique de la civilisation technique qui matérialise le nihilisme auquel la pensée allemande de l'être doit résister.
Jünger avait correspondu avant-guerre avec Heidegger (bien que la correspondance traduite en français ne débute qu'en 1949) et il lui maintient son amitié : il est auditeur de la conférence sur la question de la technique prononcée en 1953 par Heidegger à l'Académie bavaroise des Beaux-Arts. Ernst Jünger et son frère Friedrich Georg Jünger avaient écrit sur ce sujet dès les années 1930 des articles (et Friedrich Georg écrivit dessus un assez ample livre tardivement traduit chez nous) tandis que Carl Schmitt y avait consacré quelques remarques dans son livre Situation des sciences juridiques européennes (1943-1944). Dans l'évolution littéraire de Jünger, ses tendances écologiques, ses descriptions entomologiques et sa fascination pour la forêt comme thème métaphysique d'éloignement de la civilisation, constituent sans doute l'autre versant littéraire de cette critique dont les origines remontent au romantisme allemand.
De son côté, Heidegger avait correspondu avec Carl Schmitt dès 1933 à l'occasion de la citation du fragment 53 d'Héraclite (5) sur la guerre (la guerre est père de toutes choses...) dans la troisième édition allemande de La Notion de politique. Heidegger l'en avait chaudement félicité, se souvenant probablement que la citation ne se trouvait pas dans la première édition allemande de 1927. Autre points communs bien connus : Heidegger et Schmitt avaient tous deux adhéré le premier mai 1933 au NSDAP. Selon Julien Hervier, la correspondance de Jünger avec Heidegger aurait débuté dès 1931 (6). Heidegger avait lu et écrit des articles sur Jünger dès les années 1930, organisant notamment en 1939-1940 un cercle de lecture jüngerien à l'Université de Fribourg. En 1920-1930, Heidegger, Schmitt et Jünger étaient déjà trois figures intellectuelles majeures de la révolution nationale-conservatrice allemande. Cette trinité intellectuelle et sa ligne générale théorique sont confirmées après-guerre par chacun des trois et par leurs échanges cordiaux.
Sur le plan matériel, ce volumineux ouvrage broché est illustré en première de couverture par un dessin original de Patrick Lusinchi représentant Jünger assis au premier plan et Schmitt debout au second plan, dans un salon rouge muni d'une bibliothèque. Le thème de la bibliothèque, de sa complétude, de son incomplétude, de sa perte, de son remplacement, est une constante de cette correspondance : l'âme et l'esprit matérialisés de Jünger et Schmitt sont les livres qu'ils possèdent, qu'ils lisent, qu'ils commentent. Au verso, une photo N&B montrant Jünger en uniforme et Schmitt en civil à Rambouillet, le 19 octobre 1941.
Il est muni d'une préface rédigée par Julien Hervier qui fut notamment responsable de l'édition des traductions des Journaux de guerre de Jünger à la Bibliothèque de la Pléiade en 2008, édition à laquelle le traducteur et réviseur des notes François Poncet avait en son temps collaboré. La préface de Hervier s'attache à deux aspects : l'évolution de la position de Jünger et de Schmitt relativement au Troisième Reich d'une part, l'évolution psychologique de leur relation d'autre part. La postface d'Helmuth Kiesel, responsable des éditions allemandes de 1999 puis 2012, étudie succinctement mais précisément divers aspects : matériel et éditorial, historique, philosophique, littéraire. On peut dire que l'ensemble (préface + postface) constitue une solide introduction que chacun pourra ensuite prolonger par la lecture des lettres et de leurs notes, en fonction de ses intérêts personnels.
L'appareil de notes fournies par Helmuth Kiesel, révisé et enrichi encore par François Poncet, constitue un commentaire d'une précision historique méticuleusement vérifiée. Certaines notes peuvent certes être considérées comme des aides-mémoires commodes restituant en quelques lignes la biographie et un aspect (intéressant aux yeux de l'un ou de l'autre correspondant) de l'oeuvre du nom cité, par exemple de la philosophie dans le cas de Thomas Hobbes ou de Arthur Schopenhauer. La seule note additionnelle de François Poncet qui m'ait déçu sur le plan de l'histoire de la philosophie, est celle qu'il ajoute à la note, certes insuffisante mais pas inexacte, de Kiesel sur le philosophe médiéval Duns Scot (7). Une autre note de François Poncet est un peu décevante, mais sur le plan littéraire cette fois; je veux parler de celle qu'il ajoute concernant le Peter Schlemil (1814) de Chamisso, en bas de la page 311 : on ne peut en effet, me semble-t-il, réduire ce remarquable conte fantastique (qui inspira plusieurs classiques du cinéma fantastique allemand muet expressionniste) à l'idée qu'il «résume le déracinement de son auteur» même si le déracinement en question a probablement joué un rôle psychologique dans sa genèse littéraire. D'autres notes sont heureusement bien plus amples et souvent indispensables au lecteur français lorsqu'elles concernent des écrivains, intellectuels, universitaires et publicistes allemands peu connus chez nous, appartenant notamment à la période 1850-1950. Leur ensemble restitue un véritable panorama de l'Allemagne et son évolution, sans parler des mentions des relations françaises de Jünger qui augmentent encore pour nous l'intérêt de cette correspondance : Jünger y brosse quelques savoureux et parfois même saisissants portraits de Louis-Ferdinand Céline, de Jean Cocteau et de quelques autres écrivains qu'il rencontra à Paris. Il arrive en outre qu'une note allemande de 1999 ou 2012 soit corrigée, augmentée, précisée par François Poncet si bien que cette édition française 2020 s'avère, au final, plus fiable encore que les deux éditions allemandes de 1999 et 2012.
Quelques mystères et points de suspension demeurent inévitablement inexpliqués : un livre auquel on fait allusion n'est pas identifié; un envoi n'a pas été conservé; un interlocuteur n'est désigné que par un surnom inconnu ou des initiales pas éclaircies. Ils sont rares et soigneusement signalés par un appareil critique d'une impeccable rigueur. Certains mystères s'éclaircissent d'ailleurs eux-mêmes au fil de la lecture, sans que les notes y soient pour quelque chose : par exemple, Carl Schmitt annonce (page 92) à Jünger dans une carte postale du 6 avril 1940 que Ernst Niekisch est libéré. Le lecteur historien peut s'en étonner ― et s'étonner qu'aucune note ne s'en étonne ― car il sait que Niekisch fut emprisonné de 1939 à 1945. Jünger reprend le 8 avril 1940 son interlocuteur : au lieu de «libéré» ne faudrait-il pas plutôt dire «sera libéré» ? Schmitt lui confirme le 14 avril qu'il n'a pas vérifié l'information (pp. 93 et 94) : c'était donc une rumeur qui courait et les éditeurs n'avaient, en effet, pas besoin de s'en inquiéter par une note à la page 92, note qui eût été intempestive et inutile puisque les pages 93 et 94 se chargent d'éclairer le lecteur sur sa véritable nature.
La bibliographie sélective comporte environ 20 pages : elle est répartie entre les deux auteurs, chacun muni d'une bibliographie primaire (leur œuvre) et secondaire (les études sur leur œuvre). J'aurais préféré, en raison de sa densité (éditions originales allemandes et traductions françaises sont citées dans l'ordre chronologique de parution et séparées par une simple mise à la ligne), qu'elle fût numérotée : chaque unité aurait pu comporter l'ensemble des références à un titre; cela aurait contribué à son aération et à une consultation plus intuitive. Le lecteur fervent s'habituera cependant assez vite à la technique de sa consultation.
L'index des noms comporte, lui aussi, environ 20 pages. Si on y cherche Carl Alexander Jünger, il faut aller directement et logiquement au nom de famille Jünger qui répertorie une sélection de 14 prénoms distincts. Notons que «Jünger Ernst [Ernstel]» concerne l'autre fils de Jünger, celui tué au combat en novembre 1944. Idem pour les membres de la famille Schmitt. Aucune entrée n'est individuellement consacrée à Ernst Jünger ni à Carl Schmitt puisque chaque page les concerne. Statistiquement, l'écrivain français le plus mentionné est Léon Bloy (8). Cet index très ample ne mentionne volontairement pas les noms cités dans la section bibliographique : par exemple Alain de Benoist, cité à plusieurs reprises dans la bibliographie pour ses études (y compris bibliographiques) et pour les numéros spéciaux de sa revue Nouvelle École sur Schmitt (n°44, 1987) et sur Jünger (n°48, 1996), est absent de l'index.
La présentation matérielle des ajouts de la seconde édition allemande est conservée à l'identique, y compris la reproduction des manuscrits, en fac-similé, sur quelques pages. Ces ajouts bénéficient de notes complémentaires rassemblées dans un second appareil critique à la numérotation par conséquent autonome.
Notes
(1) Pour un examen plus approfondi du marcionisme et de l'hégélianisme de Carl Schmitt, cf. Francis Moury, Le rationnel et l'irrationnel dans la pensée allemande (paru en 2010 sur Stalker-dissection du cadavre de la littérature) repris en version revue et corrigée in Francis Moury, La Lance d'Athéna, tome 1, Études d'histoire de la philosophie ancienne, moderne et contemporaine, §XII (éditions Ovadia, Nice, 2021).
(2) Concernant la question de la durée du ralliement de Carl Schmitt au nazisme, il existe une thèse qui prolonge celui-là bien au-delà de 1936. Cf. Jean-François Kervégan, Carl Schmitt et l'unité du monde (in Les Études philosophiques n°68, PUF, 2004, pp. 3 à 23). Kervégan y écrivait : «La thèse selon laquelle l’engagement intellectuel nazi de Schmitt aurait pris fin après les attaques lancées contre lui en 1936 par l’organe SS Das Schwarze Korps est complaisante; l’expression de cet engagement se fait certes moins hyberbolique, mais il se poursuit jusqu’au tournant de la guerre, soit jusqu’à la fin 1942 : voir les dernières lignes de l’article La Formation de l’esprit français par le légiste (SGN, p. 210; trad[uction] dans Du Politique, p. 209-210).»
Je précise, à toutes fins utiles, que rien dans ces lettres de Carl Schmitt, du moins celles couvrant la période incriminée de 1930 à 1942, ne permet de le confirmer ou de l'infirmer. En revanche, quelques formules utilisées dans certaines lettres de 1943 (cf. notamment la note 389 concernant l'allusion biblique aux gens non sancta, in lettre du 21 mars 1943 à Jünger) sont des critiques voilées du régime.
(3) Ernst Jünger & Martin Heidegger, Correspondance 1949-1975, traduction par Julien Hervier (éditions Christian Bourgeois, 2010). C'est une correspondance qui ne traduit pas, ainsi que son titre l'indique, les échanges d'avant-guerre entre Heidegger et Jünger qui, selon Julien Hervier, auraient commencé en 1931. Cf. note 6 infra.
(4) Carl Schmitt, Théologie politique 1922-1969 (traduction et présentation par Jean-Louis Schlegel (éditions Gallimard, NRF-Bibliothèque des sciences humaines, 1988).
(5) Texte grec du célèbre Fragment 53 d'Héraclite : «Πόλεμος πάντων μὲν πατήρ ἐστι, πάντων δὲ βασιλεύς, καὶ τοὺς μὲν θεοὺς ἔδειξε τοὺς δὲ ἀνθρώπους, τοὺς μὲν δούλους ἐποίησε τοὺς δὲ ἐλευθέρους.» Heidegger a notamment commenté ce fragment en 1935 dans son Introduction à la métaphysique. Concernant les problèmes philologiques du texte, voir les études classiques d'histoire de la philosophie et les traductions de tous ou certains fragments chez G.W.F. Hegel, Félix Ravaisson, Émile Bréhier, Jean Voilquin, Abel Jeannière, Clémence Ramnoux. « À quoi bon une traduction des fragments d'Héraclite ? Elle ne signifie rien par elle-même; elle ne peut être qu'un auxiliaire pour l'étude du texte, ou bien (c'est le cas ici) l'illustration d'une interprétation» écrivait avec une sévérité sans doute excessive ― mais il faut se souvenir qu'il avait été formé à l'exigeante école de Léon Robin ― l'excellent Joseph Moreau dans sa recension (in Revue des Études Anciennes, 1959, page 452) du livre de Jeannière sur Héraclite (qui contenait une traduction annexée des Fragments). Le non helléniste pourra cependant se reporter à celle de Jean Voilquin, Les Penseurs grecs avant Socrate (éditions Classiques Garnier, 1941) qui demeure une des meilleures. Notons en passant qu'il semble qu'on soit parfois, aujourd'hui, réticent à traduire «Πόλεμος» par le simple «guerre» alors que c'est pourtant l'évidence même : aucun philologue ni aucun commentateur d'Héraclite n'aurait songé à traduire autrement durant l'âge d'or philologique européen de 1870-1940.
(6) «Ses premiers échanges épistolaires avec le philosophe dataient de 1931 et, bien avant la Seconde Guerre mondiale, il parlait souvent de lui avec son frère Friedrich Georg» selon Julien Hervier. Il y aurait donc une correspondance 1949-1975 traduite car jugée majeure et une correspondance d'avant-guerre pas encore traduite car jugée moins ample et mineure par les éditeurs allemands, anglais et français qui ne connaissent que ce terminus a quo 1949.
(7) Note 412, page 440, Kiesel écrit que Duns Scot est connu pour sa doctrine de l'univocité de l'être, ce qui est vrai mais qui réduit considérablement la doctrine de Scot à un de ses aspects : celui concernant la portée de la métaphysique humaine (qui traite de l'être) qui ne peut être confondue avec la théologie (qui traite de Dieu). François Poncet croit devoir y ajouter deux lignes : une parfaitement exacte sur le fait que Martin Heidegger lui consacra sa grande thèse de doctorat, l'autre parfaitement inexacte, assurant que Scot diminue la transcendance divine et prépare la voie au panthéisme de Spinoza. S'il lit cette dernière ligne, le fantôme de Scot sera mécontent. Sur Scot, la meilleure synthèse demeure le chapitre que lui consacre Étienne Gilson, La Philosophie du moyen âge (éditions Payot, 1922, revue 1944 et 1976, voir notamment pages 598 et 599). Il n'y pas de rapport entre la volonté divine chez Duns Scot et la conception spinoziste d'un Deus sive natura qui nie toute contingence. Raison pour laquelle, au demeurant, Carl Schmitt admirait Duns Scot et méprisait Spinoza. Particulièrement intéressante, sur ce plan, est la note 500 de Kiesel à la page 462 qui cite ce jugement de Schmitt du 7 octobre 1947 dans son Glossarium : «[Deus sive natura est] l'insulte la plus éhontée jamais faite à Dieu et aux hommes». Kiesel remarque que la critique de cette formule spinoziste est aussi une critique par ricochet du fait que Jünger avait mis en exergue à son livre La Paix (1945) une sentence de Spinoza.
(8) Ernst Jünger à Carl Schmitt, le 24 octobre 1934 (page 57) : «Je garde le volume de Léon Bloy jusqu'à ce que Keiper m'envoie l'édition complète que je lui ai commandée. J'y ai pris goût, au point d'en lire fréquemment quelques pages passé minuit. Bloy est sans doute l'antagoniste le plus vigoureux que le socialisme ait trouvé au dix-neuvième siècle. Peut-être vous souvenez-vous de ce passage du Mendiant ingrat qui m'a laissé stupéfait ? : Dieu est seul contre tous. Évidemment , il y a là un mystère. Il est certain qu'un homme, fût-ce un scélérat, contre qui tout le monde se ligue et qui est seul contre tous, a en lui quelque chose de DIVIN qui le rend aimable.» Lire aussi l'ample note 517 de Kiesel, à la page 465, contenant de nombreuses citations de Bloy et des jugements de Jünger (inconditionnel) et Schmitt (un peu moins mais fin connaisseur cependant de l’œuvre) sur Bloy.