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18/09/2021
Notes nouvelles sur Ernst Jünger, par Francis Moury
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Révolution et contre-révolution conservatrices : à propos de la correspondance entre Carl Schmitt et Ernst Jünger, par Francis Moury.
La théologie politique dans la Zone.
Ernst Jünger dans la Zone.
De la révolution conservatrice en Allemagne, par Jean-Luc Evard.
«Nous autres nationalistes ne croyons pas aux vérités générales. Nous ne croyons pas à une morale universelle. Nous ne croyons pas à l'humanité comme être collectif à la conscience centralisée et au droit unifié. Nous croyons, bien plutôt, au conditionnement le plus marqué de la vérité, du droit et de la morale par le temps, l'espace et le sang. Nous croyons à la valeur du particulier. [...] Codes pénaux, constitutions et droit des gens ne peuvent “abolir” crimes, révolutions et guerres. La loi ne reste vivante qu'aussi longtemps que le veut la vie. Le sang brisera en deux les tables les plus dures.»
Ernst Jünger, Le Droit spécial du nationalisme (article paru en 1927, traduction François Poncet in Nouvelle École numéro 48 spécial Ernst Jünger, 1996, pp. 67-69).
«[...] la rencontre de Schmitt et de Jünger au cours de l'hiver 1951 fut une véritable expérience. En assistant à ce face-à-face, j'ai commencé à prendre la mesure de ce qui les séparait. [...] Jünger voyait en toute chose l'archétype, le mythique : ce qui reste immuable par-delà le changement, ce par rapport à quoi le changement se résume à de simples rides sur une surface lisse. Tous les efforts de Jünger sont ainsi voués à l'intemporel. Pour Carl Schmitt, en revanche, seul l'unique – ce qui ne se répète pas dans le temps – mérite attention. [...] Conformément à sa disposition d'esprit, Carl Schmitt se devait d'être chrétien, tandis que Jünger, malgré son inscription formelle au sein du christianisme, restait étranger en cette demeure.»
Armin Mohler, Rencontres chez Ernst Jünger – Fragments topographiques (Rencontres amicales. Mélanges offerts à Ernst Jünger pour son soixantième anniversaire, recueil collectif dirigé par Armin Mohler, éditions V. Klostermann, Francfort/M 1955, traduction in Nouvelle École n° 48 spécial Ernst Jünger 1996, pp. 128-9).
Alors qu'on fêtait le centenaire d'Ernst Jünger (1895-1998), un des rares écrivains à l'avoir lui-même fêté de son vivant en pleine possession de ses facultés créatrice et de sa santé, par ce remarquable numéro spécial de sa revue Nouvelle École (1) qui contenait, outre l'article inédit de Jünger ici examiné, des témoignages incontournables et une première bibliographie générale d'ampleur – y compris concernant son frère Friedrich Georg Jünger (1898-1977) dont les œuvres choisies allemandes comportent pas moins de 12 volumes mais demeurent inédites en France, sans parler des 26 articles littéraires et politiques relevant du courant national-révolutionnaire qu'il publia de 1926 à 1934 dont des extraits sont traduits et commentés par Volker Beismann –, Alain de Benoist estimait qu'il fallait résister à la tentation d'opposer Jünger à lui-même et constater l'unité de son œuvre. Assurément, à condition, ainsi qu'il le rappelait, de se souvenir que Jünger lui-même se voulait «un sismographe, homme des tremblements de terre et des tournants du temps, vigie qui annonce ce qu'il voit avant que les autres en aient seulement pris conscience, au risque de ne rencontrer qu'incrédulité et incompréhension» (2). Si Jünger apparaissait si multiple en dépit de son unité foncière et réelle, c'est qu'il annonçait le futur tout en reflétant un passé dont il était admirablement chargé. En découvrant ce remarquable article de 1927 dont je cite supra en exergue un extrait – article demeuré auparavant inédit en France et qui n'avait jamais été réédité en Allemagne car il n'avait pas été incorporé à un recueil par Jünger ni par ses éditeurs allemands posthumes –, il me semble possible d'y déceler une influence essentielle, trop peu évoquée, sur le jeune Jünger : celle du philosophe G.W.F. Hegel. Cette influence explique en outre, me semble-t-il, pourquoi la rencontre entre Jünger et Carl Schmitt fut si intensément ressentie comme authentiquement philosophique par eux-mêmes, ainsi que le prouve à l'envie leur correspondance récemment éditée (3), car Schmitt aussi, comme on le sait, fut profondément influencé par Hegel. Si Armin Mohler (4), dans sa contribution aux mélanges de 1955 dont j'ai cité supra un fragment en exergue, apparaît davantage sensible aux différences qu'à la ressemblance entre les deux hommes, c'est d'abord parce qu'il s'attache aux divergences de style des œuvres, ensuite parce qu'il néglige peut-être cette clé hégélienne permettant pourtant de les rapprocher sur le plan philosophique. Il néglige en outre l'éducation religieuse protestante de Jünger qui l'inscrit tout naturellement dans le courant de pensée qui va de Luther à Nietzsche.
Jünger écrit en 1927 : «Dans la période qui va de la proclamation des Droits de l'homme à la Grande Guerre [de 1914-1918], la foi en la généralité a épuisé son énergie. Nous reconnaissons volontiers que cette foi a déchaîné des manifestations d'une vigueur magnifique, car nous aimons en la vie la plénitude et l'élan qui entraîne tout. Mais que l'on place sa foi dans le général ou le particulier, là n'est pas l'essentiel, et dans la foi, l'essentiel ne sont pas les contenus, mais la ferveur et la force illimitée. [...] La proclamation des Droits de l'homme jaillit de la même source que le service militaire obligatoire ou la législation des armées, qui ont rendu possibles les formes dévastatrices de la dernière guerre. Et nous avons tous éprouvés que le suffrage universel n'amène pas le moindre adoucissement des luttes politiques et de leur dureté – au contraire. Si nous croyons au particulier et au primat des nécessités particulières sur les nécessités générales, nous y sommes souvent poussés par le dégoût que nous inspirent les formules remâchées des Lumières» (op. cit., page 67).
Dégoût, Jünger le précise quelques lignes plus loin, engendré par le fait que les mots de liberté, de fraternité, d'égalité ont perdu leur valeur en raison du travestissement que leur ont fait subir les «boutiquiers férus de salaires et de production» (op. cit., p. 67 à nouveau). Ce dévoiement du langage, cette putréfaction des valeurs de la révolution française au sein même de la nation qui leur avait pourtant conféré leur sens initial, ne sont pas une constatation isolée du jeune Jünger. Son frère Friedrich Georg (dans certains articles politiques se revendiquant du nationalisme révolutionnaire, parus entre 1926 et 1931) et lui multiplient alors les attaques contre la démocratie, les principes de 1789 et la décadence de l'Europe libérale. La Mobilisation totale (1930) ou bien les chapitres 2 à 5 de Le Travailleur (1932) en portent le témoignage. Ce refus politique se double d'un refus esthétique en apparence assez curieux : Jünger critique le romantisme français d'abord, allemand ensuite, tout comme Carl Schmitt l'avait critiqué dans son Romantisme politique (1919-1926, traduit aux éditions Librairie Valois en 1928). En réalité, Schmitt comme Jünger sont ici, autant sur le plan esthétique que politique, les purs héritiers d'une critique dont l'histoire remonte aux penseurs post-kantiens, à savoir J.G. Fichte (1762-1814), F.W.J. von Schelling (1775-1854) puis, surtout et d'une manière déterminante, G.W.F. Hegel (1770-1831).
En quoi le droit des gens ou droit de la guerre, le droit pénal, le droit civil issu de la révolution sont des droits artificiels, cela s'explique d'abord pour les post-kantiens par deux raisons, l'une historique (Napoléon a trahi de facto l'idéal révolutionnaire en rétablissant une autorité tyrannique sur l'ensemble de l'Europe mais il a fondé en même temps le premier État moderne) et l'autre philosophique (l'idéal révolutionnaire de 1789 est un idéal illusoire parce qu'il est un idéal : il a prétendu substituer une illusion à la réalité de l'histoire, de la tradition, de la culture occidentale des origines grecques puis catholiques à nos jours). Savoir si Napoléon a accompli ou s'il a trahi la révolution est une question qui partage encore aujourd'hui les historiens français : elle fut au cœur de la pensée politique allemande du dix-neuvième siècle. Sur le plan philosophique, il n'est pas inintéressant de noter l'itinéraire de J.G. Fichte (5), d'abord admirateur de la révolution française de 1789 puis orateur à Berlin occupé par l'armée française, durant l'hiver 1807-1808, des Discours à la nation allemande. Trois propositions fichtéennes en ressortent : la liberté de penser est une liberté absolue; la vérité d'une action est irréductible au jugement de l'histoire; la seule guerre légitime est la guerre d'un peuple pour son indépendance.
F.W.J. von Schelling écrit pour sa part dès 1806 : «Depuis Iéna [depuis la bataille gagnée par Napoléon, à l'occasion de laquelle Hegel avait vu passer l'empereur à cheval sous sa fenêtre], j'ai vu que la religion, la croyance publique, la vie dans l'État sont le point autour duquel se meut et où doit être fixé le levier qui doit ébranler cette masse humaine inerte.» Par-delà les vicissitudes politiques contingentes de l'histoire, il y aurait en effet selon Schelling une histoire mythique reposant sur l'idée de la séparation de l'être et de l'absolu puis du retour à leur unité après la chute, cycle rédempteur réel dont les histoires humaines sont des images, la plus juste étant d'ailleurs au carrefour du mythe et de l'histoire puisqu'il s'agit des poèmes d'Homère, L'Iliade (image de l'éloignement et de la séparation) et de L'Odyssée (image du retour au foyer originel). C'est relativement à ce système que Schelling écrit en 1809 ses Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine – auxquelles Martin Heidegger consacrera deux études (6) – dont le thème central est une métaphysique du rôle du mal dans l'histoire humaine, selon une perspective assez luthérienne.
À partir de G.W.F. Hegel, la séparation entre moi et non-moi, entre sujet et absolu, entre absolu et monde s'abolit dans l'histoire de la philosophie. Le vrai devenant sujet dans la figure de l'absolu et de l'esprit, prend en charge l'ensemble des faits positifs du réel, depuis les origines mythiques et religieuses jusqu'à l'histoire de l'époque moderne. Le mouvement de révélation est celui qui prend aussi en charge la mort, le négatif : de la notion inerte, le négatif engendre le devenir total de la réalité, accouchant d'un absolu libre car sujet total au terme de sa pleine manifestation. Hegel a donc repensé, au-delà de l'aspect d'abord subjectif (Fichte) puis objectif (Schelling) de l'absolu, un esprit total et réconciliateur intégrant les notions de droits à la lumière de ce processus qui aboutit parce qu'il réfléchit l'enrichissement du positif initialement inerte par un négatif, à son tour nié tout en étant conservé : cette négation est donc la mort du positif initial parce qu'elle est son enrichissement au moyen de sa négation, puis de la négation de cette négation. Au niveau le plus élémentaire de la logique, l'être est nié par le néant mais ne se maintient pas identique à lui-même de ce fait : le résultat (conservant tout en la dépassant l'opposition initiale) est le devenir. La révolution française existe ainsi comme telle dans le cours de l'histoire du monde mais elle ne peut demeurer identique à elle-même : elle appelle, par son propre mouvement interne, sa négation puis son dépassement. Dépassement et négation sont symbolisés, au yeux de Hegel, par la figure de Napoléon, incarnation momentanée du cours de l'histoire comme l'avaient été, en leurs temps, Périclès par rapport à l'histoire de la Grèce et César par rapport à celle de Rome. Dépassement à plusieurs niveaux, sur plusieurs plans : l'invasion de l'Allemagne par Napoléon réveille l'Allemagne de son sommeil politique, un peu comme la lecture du sceptique anglais David Hume avait autrefois réveillé le philosophe allemand Emmanuel Kant de son sommeil dogmatique. L'État prussien, accomplissement et figure que Hegel considère comme la dernière réalisée de son temps par l'esprit du monde sur le modèle de l'État napoléonien, se constitue en combattant la révolution française : de cette lutte à mort sont nées les figures subalternes (car elles demeurent architectoniquement inférieures, dans le système de Hegel, aux trois figures supérieures de l'art, de la religion, de la philosophie) d'un nouveau droit, d'une nouvelle philosophie du droit, d'une nouvelle philosophie de la guerre mais aussi la figure contre-révolutionnaire par elle-même.
Les arguments de Hegel concernant la nécessité du dépassement de la révolution française par une contre-révolution allemande sont de nature logique, pratique, autant que religieuse. L'idée d'un État s'élevant contre la religion et les hiérarchies qui avaient constitué la nation comme individu réel, effectif, est une idée refusée par Hegel (7) en Allemagne, par Joseph de Maistre et par Louis de Bonald en France, par Burke en Angleterre. Un tel État prouve son caractère artificiel en perdant la guerre : l'Europe monarchiste – sa partie catholique pour l'occasion alliée à sa partie protestante – a vaincu Napoléon. Le principe de la liberté demeure au principe de l'Absolu et de l'Esprit mais il ne s'incarne plus dans les révolutionnaires français. Il s'incarne à présent dans ceux qui les nient, dans les contre-révolutionnaires européens, à commencer par les contre-révolutionnaires allemands. Ce que Hegel reproche aux penseurs révolutionnaires français du dix-huitième siècle, c'est d'avoir méconnu l'idée vivante de l'État effectif dont s'étaient approchés des penseurs aussi divers mais aussi importants que Aristote ou Montesquieu : on ne peut pas s'en tenir à l'idée formelle de la liberté de l'individu si on néglige la totalité incarnée par la nation et par l'État, intégrant ses mœurs, ses lois, son histoire, sa religion. Séparer théoriquement l'individu de cet ensemble ou, pire encore, le placer pratiquement dans une situation où il se sépare d'eux, c'est le rendre abstrait donc irréel, aussi abstrait et irréel que le sont les théories fictives de l'état de nature et du contrat social, vigoureusement critiquées par Hegel dès 1802-1803. Raison pour laquelle Hegel écrit (8) : «[Montesquieu] a eu l'intuition de l'individualité et du caractère des peuples [mais] ne s'est pas élevé à l'Idée la plus vivante». Aristote avait déjà aperçu le lien entre ceux-là et celle-ci : «Aristote ne met pas l'individu et son droit en premier, il reconnaît au contraire dans l'État ce qui est par essence supérieur à l'individu et à la famille [...]. Cela est diamétralement opposé au principe moderne qui part de l'individu [...]. Il ressort de ces quelques traits qu'Aristote ne pouvait avoir l'idée d'un prétendu droit naturel (si l'on déplore l'absence d'un tel droit); – c'est-à-dire justement la considération de l'homme abstrait en dehors de ses liens réels».
La fin de l'article de 1927 de Jünger, au ton très hégélien tout du long et qui reprend vigoureusement sa critique du droit formel, mérite d'être examinée et interprétée : «Vouloir le particulier signifie défendre une valeur, une moralité, un droit, une idée, au regard de quelque chose d'autre, d'étranger, signifie être en état de tension vis-à-vis d'un contradictoire. Par la loi, cette tension est rendue latente. Ce qui ne peut éviter qu'elle se décharge, car la loi codifie selon l'entendement un état de choses, mais la vie passe à travers les états, elle est toujours en flux. Codes pénaux, constitutions et droits des gens ne peuvent «abolir» crimes, révolutions et guerres. La loi ne reste vivante qu'aussi longtemps que le veut la vie. Le sang brisera en deux les tables les plus dures» (op. cit., p. 69).
Que sont ces tables dont la dureté est vouée, quel que soit son degré, à être brisée par le sang versé ? Ce sont probablement, dans l'esprit nationaliste allemand révolutionnaire imprégné d'hégélianisme qui influence la plume du jeune Jünger, une allusion aux règles draconiennes imposées à l'Allemagne vaincue lors du Traité de Versailles de 1919 mais peut-être bien aussi, et la référence serait alors plus ample, les tables de la loi formelle comme celles de la loi mosaïque en général.
D'abord la loi positive momentanée et formelle est contingente : elle s'oppose à la vie tumultueuse qui anime réellement la nation comme l'histoire, selon le jeune Jünger : c'est entendu et Hegel comme Friedrich Nietzsche – que Jünger a lu avec passion toute sa vie – n'auraient pas dit mieux. Souvenons-nous que Hegel privilégie dès 1802-1803 la vengeance par rapport au droit pénal (que Hegel méprisait, tenant le juge pour une sorte de comptable administrant les peines au prix courant édicté par le code alors que la véritable justice ne s'obtient que par la vengeance). Souvenons-nous que Nietzsche a constamment privilégié l'idée primitive de la vengeance par rapport au droit formel, symptôme d'une décadence vitale à laquelle il prétendait remédier, en tant que philosophe médecin de la civilisation.
Mais encore ? Peut-être faut-il aussi remonter aux tables de la loi mosaïque, pour saisir dans son ampleur l'allusion de Jünger. C'est ici qu'il faut savoir que deux intellectuels hégéliens (mais des hégéliens oscillant entre hégélianisme de droite et hégélianisme de gauche donc qui n'étaient tout de même pas des purs hégéliens) influencèrent respectivement Ernst Jünger et Carl Schmitt. D'abord Bruno Bauer (1809-1882) très lu par Carl Schmitt, ensuite Hugo Fisher (1897-1975) qui avait consacré sa thèse de doctorat à la méthode de Hegel en 1926. Helmut Kiesel, le commentateur de la correspondance de Schmitt et Jünger, précise que «proche de la révolution conservatrice, Fisher fit la connaissance de Jünger vers 1925, devint son maître de philosophie, son inspirateur littéraire et son compagnon de voyage préféré» (9). Relisons à présent cette lettre écrite par Carl Schmitt à Ernst Jünger le 23 janvier 1955 : «Avez-vous lu l'écrit de Bruno Bauer sur Philon (Philon d'Alexandrie / Philon le Juif) que je vous ai donné autrefois ? J'ai perdu mon propre exemplaire. Philon s'est retrouvé brusquement au centre de mes pensées depuis que je fais des recherches sur le νόμος. Il a prétendu, et tout le monde l'a suivi – même Pascal – que le mot νόμος n'apparaissait pas chez Homère, assertion éhontée que Voltaire a tôt fait de contredire [...] ce qui, hélas, n'a servi à rien» (10).
L'idée d'une vie asservie à la légalité s'oppose à celle d'une vie libre (celle de l'État étant la plus riche de déterminations mais aussi celle de l'individu énergique, l'individu d'élite peu soucieux de se sentir contraint par la loi du troupeau : il y a durant cette période une oscillation jüngerienne assez nietzschéenne entre ces deux positions, oscillation dont il ne se départira peut-être jamais vraiment) édictant ses propres lois. C'est ici que les thèses culturelles de la révolution conservatrice de 1918-1932 retrouvent spontanément l'opposition dialectique hégélienne, aussi bien en 1927 qu'en 1955 : il est impossible de faire dériver, comme le voulait Philon d'Alexandrie, le droit grec de la loi mosaïque, impossible de soutenir comme Blaise Pascal que Homère ignorait le terme même de νόμος alors qu'on le trouve dans L'Odyssée. Ces arguments de Voltaire à l'encontre de la thèse de Philon d'Alexandrie et de sa reprise par Blaise Pascal, sont évidemment appréciés à leur juste valeur (historique et philologique) par Carl Schmitt mais ils demeurent factuels donc philosophiquement pauvres : leur pertinence est ailleurs. Les totalités culturelles effectives (au sens hégélien de réalités individuelles actives, ayant laissé à ce titre leur marque dans l'histoire du monde) égyptiennes, chinoises, grecques, romaines connaissaient le concept de loi alors qu'elles sont bien évidemment hétérogènes les unes aux autres et toutes différentes de la totalité mosaïque des Hébreux, sans parler des problèmes historiques insurmontables qui invalident l'étrange thèse de Philon. S'y ajoute aussi, bien évidemment non dite, quelque chose d'une critique du formalisme légaliste du Shylok rudement brossé par William Shakespeare dans Le Marchand de Venise (1596-1597). Ce sont ces images de tables dures (mais en réalité si artificielles et fragiles) que le sang allemand brisera tôt ou tard selon le jeune Jünger, tables que la théorie du νόμος (11) doit infirmer selon le Carl Schmitt de la maturité (dont le marcionisme et l'hégélianisme le prédisposaient tous deux à devenir l'anti-Philon d'Alexandrie par excellence) qui leur cherche et leur trouve un fondement catholique (le premier critère substantiel du nomos se trouve en effet, selon Schmitt, chez saint Augustin et saint Thomas d'Aquin) et non plus hébraïque.
C'est ici qu'il faut d'abord relire Exode XXXII, 25-35 puisque c'est Moïse qui, le premier brise les tables de la loi, mais qu'il faut ensuite relire aussi le Nouveau testament, et notamment les épitres pauliennes, puis Tertullien et plus près de nous le janséniste Pascal (12) (à qui il faut pardonner son erreur historique concernant la propagande de Philon qui prétendaient faire découler les lois grecques et romaines de celles de Moïse). Dans le contexte de la révolution nationale-conservatrice allemande, relire les arguments de Tertullien (13) contre le gnostique paulinien Marcion, si bien lu par Carl Schmitt, demeure intéressant : «En la quinzième année du règne de l'empereur Tibère, Jésus-Christ, fils de Dieu descendit du ciel et apparut à Capharnaüm, ville de Galilée. Il enseignait dans la synagogue et tous s'étonnaient de son enseignement. [...] Du reste, au lieu qu'il choisit, à la lumière qui se lève, ainsi que le prophète l'avait annoncé, nous commençons à reconnaître le Christ des prophètes, qui déclare à sa première entrée: Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi et les prophètes; je suis venu pour les accomplir. » Marcion a supprimé ces mots qu'il regarde comme une addition frauduleuse» (Tertullien, Adversus Marcionem, IV, §7).
Constatant non seulement les thèmes mais encore le rythme si hégéliens de la pensée du jeune Jünger et sachant l'admiration constante qu'éprouva Carl Schmitt envers Hegel, on mesure mieux la vanité de l'ancienne remarque d'Alexandre Koyré (14) selon laquelle l'influence de Hegel aurait été beaucoup plus durable et surtout beaucoup plus profonde à l'étranger qu'en Allemagne. Rien ne fut décidément moins vrai.
Notes
(1) Disponible ici.
(2) Alain de Benoist, Ernst Jünger (in Nouvelle École, n°48 spécial Jünger, présentation, p. 1).
(3) Francis Moury, Révolution et contre-révolution conservatrices, notes de lecture sur la correspondance 1930-1983 de Ernst Jünger avec Carl Schmitt. Cet article est indiqué plus haut.
(4) Armin Mohler, La Révolution conservatrice en Allemagne 1918-1932 (édition allemande originale en 1949 puis traduction aux éditions Pardès, 1993) demeure une des thèses majeures sur le courant national-révolutionnaire auquel appartenaient Ernst Jünger et Friedrich Georg Jünger, courant qu'il ne faut pas évidemment pas confondre avec le national-socialisme qu'ils récusèrent tous deux comme un avatar de la démocratie. Alain de Benoist me signale obligeamment un article publié en 1988 (encore inédit en France) dans lequel Mohler jugeait que Carl Schmitt ne pouvait, en fin de compte, plus être considéré comme étant rattaché à la Révolution conservatrice, notamment du fait qu'il s'agissait d'un mouvement de pensée majoritairement influencé par la doctrine nietzschéenne.
(5) Cf. Xavier Léon (1868-1935), Fichte et son temps (éditions Armand Colin, paru en trois volumes de 1922 à1927, réédition 1954-1959) qui demeure indispensable + Didier Julia, Fichte (éditions P.U.F., 1964) qui cite notamment Fichte, Considérations / Contributions destinées à rectifier les jugements du public sur la révolution française (1793-1794), Discours à la Nation allemande (1807-1808, traduction S. Jankélévitch, éditions Aubier, 1952), Théorie de l'État (1812-1813, notamment la deuxième partie sur le concept de guerre légitime pour l'indépendance d'un peuple).
(6) Vladimir Jankélévitch, L'Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling (éditions Félix Alcan, 1933). Cf. aussi Francis Moury, Heidegger ex-cathedra §4 : l'écrit sur le mal (2016), version revue et corrigée dans Francis Moury, La Lance d'Athéna – Études d'histoire de la philosophie ancienne, moderne et contemporaine, §XXII (éditions Ovadia, Nice, 2021), à propos de l'interprétation heideggerienne du problème du mal chez F.W.J. von Schelling.
(7) G.W.F. Hegel, Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel (1802-1803, traduction Bernard Bourgeois, éditions Vrin, 1972) + André Stangennec, Moments de l'esprit théorique et succession des théories du droit dans l'Écrit sur le droit naturel [de Hegel] (in Revue des sciences philosophiques et théologiques, tome 80, n°1, janvier 1996, notamment pp. 71-5).
(8) G.W.F. Hegel, Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel (op. cit., p. 97) + G.W.F. Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie (1805-1830, traduction et notes de Pierre Garniron, éditions Vrin, tome III, 1972), pp. 591-2.
(9) Ernst Jünger & Carl Schmitt, Correspondance 1930-1983 (éditions Pierre-Guillaume de Roux & éditions Krisis, 2020), page 364.
(10) Idem (page 219), où Schmitt fait allusion à la pensée n°620 de Pascal, Pensées et opuscules (éditions Classiques Hachette, établie, présentée et annotée par Léon Brunschvicg, revue et augmentée par Geneviève-Rodis Lewis et Didier Anzieu, 1951 retirage 1978, page 611), à la réfutation de Philon par Voltaire dans ses Remarques sur certaines pensées de M. Pascal (1734, remarques en général éditées en annexe à ses Lettres philosophiques), enfin à un écrit de Bruno Bauer intitulé Philon (Philon d'Alexandrie / Philon le Juif), (David) Strauss et (Ernest) Renan et le christianisme primitif (1874). Sur Philon, consulter en priorité Émile Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses de Philon d'Alexandrie (éditions Picard, 1908, rééditions Vrin, collection Études de philosophie médiévale dirigée par Étienne Gilson, 1925 puis 1950, dernière édition revue du vivant de Bréhier).
(11) Carl Schmitt, Le Nomos de la terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum (1950, traduction aux éditions PUF, 2001). Notez l'absence de majuscule au mot terre : en mettre une serait un contresens car il s'agit ici non pas de la planète Terre mais de la clôture terrestre, du lieu clos, du territoire exclusif séparant deux peuples. «Au commencement du droit, se trouve la clôture» (op. cit., page 78) : la clôture et non pas la loi abstraite ! Cf. la synthétique mais très claire mise au point de Dario Batistella publiée in revue Politique étrangère (année 2003, pp. 423-5). Il faut encore préciser que le terme Nomos – qu'il s'agisse du sens grec classique ou du sens schmittien (connu avant la publication de 1950 dans les cercles schmittiens) – était en usage dans la philosophie politique allemande avant 1950; Albrecht Eric Günhter (1893-1942) l'utilise par exemple, en jouant même de son ambivalence, dans sa critique intitulée L'Homme de destruction (parue en 1933) du livre de Ernst Jünger, Le Travailleur (critique de Günther traduite in Nouvelle École n°48, pp. 70-4).
(12) Cf. Alain de Benoist, L'Homme qui n'avait pas de père – Le dossier Jésus, VI, §13 à propos du gnosticisme de Marcion (éditions Krisis, 2021, page 912). Cette monumentale vie du Christ, rédigée sur plusieurs dizaines d'années, est au courant du dernier état des études historiques et religieuses testamentaires : j'aurai le plaisir d'en reparler plus en détails aux lecteurs de Stalker-dissection du cadavre de la littérature. La traduction du passage de Tertullien citée p. 912 est en réalité une assez brève synthèse de Adversus Marcionem IV, 7, 4 dont voici pour mémoire le texte latin suivi de sa traduction française : «Bene autem quod et deus Marcionis illuminator vindicatur nationum, quo magis debuerit vel de caelo descendere, et, si utique, in Pontum potius descendere quam in Galilaeam. Ceterum et loco et illuminationis opere secundum praedicationem occurrentibus Christo iam eum prophetatum incipimus agnoscere, ostendentem in primo ingressu venisse se non ut legem et prophetas dissolveret, sed ut potius adimpleret. Hoc enim Marcion ut additum erasit» / «Le sectaire nous donne son dieu pour le flambeau des nations. Il fait bien; mais raison de plus pour qu'il descende du ciel où brille le soleil de mon Créateur, quoique, à vrai dire, c'eût été plutôt dans le Pont et non dans la Galilée qu'il aurait dû descendre. Du reste, au lieu qu'il choisit, à la lumière qui se lève, ainsi que le prophète l'avait annoncé, nous commençons à reconnaître le Christ des prophètes, qui déclare à sa première entrée : « Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi et les prophètes; je suis venu pour les accomplir». Marcion a supprimé ces mots qu'il regarde comme une addition frauduleuse». On peut évidemment opposer à Tertullien de nombreuses citations allant dans le sens paulinien de Marcion, par exemple ce que Jésus, montrant le Temple hébreux à l'un de ses disciples, lui dit in Évangile selon saint Marc, XIII, 2 : «Tu vois toutes ces grandes constructions ? Il n'y sera pas laissé pierre sur pierre qui ne soit renversée.» Cf. aussi Pascal, Pensées, XII, Preuves de Jésus-Christ, pensée n°737 qui cite Deutéronome, XXVIII, 29 : «Eris palpans in meridie» / «Tu tâtonneras en plein midi» et Isaïe, XXIX, 12 : «Dabitur liber scienti litteras, et dicet : Non possum legere» / «Un livre sera donné à quelqu'un qui sait lire et il dira : je ne puis lire.» Tout cela prophétise le remplacement de l'Ancien testament par le Nouveau testament, la substitution définitive de la nouvelle loi du Christ à l'ancienne loi des Hébreux.
(13) Relire notamment les sections VIII à XIII des Pensées dans l'édition Classiques Hachette élaborée par Léon Brunschvicg (divisions reprises, car considérées dorénavant comme classiques, à l'identique dans l'édition postérieure Classique Garnier établie par Ch.-M. des Granges qui corrige certaines erreurs, coquilles et lacunes de l'édition Brunschvicg mais pas toutes) : ce sont précisément celles (sans parler de l'ultime section XIV) jamais lues ni étudiées au lycée ou à l'université durant le vingtième siècle alors que, sans leur lecture et leur méditation, la compréhension totale des Pensées est tout bonnement impossible; il n'est pas inutile de rappeler ici leurs titres : VIII Les Fondements de la religion chrétienne, IX La Perpétuité, X Les Figuratifs, XI Les Prophéties, XII Les Preuves de Jésus-Christ, XIII Les Miracles.
(14) Alexandre Koyré, Hegel à Iéna – à propos de quelques publications (in Revue d'histoire et de philosophie religieuses (éditions Félix Alcan, septembre-octobre 1935, page 420, note 1). Ne pas confondre cet article avec l'article également consacré à Hegel mais chronologiquement antérieur de Koyré, Notes sur la langue et la terminologie hégéliennes (in Revue philosophique de la France et de l'étranger, éditions Félix Alcan, 1931).