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10/05/2022
L'Antichrist de John Henry Newman
Photographie (détail) de Juan Asensio.



Plusieurs ouvrages, au cours des siècles, se sont efforcés, à partir d'une multitude d'indices donnés par des sources aussi bien bibliques que patristiques, d'assembler le portrait le plus fidèle possible de l'Antichrist, que l'on songe au De Antichristo de Tomas Malvenda, publié en 1604 ou encore à une Vie de l'Antéchrist (ou Leben Antichristi) rédigée par un prédicateur capucin, Denys de Luxembourg, publiée, elle, en 1682. Ce ne sont là que deux exemples notables (nous pourrions en citer un troisième tout de même, antérieur de plusieurs siècles à ces deux ouvrages, sous la plume d'Adson de Montier-en-Der, datant de 950), autant de textes savants qu'évoque Jean-Robert Armogathe dans son Antéchrist à l'âge classique. Exégèse et politique (Fayard, coll. Mille et une nuits dirigée par Pierre Legendre, 2005).
Ce n'est donc évidemment pas le lieu, ici, d'entrer dans le détail des caractéristiques propres à l'Antichrist que, suivant la toute première tradition des Pères de l’Église et sans citer les auteurs que nous avons mentionnés, John Henry Newman compile au cours de ces quatre sermons, mais de relever bien davantage l'atmosphère qui a fait surgir la méditation sur l'action de celui qui sera le dernier

Les eaux de l'impiété grossissent démesurément alors même que celles de la foi, selon Matthew Arnold, très influencé par les textes de Newman dont il admira la grande prose, ne cesseraient de décroître, comme il l'écrivit dans un poème resté célèbre, Dover Beach publié en 1867, et dont je donne l'extrait le plus significatif :

«The sea of faith
Was once, too, at the full, and round earth's shore
Lay like the folds of a bright girdle furl'd;
But now I only hear
Its melancholy, long, withdrawing roar,
Retreating to the breath
Of the night-wind, down the vast edges drear
And naked shingles of the world».
Was once, too, at the full, and round earth's shore
Lay like the folds of a bright girdle furl'd;
But now I only hear
Its melancholy, long, withdrawing roar,
Retreating to the breath
Of the night-wind, down the vast edges drear
And naked shingles of the world».
Jean Renaud, philosophe québecquois, nota pour sa part en 1989 que «dans le monde moderne, un chrétien sera de plus en plus repoussé à l'état de paria» et que, «incapable de s'adapter à une société qui aura accepté l'inacceptable, il descendra dans l'échelle du monde jusqu'au niveau des chiens»; cependant, «l'insignifiance grandissante de l'élément spirituel dans la civilisation noircit bien des perspectives, mais illumine l'essentiel de la vocation chrétienne : le martyre» (2), et nous pourrions sans trop de peine augmenter considérablement la liste des esprits point trop versés dans la légèreté apocalyptique et l'affabulation prophétique qui se sont inquiétés de la montée de l'impiété, lorsqu'il fallut par exemple

Les caractéristiques de l'Antichrist, son ascendance, sa naissance, son action, la durée de sa lutte contre l’Église, sa défaite, tout cela et mille autres caractéristiques, interrogations et interprétations figurent dans les textes tombés dans l'oubli, les lecteurs de langue française étant, comme toujours ou presque, les moins bien servis quand on les compare, par exemple, à ceux pratiquant l'italien, mais après tout, peu nous importe, car il suffit d'efforts, comme toujours, pour surmonter ces difficultés si communes dans ce pays déclassé qui s'est pourtant si longtemps targué d'être un phare du savoir universel.
Il nous semble intéressant de faire remarquer que, bon an mal an, la conception que John Henry Newman semble se faire de l'Histoire, du moins telle que nous pouvons la comprendre au travers de ces seuls courts sermons, ressemble beaucoup à celle de Léon Bloy. Voyons-le ainsi écrire, dans le premier de ses quatre textes (Les temps de l'Antichrist) :

Commentant ce passage, Grégory Solari écrit qu'en anglais, les termes «a circle ever enlarging» (au passage : circle» et non «spirale» selon la traduction), est une image qui évoque «des cercles concentriques en expansion mais, nous l'avons vu dans l'introduction, elle ne rend pas compte de la continuité de l'histoire, telle que la présente Newman, puisque les cercles se suivent mais restent clos sur eux-mêmes» (p. 130), Solari commentant donc plus précisément notre extrait dans ladite introduction, où il écrit : «Telle est pour Newman l'image du mouvement que le Fils éternel de Dieu, en faisant irruption dans le temps, a imprimé à l'histoire : une courbe unique se déroulant en de multiples révolutions, dont la structure permet de concevoir d'une part la continuité des moments de l'histoire, qui malgré leur apparent éloignement de l'Incarnation lui demeurent reliés dans une mystérieuse contemporanéité, d'autre part l'idée de permanence dans le changement, dont Newman fera la base de sa théorie du développement du dogme» (p. 15).
Il est dès lors assez peu étonnant que, d'âge en âge, puisse se maintenir, comme une espèce d'écho de «celui qui retient» (4), la puissance antagoniste du Fils de la Perdition qui ne surgira, nous disent les textes, qu'au moment où cet obstacle aura été écarté; nombre de Pères de l’Église, dont Cyrille de Jérusalem ou Jean Chrysostome, ont considéré que cette force de rétention ou d'opposition ne pouvait être que Rome, l'Empire romain, Newman se rangeant à cet avis (cf. p. 34), et ajoutant que «nous n'avons pas encore vu la fin de l'Empire romain», qui s'est morcelé en plusieurs pays, lesquels, «dans la perspective de la prophétie» (p. 35), en sont la continuation.
De toute façon, une datation précise importe assez peu puisque l'Antichrist, qui certes ne manquera pas de s'incarner à une époque plutôt qu'une autre, représente aussi «l'esprit d'ambition, père de toute hérésie, de tout schisme, de toute sédition, de toute révolution et de toute guerre» (p. 37) qui, lui, traverse les temps. Et puis, «s'il est vrai que l'ennemi du Christ et de Son Église doive surgir de quelque extraordinaire éloignement de Dieu, n'y a-t-il pas lieu de craindre qu'en ces jours mêmes une telle apostasie ne soit en train de se préparer, de prendre forme, de s'accélérer ?» (p. 47). Lorsque Newman se demande pourquoi l'Antichrist n'a pas encore surgi, ou bien pour quelle raison Rome n'a pas été entièrement détruite, puisque c'est la destruction de la puissance qui retient qui marquera le début du court règne de l'Adversaire, il suppose qu'une espèce de katechon au carré, autrement dit l’Église au cœur même de Rome, empêche la ville de s'effondrer : «Et on ne peut expliquer pourquoi Rome n'est pas tombée sous le coup de l'économie divine à l'encontre de ses créatures rebelles, et n'a pas (comme le voudrait la prophétie) enduré la plénitude de la colère divine qui avait commencé à la frapper», sinon en supposant qu'une «Église chrétienne est toujours en ses murs, la sanctifiant, intercédant pour elle et la rachetant» (La cité de l'Antichrist, p. 92).


Notes
(1) John Henry Newman, L'Antichrist (traduit de l'anglais par Genia Català et Grégory Solari, traductions des citations bibliques et patristiques de Pierre-Yves Fux, préface, assez indigente, de Louis Bouyer, Genève, Ad Solem, 1995), p. 25.
(2) Jean Renaud, En attendant le désastre, Éditions du Beffroi, Québec, 1990), cité dans les notes de notre ouvrage, p. 25.
(3) Emilio Gentile, dans son ouvrage intitulé Les religions de la politique (Le Religioni della politica. Fra democrazie et totalitarismi, 2001, traduction de l'italien par Anna Colao, Seuil, coll. La couleur des idées, 2005) remarque ainsi, dans une partie de son ouvrage intitulée Religions de l'Antéchrist : «Le sentiment angoissant d'une catastrophe imminente, menaçant l'existence même du christianisme et de l'humanité, laissait peu d'espace à l'analyse des nuances entre les religions politiques et à la particularité de leur attitude et de leur action à l'égard de l’Église : le péril résidait dans leur volonté commune de substituer à la volonté du Christ [...] la religion de l’État, de la Race ou du Prolétariat, dans le but de refaçonner l'être humain selon les principes et les valeurs de la religion politique» (pp. 175-6). Plus loin (cf. pp. 206-7), il rappelle que nombre de penseurs ont identifié la figure de l'Adversaire à l'un des trois régimes totalitaires.

Sur cette question pour le moins complexe, il faut lire les propos d'André Doremus donnés en Annexe 3 de l'édition d'Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947 chez Vrin (2003), pp. 341 et sq..
