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18/03/2023

Les braves gens ne courent pas les rues de Flannery O’Connor, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Evguenia Novozhenina (Reuters).

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.








«Toute cette blancheur froide, la petitesse de l’église de bois et des quelques maisons, de bois également, espacées le long du chemin, la lisière sombre de la forêt, si proche qu’elle semblait une menace, tout parlait d’une vie dure dans un pays austère.»
Louis Hémon, Maria Chapdelaine.


«Il habitait terriblement loin, Dieu.»
Pär Lagerkvist, Le bourreau.


«Quand nous visite l’astre d’en haut, pour illuminer ceux qui habitent les ténèbres, et l’ombre de la mort, pour conduire nos pas au chemin de la paix.»
Évangile de Luc.


Réduire l’œuvre de Flannery O’Connor à un recensement des États et des Empires du Mal serait un parti pris d’une consternante banalité quand on sait à quel point cette romancière et nouvelliste géniale n’a cessé de suivre le mouvement de l’écliptique afin de ne jamais perdre de vue le feu divin du soleil capable d’incinérer toutes les noires tentatives du malin. Dans sa vie et dans sa littérature, pourtant l’une et l’autre affligées de souffrance, il n’est pas un moment, pas un instant, où Flannery O’Connor fait machine arrière et laisse le désespoir dévorer le liseré de l’espérance qui demeure inentamé sous les pesants portiques du diable. Comme l’on racontait jadis que la mystique Râbi’a al-Adawiyya se promenait toujours avec un seau d’eau et une torche pour respectivement refroidir les flammes de l’Enfer et transporter une flamme inextinguible au Paradis, l’on pourrait dire de Flannery O’Connor, malgré la dimension infernale de ses textes et de ses conditions de santé (elle fut emportée à trente-neuf ans par un héréditaire et incurable lupus érythémateux), qu’elle s’obstine à montrer à son lecteur la source intarissable de l’eau bénite et la lueur invincible du Royaume de Dieu. Peut-être d’ailleurs que tout le travail de cette immense femme de lettres se trouve résumé au début d’une missive qu’elle envoie à une amie qui a voulu conserver l’anonymat et dans laquelle Flannery O’Connor lui parle de sa lecture de Mauriac (1), plus particulièrement de sa lecture de L’Agneau, où l’écrivain français, pour une fois, ne s’intéresse pas au «mal assaillant le bien et lui infligeant comme un coup de grâce», mais plutôt, à rebours des habitudes humaines qui souvent s’inclinent devant les assiduités sataniques, «au bien assaillant le mal», à l’Ange fragile qui abat le Démon réputé infaillible et crée ainsi de l’exception sur la règle graduée du découragement. C’est à partir de cette volonté de subvertir les puissances de bénédiction et de malédiction que nous avons étudié l’un des meilleurs – sinon le meilleur – recueil de nouvelles que l’on pourrait lire tant son auteur maîtrisait la forme courte et savait sonder le mystère de l’homme, l’interminable énigme du genre humain, en fonction des apparences les plus communes et les plus ramassées. Lisons ou relisons alors les histoires qui composent Les braves gens ne courent pas les rues (2) et tentons de comprendre pourquoi l’heure sombre de minuit ne saurait compromettre l’heure sanctifiée de midi – pourquoi la lumière en tant que grâce est inséparable de la plume impitoyable de cette femme qui ne se faisait aucune illusion mais qui était aussi remplie de miséricorde à l’égard des crucifiés de la Terre, à l’égard de ces âmes en peine essentiellement localisées en Géorgie, en Floride et dans le Tennessee, articulant une Diagonale de la Crucifixion qui résonne avec le foudroyant Crucified Land du peintre Alexandre Hogue. Du reste, il ne s’agit pas tant d’une résonance topographique (Hogue était un témoin du Dust Bowl) que d’une résonance spirituelle, d’une manière de voir ou de prévoir avec un œil littéraire ce qu’un œil pictural avait découvert, les deux visions s’accordant et exprimant possiblement une esthétique de la salvation.
Il ne fait aucun doute que la récurrence du soleil dans ces short stories n’est pas due au hasard ou à l’amateurisme d’un écrivain qui chercherait à convoquer de gros effets climatiques pour impressionner le mauvais lecteur. Qu’il soit montant ou descendant, flamboyant ou blêmissant, le soleil, en chacune de ses motions, girations ou oscillations, se meut à l’instar d’un curseur atmosphérique traduisant le secours des hommes même au cœur des plus accablantes et enténébrées des solitudes. Le soleil de presque toutes ces histoires (3) est en ce sens l’Éternel auquel Job rend hommage parce que la souveraine donation de Dieu ne saurait être ternie par le donné inférieur que l’on perçoit avec nos limites terrestres, avec nos sensibilités généralement trop bornées. C’est ainsi que le pire n’est jamais l’essentiel de ce qui est décrit chez Flannery O’Connor parce que le meilleur qui gît sous les décombres du monde relativise l’absolutisme factice – et accidentel – qui règne à la surface de nos rétines désabusées. On s’en convaincra dès le début en lisant la nouvelle éponyme de ce recueil où le massacre d’une famille passe au second plan de ce qui se trame derrière les phénomènes, derrière les lugubres gloires des assassins, plus loin que «la ligne noire des arbres [qui] s’ouvrait comme une bouche d’ombre» (p. 200), quelque part, certainement, dans le giron du «soleil [qui] revêtait les arbres de lumière argentée», offrant au «plus humble arbuste [de lancer] des feux» (p. 193). Ce texte d’ouverture ne cesse d’ailleurs de proposer un brutal combat entre l’éclat et l’éclipse, entre la génération et la corruption, non sans aborder accessoirement une hypothèse de civilisation qui reviendra substantiellement dans le texte de fermeture (4), à savoir que les malheurs actuels de l’Amérique, des faits divers isolés jusqu’aux drames nationaux, proviendraient de la déchéance européenne (cf. p. 196). Au propre comme au figuré, le crépuscule, donc, aurait ses sources dans le lointain de l’antique histoire occidentale et viendrait perturber la récente aurore américaine des pionniers et des orpailleurs. L’Europe serait encore le continent de la foi perdue, le continent de la maladie dégénérative et de l’inhumanité réitérée, terre de menaces croissantes et d’échos malsains, pôle maléfique d’ondes invisibles venant semer la discorde sur les espaces autrefois bénis par Christophe Colomb – ce «révélateur du globe» et cet ultime convoyeur de messianité tel que l’avait envisagé Léon Bloy, ce navigateur christophore venu d’une Europe où l’Église était solide et où le viatique des grands voyageurs pouvait se composer de prières et de versets.
Cette vision dégradée de l’Europe – où se devine éventuellement la nostalgie d’une vision de béatitude en des temps où une inspirante passerelle allait être construite entre le Vieux Continent et le Nouveau Monde encore à découvrir – est initiée par le personnage de la grand-mère et prolongée à travers le personnage du «Désaxé», l’aïeule étant comme l’Amérique redoutant sa contradiction, comme l’implantation craignant l’arrachement, l’ordre juste moderne et auto-satisfait se défiant de l’ordre soi-disant injuste et ancien. Mais tandis que le Désaxé et ses coreligionnaires en scélératesse tuent les uns après les autres les proches de la grand-mère, celle-ci, plutôt que de s’en offusquer ou de s’en démoraliser, plutôt même que de juger cette fratrie de bourreaux, s’embarque dans le registre inlassable de l’imploration, exhortant le persécuteur en chef à prier afin qu’il reconnaisse son irréductible part d’humanité malgré son lourd passé criminel. À ce moment-là, elle est comparable à la veuve de l’Évangile, elle est assoiffée de justice en dépit du fait qu’elle soit confrontée à un juge inique, elle préfère s’en remettre à la certitude intime de la foi plutôt qu’à la superficielle évidence de la fatalité triomphante. En cela, elle n’est pas solidaire de ces théologiens vilipendés par Nietzsche et qui avaient la passion de culpabiliser, la passion d’être des bourreaux pour les bourreaux de leur créance, la passion de punir, d’inventer des coupables, finalement, pour mieux officialiser la casuistique du péché et pour mieux enchaîner les hommes à leur psychologie morbide d’atténuateurs de la vitalité (5). Aux antipodes de ces bourreaux pires que les bourreaux et dont la haine du devenir innocent de la vie ne possédait aucune concurrence, la grand-mère de Flannery O’Connor nous fait oublier l’horreur des homicides en nous faisant voir la beauté réalisée du pardon quand celui-ci paraît le moins crédible, le moins concevable. Elle est alors semblable à la femme pauvre qui aime l’exécuteur des hautes œuvres dans Le Bourreau de Pär Lagerkvist, elle est assimilable à cette mendiante acharnée d’amour et qui veut sauver le fossoyeur à tout prix, parce qu’elle augure probablement, par-delà les apparences, par-delà la structure phénoménale et simpliste de la scène de crime, une vérité nouménale où le Fossoyeur pourrait être le Sauveur. Et ses supplications de vieille bique, ses espoirs et ses touchantes illusions se déploient à l’instar d’un livre de prières, fragile et tremblant, trébuchante liturgie de fol-en-Christ sur le point de s’effondrer, identique au livre de prières ouvert un peu en vain à la fin des Irresponsables d’Hermann Broch, parole immortelle de Dieu, parole inaudible ici-bas, parole impossible lorsque la démonologie est devenue la norme, mais parole victorieuse dans l’éternité – parole du Bien qui prendra le Mal en défaut lorsque sonneront les trompettes du Jugement et que l’on s’apercevra définitivement que c’est toujours le Bien qui a été l’offenseur du Mal, que c’est toujours l’agneau de Mauriac qui a déjoué toutes les meutes de loups du monde. C’est la raison pour laquelle, assurément, la grand-mère assassinée en dernière instance (car il était certain qu’elle serait également tuée) survit par le biais du petit chat de la famille, seul être vivant épargné par les balles, par la balistique méthodique d’un terrible écho américain de la «Shoah par balles», simple et forte incarnation animale d’une invulnérable vulnérabilité proclamant que les créatures de Dieu, au paroxysme de l’innocence désarmée, ne sauraient être visées par les progénitures de l’Enfer.
Nous évoquions du reste la nouvelle de clôture des Braves gens ne courent pas les ruesLa personne déplacée en l’occurrence – et il nous faut l’explorer dans le détail pour en saisir la portée mirifique. Sa dramaturgie est présidée par un «ardent soleil de l’après-midi qui se faufilait derrière une muraille de nuages démantelée, comme s’il feignait d’y vouloir glisser son regard indiscret» (p. 327). Signalons par ailleurs la présence d’un paon dès la première ligne du texte, animal hautement symbolique nous le verrons, animal d’autant plus important pour l’écriture de Flannery O’Connor que la romancière avait la passion des oiseaux et qu’elle détenait plusieurs spécimens ornithologiques dans sa propriété d’Andalusia (comté de Baldwin, Géorgie). Comme son titre l’indique en filigrane, ce texte raconte l’émigration tragique – et aux relents sébaldiens (6) – d’une famille polonaise (les Guizac) à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont des rescapés des camps de la mort et l’on pourrait croire que la destination américaine va leur apporter des compensations existentielles de premier choix. Mais la suspicion s’abat immédiatement sur eux car l’opinion locale les associe aux peurs les plus ancrées vis-à-vis de l’Europe. En effet, Mrs. Shortley, une femme à tout faire du domaine de Mrs. McIntyre où ont atterri les Guizac, ne retient pas ses craintes et s’imagine que cette famille n’est pas différente «des rats porteurs de puces [qui] vous amènent la typhoïde», c’est-à-dire, précisément, «les mœurs sanguinaires d’au-delà l’Océan» (p. 329), les litanies de la proverbiale méchanceté européenne. Le préjugé de l’Amérique pure se prolonge donc en contrepoint du préjugé de l’Europe impure, et, ici même, s’amplifie une forme d’antisémitisme millénaire où le Juif, où qu’il aille, où qu’il regarde, sera systématiquement considéré telle une société indésirable parmi les hommes. À aucun moment Mrs. Shortley ne mesure l’énormité de ce que fut la Shoah malgré les images d’un documentaire qui avaient décelé dans toute son irrémissible horreur «une petite pièce où s’entassaient jusqu’au plafond des cadavres nus» (p. 329). Ce qu’elle déduit de ce reportage de l’univers concentrationnaire déferlant de toute sa véridique infamie sur la planète, c’est moins une occasion de partager l’affliction d’un peuple martyrisé, de pressentir une communion des affligés (car Mrs. Shortley fait aussi partie des réprouvés de la Terre), qu’un malheureux opportunisme de la partialité où elle s’enfonce dans un aveuglement qui la perdra et qui perdra ultérieurement son mari.
Un contraste provisoire émerge du côté de Mrs. McIntyre qui voit dans le chef de la famille Guizac son incroyable «salut» (p. 336). Tout déplacés soient-ils, par conséquent et par l’intermédiaire moral de cette exploitante sudiste, les Guizac, en plus d’être une nouvelle et docile force de travail, participent a priori d’un replacement, d’un rétablissement, d’une réparation miraculeuse après avoir enduré le maximum de la barbarie nazie. Ils ont l’air d’apporter dans le Sud génétiquement sécessionniste un miracle de l’alliance, un prodige de ralliement, une manière d’exister qui cherche non pas à provoquer une tension au sein du monde ordinaire, mais qui essaie plutôt d’affirmer que la hiérarchie surnaturelle peut s’inviter au sein même de la hiérarchie naturelle. Cet optimisme est transitoirement confirmé par la déambulation d’un paon qui enflamme le domaine agricole de Mrs. McIntyre avec sa «queue semée de soleils» ou «inondée de soleil» (p. 331), fleuve astral matérialisé sur un plumage rutilant, promesse de crues et d’essors aux couleurs paradisiaques. C’est là un aspect positif de la symbolique du paon, une allégorie de la majesté tranquille, à rebours de l’aspect négatif qui concerne l’orgueil et l’insubmersible vanité. Toutefois ces deux dimensions du paon s’affrontent avec les attitudes respectives de Mrs. McIntyre et de Mrs. Shortley, l’une étant la réfutation passagère de l’autre (car les soubassements d’une certaine Amérique méridionale ne vont pas tarder à revenir au galop), l’une étant un soleil de justice opposé à une étoile malfaisante, une superbe lucidité intérimaire corrigeant une arrogante cécité titulaire. Et c’est déjà cela de gagné pour les Polonais, c’est un peu de répit, un peu de purgatoire avant de retomber à l’étiage de la damnation. Ne serait-ce que sur une courte durée de révocation de leurs calamités, les Guizac reprennent vie, échappant aux soupçons exponentiels de Mrs. Shortley dont les basses vues déformantes présument une action du diable au moyen de ces israélites, une action en dissimulation, en manipulation, le diable illustrant selon Baudelaire celui qui a la capacité de faire penser qu’il n’existe pas et d’étendre à satiété son imposture. Ainsi les diagnostics délirants de Mrs. Shortley ne cessent de s’aggraver au fur et à mesure qu’elle conclut de la flagrante magnanimité des Guizac une indubitable manifestation du suprême Adversaire. Elle amalgame volontiers l’Europe et ses ressortissants à un «champ d’expériences du démon» (p. 338) et tout ce qui en dérive, à quelque degré que ce soit, ne peut qu’être complice du plus colossal des fauteurs de troubles du macrocosme biblique.
D’ailleurs cette infatigable paranoïa finit par rattraper Mrs. McIntyre : ses bonnes intentions de départ se muent en grimace dès lors que le pater familias du clan Guizac réclame gentiment que sa cousine encore prisonnière de l’Europe raciste puisse les rejoindre afin d’épouser un nègre issu de cette salutaire propriété terrienne (cf. pp. 353-5). Ce qu’entendant d’une oreille outrée Mrs. McIntyre rejette en bloc, proférant menaces et paroles offensantes à l’égard de l’immaculé demandeur, le sommant d’abandonner sa requête sur-le-champ au risque sinon de se faire licencier. Hier encore sensible à l’itinéraire de ces damnés (du moins le suppose-t-on), elle se trouve aujourd’hui insensible, sans doute influencée par le fanatisme provincial de Mrs. Shortley, mais aussi débordée par les réflexes ségrégationnistes qui hantent le vieux Sud avili en perpétuelle cause perdue. Pour cette femme psychiquement hémiplégique, les Guizac ont bien le droit de travailler sur ses terres et d’en tirer un modeste avantage, ils ont bien le droit de profiter d’une seconde chance et d’un ravaudage de leurs histoires personnelles en lambeaux, mais ils ne doivent pas excéder les périmètres d’une tolérance assez mince, dépasser les bornes officieuses de ce midi de l’Amérique ombrageuse où les nègres doivent demeurer des nègres disponibles, des nègres de sang homogène auxquels on interdit tout métissage. Et il y a peut-être pire : les douleurs des nègres passés au laminoir de l’esclavage régulier et irrégulier sont des douleurs commensurables, des douleurs connues, des douleurs susceptibles d’être utilisées par des particuliers ou des représentants politiques des États-Unis, mais les douleurs charriées depuis l’Europe, inédites et pour l’heure indicibles, surgissent sous les espèces d’une incommensurabilité qui tracasse éventuellement Mrs. McIntyre. En un mot, elle ne voudrait pas que ses nègres puisent dans les douleurs et les calvaires européens des arguments d’amnistie, alors autant que la cousine du brave Guizac, malgré ses trois ans de camp, reste sagement là où elle est – autant qu’elle ne vienne pas perturber la mécanique de la fructueuse oppression.
En fin de compte Guizac et les siens seront presque congédiés (cf. p. 358), mais ce sont plutôt les Shortley qui vont se soustraire au fonctionnement de la ferme. Pour ces derniers, il s’agit moins de devancer une trahison de Mrs. McIntyre (qui souhaitait se débarrasser de l’encombrant et déclinant mari de Mrs. Shortley) que de fuir une ambiance méphitique due à l’installation et à l’adaptation réussie des Polonais. Il en résultera une mort subite, à savoir le décès de Mrs. Shortley, terrassée par une attaque le jour même de sa fuite précipitée. Quant au revirement de Mrs. McIntyre vis-à-vis des Guizac, il est possible qu’elle ait aperçu la vérité angélique de cet homme sous ses dehors prétendument démoniaques. Du reste, par un effet de pondération et par les voies d’une vraisemblable pitié, elle reprend dans son équipe d’ouvriers-paysans le veuf Shortley, loin, très loin d’anticiper les funestes conséquences que son geste va engendrer sur la balance des affaires humaines (indifféremment aux poids et aux mesures des opérations supérieures dont il ne nous appartient pas d’évaluer la pression des décrets mais dont il nous incombe de croire aux finalités providentielles). Ce qui advient par la suite se concrétise en une vengeance passablement crapuleuse, en un ressentiment pour ainsi dire saisi au vol, lorsque Mr. Shortley s’arrange pour que les freins d’un gros tracteur se détendent afin d’écraser le corps du patriarche Guizac en train de réparer un tracteur plus petit (cf. p. 364). Tout à son ouvrage et concentré sur les rouages de la machine à dépanner, l’exilé juif n’a pas pu prévoir ce piège sournois, il n’a pas pu songer à la mort environnante alors même qu’il a connu la mort omniprésente pendant la déportation. Il n’aurait pas été non plus enclin à soutenir que l’Amérique pût être une version diabolisée de l’Europe, un vaste continent d’apparence accueillant mais dont l’ontologie serait sinistrement détraquée, un monde où la lumière n’aurait plus d’élan corpusculaire parce qu’il serait en réalité gouverné par une «vitesse des ténèbres» (7), un monde cassé par une entropie de civilisation si avancée qu’elle en aurait compromis les lois mêmes de l’irradiation naturelle. Il a suffi en cela d’un seul traître, d’un seul vengeur médiocre pour dépasser en qualité et en quantité de Mal les atrocités cumulées de la Shoah, car l’homicide commis sur la personne du pauvre Guizac a une silhouette plus inquiétante que les millions d’homicides perpétrés par les méthodes massives du génocide, le meurtre de Guizac jaillissant à nos yeux effarés tel un meurtre de trop, tel un assassinat exorbitant qui vient désespérer le cœur et la raison. Là se déroule l’infâme rouleau du mensonge américain, l’affabulation démocratique exacerbée, la queue du paon crépusculaire où les soleils des flambantes rémiges sont fallacieux, contaminés par l’interminable nuit de la ségrégation multimodale, astres gâchés sur l’oiseau emblématiquement duplice, fragment de la nature dénaturée qui exige l’imploration du grand soleil de grâce qui pourra ultimement ressusciter les défuntes lueurs.
Faisons alors confiance à ces brillantes et récurrentes épiphanies du soleil pour envisager le rachat lorsque Flannery O’Connor se plaît à décrire une succession de chemins suppliciés. Ce n’est qu’au prix du plus immense perfectionnement de l’antinomie (la description d’un Sud visiblement envoûté rejetant la prescription du Royaume) que l’on peut repérer une corrélation potentielle quoique toujours indécise, problématique, médiate, longue à se faire jour dans nos cerveaux désireux d’immédiateté. Regardons par exemple avec courage et persévérance «le soleil blanc de ce dimanche» (8), ce feu dominical qui «se hâtait de traverser la ouate grise d’un nuage» (p. 213), ce céleste brasier mué en «boule qui maintenant roulait devant» les persécutés de la lande sudiste (p. 214). Ce soleil-ci, très exactement, brille sur une galerie d’estropiés, sur une procession de déshérités qui semble faire du Sud mythologique de Flannery O’Connor le sidéral hospice de toute l’humanité voûtée, et en-deçà de l’éclatante protection étoilée se dresse la blafarde protection d’un révérend juvénile, illuminé christique par le bas, guérisseur et sermonneur autoproclamé, artisan d’une atmosphère de pâleur (cf. p. 223) «si l’on exceptait le trou qu’y forait le soleil» (p. 223) et que l’auteur, sempiternellement, nous incite à revendiquer malgré son tropisme calamiteux. Et si l’on poursuit la farandole des bossus adornés de rayons séraphiques (9), embaumés dans un réticule de photons dérivés d’une «boule rougeoyante» (p. 233), l’on ne peut éviter de consigner la sourde-muette Lucynell Crater, esprit retardé de surcroît, trompée par les intentions du beau parleur Tom Shiftlet (du Tennessee), laissée à l’abandon dans une auberge qui eût pu constituer la sobre étape d’un voyage de noces, licenciée du cœur boiteux de son mari manchot du bras gauche, affalée au comptoir d’une gargote, endormie et ronflante tel un archétype de la féminité ruinée, poids mort dont il fallait se délester au plus vite (cf. p. 233). Puis, par contraste avec la luminosité ambiguë dont use Flannery O’Connor, une fois le délaissement de Lucynell effectué, le difforme Tom Shiftlet, «moignon au vent» pilotant son véhicule sur une route déclassée de l’Alabama traumatisé (p. 234), subit le commentaire stratosphérique d’un «coup de tonnerre [qui] éclata derrière lui comme un rire énorme» (p. 234). Auparavant il avait fait monter un autostoppeur qui s’est rapidement jeté par la portière, irrité, à ce qu’il semble, par les moralisantes observations du conducteur au sujet de l’héroïsme des mères – lors même que la mère du passager intempestif s’est révélée sous les traits de la marâtre accomplie. D’où l’appel final de Tom Shiftlet invoquant la colère du Seigneur afin que celui-ci «balaie la fange de cette terre» avec un orage (p. 234), ignorant, bien évidemment, que le Seigneur ne désencrasse les pesanteurs de ce bas monde que par des truchements radieux et non par des truchements ténébreux.
Un autre phénomène de foire, au sens littéral en outre, défie le soleil de briller sur lui dans un fort texte au titre incantatoire : Les temples du Saint-Esprit. Il est question d’une sordide réalité découlant de la fête foraine, de ce «long doigt de lumière» qui grimpe la falaise de la nuit, rumeur chatoyante des manèges et des blasons de luna-park, «fouillant l’espace comme pour y chercher le soleil disparu» (p. 253). On ébruite ce qu’on aurait peut-être dû taire auprès d’une jeune fille qui n’en demandait pas tant, on relate la situation peu enviable d’un hermaphrodite officiellement chargé de s’exhiber l’entrejambe, reconnaissant et même redevable de cet expédiant génital voulu par Dieu et qui lui permet de gagner sa vie (cf. pp. 255-6). Il n’est pas non plus dédaigné par l’énergie solaire, même si, pour cette fois, le volume d’ensoleillement se recoupe d’une tonalité nettement blessée ajoutant de l’ambiguïté à l’élémentaire ambiguïté du soleil chez Flannery O’Connor, puisque, tel un méridien de sang qui eût festonné un firmament romanesque de Cormac McCarthy, «l’énorme disque du soleil ressemblait à une hostie ensanglantée, et, quand il disparut, il laissa dans le ciel une longue traînée, telle une route d’argile écarlate qui se fût déroulée au-dessus des arbres» (p. 258). Ainsi se termine cette nouvelle, par la plaie hypothétiquement cautérisée d’un soleil d’eucharistie, par l’impression que le sang évoqué a fini par coaguler en rencontrant une équité cosmique après avoir témoigné d’un dérèglement tellurique.
Et parmi les dérèglements de la société, il n’est pas difficile de rapprocher l’hermaphrodite tantôt dévoilé de la modique statue de plâtre à l’effigie d’un petit nègre, sculpture donnant son titre d’avilissement de la mentalité sudiste à la nouvelle baptisée Le nègre factice. C’est-à-dire que le handicap physique, la tératologie propre à l’hermaphrodisme, fonctionne par consonance avec une sorte de handicap chromatique abreuvant les racines pourries de la ségrégation. Et pour représenter cela, pour pénétrer ce précipice de cruauté, Flannery O’Connor met en scène un gamin de dix ans à peine, prénommé Nelson, en visite d’une journée avec son grand-père dans une zone urbaine qui est censée les déniaiser de la campagne ou de leur ghetto blanc. Nanti de l’arrogance et de l’obscurantisme de son âge, Nelson prétend qu’il pourrait tout de suite identifier un nègre s’il en croisait un (cf. p. 262), mais, un peu plus tard dans le train qui les emmène à la ville, l’enfant ne discerne pas un nègre corpulent, un «redoutable nègre» (p. 266), en quoi son grand-père informe son voisin de couloir que c’était là «le premier nègre du gosse» (p. 265). La trivialité de cet épisode ne fait qu’annoncer les déshonorantes extensions de ce périple. Enfin descendus en ville, l’ancêtre et son petit-fils s’éloignent de la gare, et plus les maisons tendent au délabrement, plus les nègres pullulent, typique déchéance de la démocratie américaine où la réussite et la liberté de quelques-uns a semé l’échec et la vassalité de beaucoup d’autres, la relégation d’une masse de malvenus dans de nombreuses déclinaisons de l’hétérotopie urbaine. Et au fur et mesure de ce parcours décomplexé d’un binôme de Blancs s’imprégnant d’un exotisme bon marché, les embûches se multiplient, la déplorable psychologie du grand-père se découvre en même temps que la compassion grandit envers Nelson. Le terminus de cette excursion est signalé par l’irruption du «nègre factice», tout ambivalent dans son plâtre qui vient contester sa noirceur, tout artificiel mais ô combien substantiel, car c’est cet objet anodin qui remet Nelson et son grand-père sur les rails, qui les corrige, en somme, de leurs incorrections thésaurisées (cf. p. 276). C’est même ce nègre de plâtre, dans le fond, qui ravive le soleil initial du texte, ce «soleil sans beauté, teinté d’orange, [qui] s’élevait derrière la chaîne de montagnes» (p. 262), quasiment défaitiste devant les expressions éhontées de la discrimination raciale.
Au reste, ce vieil homme et son petit-fils étaient-ils de ces «braves gens de la campagne» (p. 307) qui intitulent une nouvelle où l’on suit les péripéties d’une énigmatique femme trentenaire dont l’infirmité est surmontée par une étincelante et académique intelligence, comme si ses imperfections du Sud étaient dédommagées par les putatives perfections du Nord ? C’est un accident de chasse qui jadis, lors de sa prime enfance, condamna l’un des membres inférieurs de Joy (auto-rebaptisée Hulga), désormais transformée en une «grosse blonde avec une jambe artificielle» (p. 308), beauté perdue en quelque sorte, petite princesse vitriolée par le sort et changée en adulte déconcertante, signifiant pour l’Amérique la «perte d’une vraie beauté [qui] peut mettre à genoux une nation entière» (10). Il n’empêche que la lourdeur de sa prothèse est à l’opposé de la vivacité de son esprit, elle qui, facilement, pourrait être comparée à un aérolithe s’abattant de toute son aérienne conflagration sur l’accablante région de ces terres mortifiées. Elle est tellement inattendue par ici qu’elle cite Malebranche pour accroître sa différence (cf. p. 312). Elle est docteur en philosophie, représentative d’un genre de personnage de William Gass mais qui serait mieux campé que le poussif érudit du Tunnel, une femme de tête non dépourvue de tripes et qui «regardait les hommes comme si ses narines avaient senti leur bêtise» (p. 312). Elle est également cardiaque et astreinte à une existence qu’elle sait nécessairement écourtée, athée par anecdote, suffisamment futée pour se construire un panthéon mental hors des divinités établies. Contre toute attente, néanmoins, elle se voit déridée par un pétulant vendeur de bibles qui parvient à faire descendre son esprit dans son cœur, atténuant l’inorganique et suscitant le réveil de l’organique (cf. pp. 320-2). S’ensuit la directe appréciation de l’acuité solaire avec une «large coulée de soleil chargée de poussières [qui] arrivait obliquement sur elle» (p. 321). Le dénouement de cette fulgurante romance s’avère pourtant cruel étant donné que le vendeur de bibles n’est autre qu’un paysan manipulateur et fétichiste : il n’avait envie que de la jambe de bois de son amante (cf. pp. 324-5). Ironie des impénétrables ordonnances du Seigneur ou renforcement du désastre visible pour mieux justifier un credo quia absurdum envers l’invisible réparateur ? Les deux propositions entretiennent un rapport de complémentarité et toute la vie de Flannery O’Connor ne fut pas si distante de ce qu’elle inventait dans sa littérature : plus la maladie l’éprouvait, plus elle était affamée de consolation, plus le Sud répétait les gammes de la ségrégation, plus elle se définissait comme une intégrationniste – plus la nuit était épaisse «dans l’inconcevable noirceur de la Terre» (11), plus elle pariait sur la non moins inconcevable hauteur de la divine clarté suprasensible.

Notes
(1) Flannery O’Connor, Œuvres complètes (Quarto Gallimard, 2009), L’habitude d’être (lettre à «A» du 21 septembre 1957). La correspondance de Flannery O’Connor est en outre traduite par Gabrielle Rolin.
(2) Flannery O’Connor, Les braves gens ne courent pas les rues (1955). Nous nous référons à l’édition susmentionnée des Œuvres complètes. La traduction est due à Henri Morisset.
(3) Seules deux nouvelles sur dix ne mentionnent pas explicitement l’astre du jour : Un heureux événement et Tardive rencontre avec l’ennemi.
(4) Une autre allusion à la catastrophique Europe viendra en outre s’additionner aux désaveux plus prononcés du Vieux Continent, une allusion, précisément, à la praxis du goulag en Sibérie (cf. p. 282 dans la nouvelle intitulée Un cercle dans le feu).
(5) Cf. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles (§ 7).
(6) Cf. W. G. Sebald, Les émigrants.
(7) Cormac McCarthy, Le passager.
(8) Dans la nouvelle intitulée Le Fleuve.
(9) Dans la nouvelle intitulée C’est peut-être votre vie que vous sauvez.
(10) Cormac McCarthy, op. cit.
(11) Ibid.