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07/01/2024
Au-delà de l'effondrement, 69 : Le Troupeau aveugle de John Brunner
Photographie (détail) de Juan Asensio.


Nul besoin d'accumuler, entre les deux romans, des détails qui sont autant de similitudes (ainsi de «la grisaille éternelle du ciel», p. 359 ou bien de la disparition des végétaux : «tout le monde savait qu'il n'y avait plus de fleur», p. 382, à propos d'une maladie de peau appelée muguet !, etc.), car nous savons déjà que nous avons perdu le monde, pourtant fort mal en point, que John Brunner évoque méthodiquement en braquant notre regard sur de nombreux aspects, tant écologiques que politiques, sociaux ou énergétiques, et nous le savons par ces textes placés en début de chaque chapitre portant des noms de mois, où sont ramassés, tout autant que des condensés d'une histoire mythologique décrivant la progression exponentielle de l'homme transformant l'univers qui l'entoure (cf. Profitons du bon temps ouvrant les événements du mois de mai, p. 189), des sortes de trouées narratives vers une réalité qui, dans le roman de Brunner, ne peut être que regrettée, ou alors considérée, retrouvée, rédimée, dans un inaccessible futur, de toute façon bouché, barré par un mur de flammes tellement géantes que leur éclat et la fumée qu'elles dégagent peuvent être perçus d'un continent à un autre : «Il faudrait prévenir les pompiers !» s'exclame ainsi un personnage, auquel il est répondu que «les pompiers auraient du chemin à faire», car «ça vient de l'autre côté de l'Atlantique. Le vent souffle fort, aujourd'hui» (p. 414).
C'est la toute dernière ligne, ou presque, de notre roman puisque son ultime chapitre, intitulé L'Année prochaine, ne compte qu'une poignée de vers, extraits du Lycidas de Milton datant de 1638, quelques mots donnant son titre au roman de John Brunner :
«The hungry sheep look up, and are not fed, / But swol'n with wind, and the rank mist they draw, /Rot inwardly, and foul contagion spread».
Le monde que décrit John Brunner, à vrai dire, n'est plus visible dans son intégrité ontologique, pas même comme une parcelle, préservée, du Jardin d’Éden, puisque «cet organisme vivant que nous appelons notre mère la terre ne pourra plus supporter longtemps un tel traitement» (p. 405), ravagé qu'il est par les conflits, les maladies, dont certaines avaient pourtant disparues depuis des siècles mais qui réapparaissent opportunément, sans oublier la pollution non pas galopante mais victorieuse, l'eau contaminée, les ignobles maladies de peau, les malformations congénitales, les parasites qui deviennent indestructibles, les feux immenses nous l'avons vu, une violence endémique, provoquée par une nourriture contaminée ou par la simple envie d'en finir, une fois pour toutes.
C'est à cette aune non pas crépusculaire mais noire ou, chez McCarthy, grise, sépulcrale, qu'il faut se demander, en effet : «Quel avenir nous reste-t-il, Zéna ? Quelques milliers d'entre nous vivant dans des cavernes à air conditionné, nourris de cultures hydroponiques comme celles de Bamberley ? Pendant que nos autres descendants chercheront leur nourriture à la surface d'une terre empoisonnée, et que leurs gosses se traîneront, infirmes et malades, pires que des sauvages dégénérés, après des siècles de civilisation orgueilleuse ?» (p. 201).

Alors, demeure la lamentation et le rêve creux, plus d'une fois illustrés dans notre roman aussi implacable et mécaniquement lancé sur son élan destructeur que, certes fort rarement, donnant sa maigre place à l'ombre d'un regret ou, plus minuscule encore, quelque éphémère espoir vite emporté dans l'atmosphère pestilentielle, comme s'il avait été corrodé par une pluie acide qui détruit tout : «Il aurait pu lui dire : Je te montrerai des lacs qui ne sont pas souillés par les déchets des hommes. Des récoltes qui ont poussé sur du vrai fumier organique, avec de l'eau de pluie non souillée. Je te ferai manger des pommes cueillies sur des arbres qui n'ont jamais été traités à l'arsenic. Je te couperai du pain dans une miche qui te réchauffera les mains de la chaleur du four. Je te donnerai des enfants qui n'auront rien à craindre de pire que la bouteille lâchée par un ivrogne, qui marcheront droit, le sourire aux lèvres et la parole claire. Et cette parole serait emplie des échos d'une langue qui était celle de la civilisation il y a un millier d'années» (p. 244), mais, avec le monde qui se disloque, c'est aussi le langage capable de le chanter qui se désunit irrémédiablement, comme Cormac McCarthy l'a remarquablement montré dans La Route.
Vivant dans un univers de plus en plus dangereux, qui se fragmente ou s'effondre sous son propre poids, on peut, en effet, «presque croire que le monde en dehors de ce que l'on pouvait voir était en train de se dissoudre» et que, en conséquence, «ce que montrait la télé et que les journaux racontaient était une supercherie» (p. 296), mais ce discret tropisme du côté de Philip K. Dick, que Patrick Moran a raison d'opposer à John Brunner (cf. p. 12 de sa préface), n'est pas davantage exploré, et n'a même pas besoin de l'être, tant les personnages mis en scène, comme ceux de T. S. Eliot, ne paraissent être rien de plus que des hommes creux, la cervelle remplie d'un peu de bourre.
Austin Train a beau se cacher, faire le digne office d'éboueur, «vider les poubelles», conduire un camion-benne pour charger «des successions sans fin de wagons qui allaient déverser leurs tonnes de matières plastiques imputrescibles au fond des puits de mines abandonnées, comprimant des déchets ménagers destinés à être vendus comme compost aux entreprises d'aménagement du

Les scènes éclatées ne sont pas franchement une nouveauté en littérature, y compris chez John Brunner ayant expérimenté cette forme de narration kaléidoscopique dans Tous à Zanzibar mais, dans Le Troupeau aveugle, cette technique semble avoir été suffisamment maîtrisée pour ne pas interrompre inutilement la lecture, se demander quel est le personnage en action, ses liens avec les autres personnages et devoir s'interroger sur le sens de l'intrigue générale, innervée par une multitude de radicelles narratives; nous pouvons même tomber sur quelques lignes splendides, comme sorties d'une noire vision de Georg Trakl évoquant le long labeur du temps qui tout détruit, déchiquette et corrompt (cf. pp. 352-3), morceaux qui donnent raison à Patrick Moran qui affirme que John Brunner, «avant d'être un futurologue, est quelqu'un qui examine le réel sans détours et qui le restitue pour ses lecteurs avec une intensité hallucinatoire» (3).
C'est donc retrouver le sens premier du mot prophète qui n'est pas tant celui qui annonce le futur, dont on peut finalement longuement s'accommoder avant qu'il ne devienne une menace réellement dangereuse pour la sécurité du troupeau de moutons, que celui qui dénonce le temps présent, la maladie dévorant ces dernier de l'intérieur.
Notes
(1) J'ai relevé quelques fautes dans cette édition, qui ont toutes été corrigées dans le fort volume dédié à la tétralogie noire, à l'exception d'une : «car sinon sa voiture serait coincée là où Peg et Félice l'avaient trouvée», si l'on considère bien sûr que c'est la voiture et non son conducteur qui a été trouvée (p. 173 dans la première édition du roman).
(2) «Bon Dieu !» s'écria-t-il. Puis il répéta : «Bon Dieu ! C'est comme si le monde était...» «En train de s'effondrer ?, avança-t-elle, et voyant qu'il ne disait rien, elle hocha la tête» (p. 342).
(3) Voir l'excellente préface donnée par ce commentateur à son édition de La tétralogie noire chez Mnémos, 2018, p. 6. La toute première citation de notre préfacier se trouve à la page 11. Je signale une petite faute dans cette préface où manque un mot, «Dick contribue lui aussi par une nouvelle à l'anthologie», p. 12.