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08/02/2024
L’arc-en-ciel de la gravité de Thomas Pynchon, par Gregory Mion
«Ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la méchanceté, à l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté.»
Jacques Lacan, Le Séminaire (livre VII).
«Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie de son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui.»
Hans Jonas, Le Principe responsabilité.
«Béni soit-Il dans la Paranoïa !»
Allen Ginsberg, Kaddish.
I/ Science, para-science ou méta-science : tous les moyens sont bons pour confondre l’ennemi nazi et reprendre le contrôle du ciel enténébré de Londres
Le ton est donné dès les premières lignes de L’arc-en-ciel de la gravité (1) avec le sentiment de regarder la ville de Londres comme si elle était dominée par une longue offensive issue d’un traité de poliorcétique par les airs et usant de la stratégie du bombardement – le Blitz – pour arriver à ses fins crapuleusement prescrites (2). La Seconde Guerre mondiale ne sait pas qu’elle est entrée dans ses ultimes phases et les Alliés d’Angleterre, contre la fanatique insistance des troupes hitlériennes, s’acharnent à procéder aux évacuations de rigueur à la suite des tirs d’artillerie sur la capitale britannique, les autorités compétentes s’organisant pour relocaliser une «avalanche d’âmes en peine» (p. 13). L’étendue croissante d’un paysage de ruines suggère une douloureuse polysémie à l’égard de la notion de gravité : il y a non seulement le pouvoir de l’attraction universelle qui traduit l’impossibilité de suspendre la chute des projectiles envoyés sur le périmètre de Londres, mais il y a également la grièveté des conséquences, l’expansion de l’onde de choc autour de chaque point d’impact, le plongeon des corps d’acier entraînant le plongeon des corps sociaux, et toutes ces regrettables accointances des terminologies de la gravité impliquent un monde où le ciel n’est plus l’objet d’une profondeur cosmique car il est devenu l’objet d’une insupportable menace balistique (cf. p. 19). Et ce n’est pas une littérature de l’économie des moyens qui décrit ce contexte de prolapsus général dans la mesure où Thomas Pynchon relance inlassablement le mécanisme du romanesque, multipliant les registres de langue et de forme, afin de s’emparer d’une part d’un moment précis de l’Histoire, et, d’autre part, afin de réfléchir à toutes les nuances possibles contenues dans le concept de la guerre. L’ensemble s’agrège sous les traits d’un livre unique, d’une longueur fluviale et d’une allure méandreuse, où l’on retrouve les nobélisables et exorbitantes monomanies de Thomas Pynchon : l’intrication des faits historiques bruts et leur stupéfiante interprétation métaphysique, l’usage de patronymes aussi étranges que drôles et assez souvent aptonymiques (mention spéciale pour Terence Overbaby malgré son rôle mineur), la profusion des approches scientifiques aussi sérieuses que bénéfiques pour justifier l’ampleur d’une fiction qui ne recule pas devant l’intimidante envergure de la réalité.
La section inaugurale du roman (cf. pp. 11-261) expose d’une façon récurrente les atouts majeurs de la Résistance et plus particulièrement les secrets d’une armée de métiers occultes censée vaincre le démon du nazisme. Cette phalange londonienne antifasciste se compose de «voyants, [de] magiciens fous, [de] spécialistes de la transmission de pensée et [de] voyageurs astraux» et autres «mages» exceptionnels (p. 64) dont la fusion des pouvoirs doit constituer un palladium contre les volontés destructrices du régime nazi. L’axe de ce blindage ésotérique s’apparente à une sorte de spiritisme épistémologique, d’agissante et savante immatérialité, en opposition farouche avec les lourdeurs de l’univers matériel de la guerre. C’est à un véritable basculement de plusieurs modèles scientifiques et de la figure même de l’homme de science auquel nous assistons, comme une espèce de crise qui se serait emparée du tempérament ordinairement terre-à-terre de l’homme positif, celui-là même que critique Husserl en lui reprochant son fétichisme des données factuelles au détriment d’un accès aux données plus subtiles (3), homme positif désormais enclin à lever un peu la tête, à se préoccuper de ce qui est en haut pour démêler ce qui est en bas, à imiter Thalès en évitant de tomber dans un puits, pressé d’en finir avec les différents holocaustes qui ont rendu précaire l’avenir de la planète.
Parmi le répertoire des membres éminents de cette confrérie de l’hermétisme, on note la présence de Geoffrey «Pirate» Prentice, un capitaine possédant le don de transmigration psychique, la faculté de «se mettre dans la peau des autres» (p. 24) en vue de les démasquer ou en vue de leur ressembler. Au zénith de ses performances trans-migratoires outrepassant la seule dimension de ses semblables et donc apte à pénétrer des régions énigmatiques de la nature, le capitaine Prentice se signale d’un «œil révulsé» qui peut lire «d’antiques caractères au fond de ses orbites» (p. 27), autrement dit le transmigrant Prentice jouit de la capacité de voir le parchemin du monde humain et non-humain se dérouler sous ses yeux. En comprend-il pour autant le langage et fait-il preuve de suffisamment d’adresse pour déjouer les aspects linéaires de l’ancestrale et totale narration du réel lorsque ceux-ci dissimulent d’éventuelles traces angulaires de palimpseste ? Est-ce que le flibustier Geoffrey Prentice est finalement à la hauteur du texte et du sous-texte du mystère de l’engendrement des formes vivantes ? Ses frustrations répétitives sont là pour modérer ses prétentions et la magnitude de ses renommées de visionnaire accompli. À côté de ce nécromancien, beaucoup plus pragmatique mais tout de même inscrit dans une orbite similaire d’usage paranormal et avant-gardiste de la rationalité, se dresse le statisticien Roger Mexico dont l’objectif consiste à tester une formule canonique de Siméon Poisson (1781-1840) afin d’anticiper au plus près les coordonnées des frappes aériennes. Il s’agit dans le détail de sur-quadriller le quadrillage déjà effectif de la cité de Londres en attribuant à chaque zone résidentielle un nombre égal de carrés tout en coloriant un carré chaque fois que la létalité d’un air strike a suscité une hécatombe dans telle ou telle residential area. L’art de la statistique est donc supposé fournir une pertinente futurologie des prochaines attaques parce qu’il paraît inconcevable qu’une zone déjà largement éprouvée continue de subir ce qu’une zone jusqu’ici moins éprouvée n’a pas encore subi. En ce sens tout à fait divinatoire où se mêlent indifféremment un protocole méthodique et un pari assez hasardeux, Roger Mexico part du principe qu’il existe un équilibre invisible des bombardements et par conséquent aucune raison valable de s’engager dans la croyance d’une loi des séries qui créditerait un mini-triangle des Bermudes ici ou là dans le Londres ébranlé de la Seconde Guerre mondiale. Sa conviction est d’ailleurs tellement étayée qu’elle apporte du grain à moudre à certains illuminés, amateurs intérimaires de la conspiration et des cinquièmes colonnes, mais aussi à d’autres experts de la paranoïa, recrutés à temps plein pour sublimer l’aliment des récits alternatifs, et toute cette faction d’infatigables annotateurs de bas de page du réel s’entend à dessein de concevoir que les bombes du Troisième Reich – selon toute vraisemblance et au mépris relatif des algorithmes de Poisson – s’abattent davantage à l’Est et au Sud de Londres, spécifiquement sur les quartiers les plus affligés de pauvreté, comme s’il était prévu de rajouter de la calamité à la calamité, comme si les plus fortunés, en outre, détenaient une indiscernable auréole de protection malgré le quotient exterminateur des missiles, des roquettes et des redoutables et inaudibles fusées V-2, celles-ci ne se révélant à l’oreille qu’à la suite de leur infernale explosion (en l’occurrence : si l’on perçoit le bruit de l’explosion, on a la certitude d’être encore de ce monde). Du reste, à l’instar de Geoffrey Prentice et nonobstant quelques réussites isolées, le sacralisateur des nombres nommé Mexico se voit contraint de reconnaître sa flagrante impuissance, au même titre qu’il se désole d’être le témoin d’une «civilisation nécrophile» (p. 260) qui ne sait pas protéger l’amour, qui se délecte d’avoir la cuisse légère avec les forces de la destruction, et cela, d’une manière inexorable, entraîne la profanation de ses sentiments pour son amante Jessica Swanlake dont il redoute par surcroît les déplacements faute d’avoir conquis les arcanes des recherches de Siméon Poisson.
À la fois plus oraculaire que Prentice et plus décisif que Mexico dans son usage des bibliographies scientifiques, le lieutenant américain Tyrone Slothrop incarne un singulier cabinet de curiosités autant qu’un ahurissant surpassement du cryptique socle de compétences de cette maquisarde coalition de talents. À quelque degré que ce soit, de la plus signifiante à la plus insignifiante des appellations, l’onomastique a toujours son importance avec Thomas Pynchon et il est bien évident que si Prentice ne peut aller au bout de ses prérogatives, c’est qu’il n’est – comme son nom l’indique en anglais – qu’un apprenti, un débutant, un manœuvre sur un chantier qui dépend du cerveau des ingénieurs. En ce qui concerne Roger Mexico, son nom de famille aux airs de nation ou de métropole sud-américaine le désigne d’emblée en tant que pièce rapportée au beau milieu d’une Europe distinctement codifiée, en tant que citoyen anglo-saxon à la psyché contrariée par son identité nominale. Quant à Slothrop, il est le ductile métal de la paresse (sloth) et il évolue sur l’onduleuse corde (rope) d’une nonchalance qui le rend d’autant plus déplaisant ou dérangeant qu’il pourrait apporter son substantiel écot à l’effort de guerre plutôt que de se tourner les pouces (encore qu’il faille tempérer cette somnolence à l’aune de ses choix d’action et de ses choix de repos, ceux-ci étant de justes esquives de la guerre quand ceux-là sont d’urgentes déductions sur le malaise de la civilisation). Profitant d’un rarissime voire inégalable don de fakirisme génital, les érections du lieutenant Slothrop seraient prémonitoires vis-à-vis des points de chute des fusées V-2 ou d’une catégorie approchante de torpille planante, de la même façon qu’elles seraient remotivées consécutivement à un impact et en proportion du désastre occasionné (cf. pp. 179-180). En d’autres termes, les surrections de cette verge répondent au schéma d’une continuelle persécution de l’artillerie ennemie car, en effet, si l’artillerie nazie baissait d’intensité ou venait à être mise hors d’état de nuire, la verge elle-même deviendrait hypothétiquement dysfonctionnelle, molle et tristement impassible, l’idiosyncrasique atonie de Slothrop ne lui permettant probablement pas d’être vigoureux en dehors d’une excitabilité surnaturelle (ce qui sera concrètement démenti mais ce qui n’empêche pas d’assigner aux érections de Londres un statut de singularité). Mais sans accorder trop d’égards à ces considérations spéculatives et délibérément extravagantes, il n’en demeure pas moins que l’autorité de Slothrop s’avère intacte et que son enrôlement parmi les très hauts potentiels de la Résistance britannique n’est pas dû au hasard : sa parole compte autant que ce qu’il ne dit pas, son silence vaut un évangile et sa mobilité dans la capitale anglaise est observée à la loupe parce que la moindre de ses stations – surtout s’il est question d’une étape libidinale – est susceptible de figurer le signe avant-coureur d’un bombardement. C’est là que le domaine du génésique entre en conflit avec le domaine du statistique et les commentaires sur Slothrop, souvent à son insu et quelquefois confondus à des ragots, abondent comme s’il était un sujet d’étude aussi fondamental que les prodigieuses formules de Siméon Poisson ou les dernières découvertes de tel ou tel surdoué ou de tel ou tel autiste de haut niveau de vaticination. Ce pénis d’Amérique ouvre quoi qu’on en pense une voie lubrifiée de compréhension au sujet du trajet conjectural des fusées V-2, puis, de fil en aiguille, les directeurs d’études et les hiérarchies apparentées parviennent à déterminer (ou à feindre de le faire) que les saillies de Slothrop précèdent de quelques jours une meurtrière déflagration (cf. p. 151), à moins que, dans certains cas ou dans tous les cas, les saillies soient une affaire d’attraction des fusées davantage qu’elles ne seraient une affaire de prémonition – c’est-à-dire que si le lieutenant n’allait pas se délasser avec des filles, s’il n’allait pas éprouver sa proverbiale oisiveté dans la pratique du sexe, alors il n’y aurait peut-être pas de carnage le lendemain, le surlendemain ou la semaine suivante.
Ce qui est en revanche vérifiable comme preuve tangible des activités du lieutenant Slothrop se limite à une carte de Londres punaisée sur le mur de son logement de caserne. La carte est constellée d’étoiles aux couleurs de l’arc-en-ciel et chacun de ces astres immobiles est associé à une fille conquise à cet endroit exactement notifié. La pigmentation de chaque étoile correspond par ailleurs à la couleur du sentiment manifesté lors de la rencontre (cf. p. 39) et ce n’est que dans un second temps purement exégétique et parfois délirant que les rendez-vous de Slothrop sont reliés au mécanisme érectile et à l’immatriculation des sites catastrophiques des bombardements. Pour Slothrop, pour cet Américain solitaire engagé dans la bataille contre le totalitarisme, les petites amies ne sont que des prescriptions d’instants divertissants «parmi les catastrophes tombées du ciel comme des ordres mystérieux surgis de la nuit et qui n’ont aucun sens pour lui» (p. 40). La furtivité d’une aventure charnelle relève ni plus ni moins d’un dérivatif pour atténuer l’effarant spectacle de «ces ruines où chaque jour il travaille» et qui «sont autant de sermons sur la vanité des choses de ce monde» (p. 43). Cette tendance critique envers la guerre en particulier et envers la nature humaine en général provient d’un héritage de la mentalité familiale qui dame le pion à une hérédité pénienne procurant une «sensibilité à ce qui apparaît dans le ciel» (p. 45). Il est en effet plus intéressant d’argumenter en défaveur de la guerre et des hommes qui en font l’apologie plutôt que de vouloir exploiter une spécificité phallique en devenant un phénomène de foire ou l’assistant dévoué d’une corporation de savants fous. C’est ainsi que le lieutenant Slothrop relativise intérieurement sa participation aux combats – fussent-ils consubstantiels à l’idée d’une guerre juste – et qu’il se souvient de l’aphorisme que ses ancêtres ont transmis à toutes les générations suivantes de son clan : «La merde, l’argent [et] les Mots [sont] les trois grandes vérités américaines qui font marcher la machine» (p. 47). Manière de dire que ce reclus des États-Unis n’est pas dupe à propos de sa patrie et qu’il assume volontiers cette opinion à charge faisant de l’Amérique une semeuse de troubles davantage qu’une semeuse de pacifisme. Et si l’Amérique récolte la guerre, c’est qu’elle a patiemment et méthodiquement semé le grain noir des antagonismes sanglants, et, de surcroît, elle l’a fait avec des alibis financiers et des exercices de sophistique propres à une navrante et sournoise diplomatie. Dans la continuité de cette inculpation de la politique américaine, s’il fallait déplacer la signification des tumescences pubiennes de Slothrop, on pourrait avancer que la guerre n’est qu’une histoire des patriarches dévergondés qui désirent seulement mesurer la longueur de leurs membres durcis et qui ne lèguent à l’humanité que des effigies de pitoyables priapes et des milliers de monuments aux morts. D’où éventuellement cette ironie du chromatisme de l’arc-en-ciel sur la carte londonienne de Slothrop étant donné que ce photométéore a une valeur symbolique de transition, d’unification, de passerelle déployée par de célestes ambassadeurs afin de réunir deux rives concurrentes.
De là s’expliquent les discrets ferments de l’antimilitarisme de Slothrop et son croissant psychisme d’objecteur de conscience ou de réviseur du mouvement officiel de l’Histoire. Que le nazisme soit battu ou soit vainqueur, dans le fond, cela ne sera qu’un priapisme vaincu ou un priapisme triomphant, et, en cas de défaite, l’ithyphallique obscénité des lauréats de la guerre ne fera que poursuivre la macabre fertilisation du monde avec les prétendus moyens de la paix. C’est là une prospective des mystifications de la Pax Americana et à n’entendre que les espérances proférées à l’égard de l’après-guerre, à ne saisir que d’une oreille inattentive les promesses d’un rationalisme gestionnaire des peuples pour «éviter que fût encore possible la fascination exercée par un seul» (p. 124), par Hitler, par Mussolini ou par tout autre minable égocentrique à tropisme dictatorial, on s’aperçoit évidemment que l’on ne ferait que tituber de Charybde en Scylla : la planète se débarrasserait des tyrans organiques pour adopter les habitudes d’un tyran inorganique personnifiées par l’idolâtrie de la technique et la montée du péril managérial initié par le taylorisme. On serait loin – et nous en sommes effectivement loin – d’une réalisation cosmopolitique digne de ce nom. Les leçons tirées des massacres de 1939-1945 ont été honteusement minimes, comme celles tirées des saccages de 1914-1918 au demeurant, et, à parler dans les terminologies de la philosophie hégélienne, les sociétés qui ont suivi ces faillites énormes sont encore plus éloignées de l’Absolu divin qu’elles ne l’étaient avant ou pendant les guerres, tout comme elles sont encore plus distantes d’une substance éthique animée d’un ressort de re-sacralisation. À vrai dire, si l’on devait caractériser les intuitions réfractaires de Slothrop, celles-ci soutiendraient possiblement que le monde de la guerre était encore un monde vivant dérangé par quelques poches de mort, alors que, paradoxalement, le monde qui suivra la guerre, en se soumettant à l’ordonnance des technocraties et des bureaucraties exacerbées, sera un monde mort où ne subsisteront plus que de très rares poches de vitalité.
Il ne faut donc pas s’offusquer de lire que «la guerre véritable» marque son territoire de connivence avec «le culte des marchés» (p. 159). La guerre est une mine d’or pour ceux qui profitent de sa criminalité de masse et il y a toujours eu un beau remariage du Capital et de la guerre aussitôt corroboré le déclenchement d’un conflit. Il s’agit quasiment d’un fait anthropologique : dès que des hommes perdent la vie sur un champ de bataille, d’autres hommes gagnent la leur dans le registre de la spéculation et de la transaction. Le pire, sans doute, c’est que l’horreur phénoménale du sang versé a pour fonction de cacher l’horreur nouménale du profit – l’horreur visible sert à camoufler une horreur invisible bien plus scandaleuse que toutes les satanophanies des charniers. C’est pourquoi la guerre ne se réduit pas au simple monolithe allemand du «ein Volk ein Führer» (p. 194), elle ne se découvre pas sous l’accessible silhouette d’une concrétion du maître et de ses esclaves placés en ordre de bataille, d’une condensation du Mal en attente de la réfutation condensée du Bien, la guerre n’est rien de tout cela parce qu’elle est révélatrice d’une minéralité complexe où se heurtent plusieurs types de matières (la pesanteur des armes et la légèreté des calculs), plusieurs strates de la réalité (la surface de la violence et les abîmes d’une aspiration inconnaissable), jusqu’à produire une volonté bâtarde incessamment affirmative et négative, un entrelacs de pulsions contradictoires, symptomatique, peut-être, d’une énergie aussi primitive que schizophrénique et virtuellement nécessaire à l’avancement de la condition humaine (cf. p. 194). N’est-ce pas là du reste ce que suggérait Jean Jaurès lorsqu’il se demandait si la guerre n’était pas «d’essence divine» et si elle n’était pas l’inattendu véhicule de l’une de ces «forces mystérieuses qui mènent l’humanité vers sa perfection» ? (4) Mais quoi qu’il en soit de cette hybridation de la guerre ou de son ancrage théologique archaïsant, quoi qu’il en soit de cette «diversité apparente des entreprises» (p. 244) où il serait tentant de rechercher un archétype de la barbarie, un point de suture de «la matière et [de] l’esprit» (p. 244) afin d’élucider les instincts caporalistes et d’en finir un fois pour toutes avec ces immolations internationales, la guerre, cette guerre-là, en tant que telle et hors de toute fantaisie conceptuelle, ne peut pas être autre chose qu’un fléau énergivore qui a besoin de charbon et d’électricité, à tel point que le niveau de consommation énergétique a une incidence sur la vitesse des pendules – le temps ralentit sur le cadran des horloges parce que la temporalité de la guerre atteint des sommets (cf. pp. 198-9), parce que le monde est condamné à subir l’Heure hégémonique de la guerre, parce que la mort démesurée en situation de belligérance est le terrifiant résultat d’une guerre qui ne manque jamais de sonner ses vêpres et ses matines. Devant une aussi malheureuse régression de l’humanité, on comprend que la consolation de Dieu ne puisse pas suffire, et, tant qu’à se contenter du spiritisme d’un côté ou de l’autre des belligérants, on tolère que la conscience malheureuse ait pu s’en remettre à une séance de tables tournantes pour convoquer le spectre de Walter Rathenau et l’interroger sur les débâcles du moment (cf. pp. 245-7). Et à la question qui veut savoir si Dieu est «vraiment juif», le fantôme assassiné ne répond pas.
II/ En quoi Tyrone Slothrop peut être comparé à un salutaire conduit de dérivation : redéfinition des enjeux et renversement de quelques valeurs tutélaires
En «permission» dans le Sud de la France (p. 304), peut-être sur la petite péninsule de Saint-Jean-Cap-Ferrat selon les indices littéraires disponibles, le lieutenant Slothrop ne boude pas son plaisir d’avoir pris de la distance avec Londres et de respirer l’air méditerranéen malgré l’escorte de Teddy Bloat et de Tantivy Mucker-Maffick, binôme appartenant à la même communauté de forces spéciales employant les services du polymathe américain. S’agissant de Bloat, sa compagnie sent le soufre de l’enflure, de la boursouflure, le mot anglais bloat renvoyant au lexique du ballonnement mais aussi de l’exagération, somme toute une série de propriétés parfaitement assorties à l’idée que l’on pourrait se faire d’un fonctionnaire de la fonction privée de l’occultisme de guerre. Le cas de Mucker-Maffick est non moins transparent puisqu’il fait retentir les sonorités de ce que la langue anglaise appelle un muckraker, c’est-à-dire un fouineur, un indiscret, un fouille-merde dont le nez ne craint pas de renifler quelques égouts de l’Histoire afin d’entretenir les fantasmes d’un état-major aux fourbes et déconcertantes intentions. Pas du tout naïf sur cet accompagnement et même plutôt prédisposé à jeter un œil soupçonneux sur ses acolytes, le méfiant Slothrop se moque de passer pour un ingrat ou un misanthrope envers ses collègues. Il est à ce titre comparable au philosophe nietzschéen qui se donne «le devoir de se méfier» et «de darder sur le monde, du fond de tous les gouffres du soupçon, le regard le plus malintentionné» (5), fût-ce dans le but de douter davantage de son camp que du camp à combattre. De sorte que le permissionnaire yankee se tient sur ses gardes sans être crédule d’un système qui paraît consolider ses machinations pour l’espionner. Les visées d’une telle systématicité inquisitrice reviendraient à soutirer de ses faits et gestes un exhaustif dossier concernant ses dons érectiles putatifs et les manières de les exploiter à son insu, abstraction faite, en outre, du supposé double dealing de cet auxiliaire d’Amérique auquel on impute des prébendes extra-génitales lors de ses distrayantes escapades. Et pour tromper les soi-disant barbouzes, lesquels, en réalité, le sont à divers degrés d’implication au gré de labyrinthiques organigrammes de surveillance (cf. p. 313), Tyrone Slothrop se glisse adroitement dans le décor balnéaire, ne négligeant rien de son mandat de collecteur d’informations sur les fusées V-2 et autres acérés cylindres à tête foudroyante afin de coller à la définition instituée de son rôle. Ces jeux réciproques de scepticisme – où chacun est présumé coupable de ne pas être tout à fait ce qu’il est – renforcent une grandissante atmosphère de paranoïa et ne cessent également d’ajouter des corridors, des fausses pistes et des passages secrets au sein du convulsif récit de la Seconde Guerre mondiale. En témoigne la massive architecture du Casino Hermann Goering sur le littoral de la Côte d’Azur à l’intérieur et aux environs duquel vont se tramer de supplétives annotations de ce récit à la fois rigoureux et délirant (tantôt fidèle aux chronologies établies, tantôt tordu par l’exubérance de la fiction), un établissement de jeux de hasard dont la dramaturgie cotise pour l’accentuation de tous les troubles jeux inhérents aux interactions sociales et touchant à la profusion des protagonistes mis en scène par l’un des écrivains les plus indéchiffrables de notre ère. Dirigé par un certain César Flebotomo, factotum d’une furonculeuse époque jouant les prolongations, le Casino Goering maintient à flot les relents d’un increvable nazisme malgré la Libération qui a d’ores et déjà délivré la France d’une partie des tumeurs hitlériennes (cf. p. 270).
Non loin de cette gambling zone où alternent les cathartiques clartés azuréennes et les ombres de la «lumière grise» (6) d’une paix ambiguë, dans le petit bain des brisants où les baigneurs aiment à se reposer entre deux nages, une surprenante agression menace la vie d’une femme séduisante (cf. pp. 272-6). Mû par un élan de secouriste, endossant le stéréotype de l’Américain proactif, le vigilant Slothrop se met à l’eau et tel un émérite loup de mer dompte une pieuvre hugolienne dotée d’une suspecte violence. La femme sauvée du sensationnel céphalopode s’appelle Katje Borgesius et Slothrop a pressenti son cabotinage de minette en danger autant qu’il a subodoré les insolites subterfuges du poulpe. Il a encore une fois visé juste dans la mesure où l’irascible pieuvre dérive d’un projet digne du docteur Moreau de H. G. Wells ou de tout autre sinistre trafiquant de l’ordre naturel fictif ou existant, un projet d’ailleurs piloté par Ned Pointsman ou littéralement par Ned l’Aiguilleur en version française, l’ambitieux et mégalomane médecin pavlovien se prenant pour un aiguilleur du ciel de l’atavisme depuis qu’il a modifié avec succès la génétique du tentaculaire animal. Baptisée du soviétique prénom de Grigori, la pieuvre géante et comédienne est la rumeur phonétique d’un conglomérat d’influences, d’un indéfinissable réseau d’intelligences, avec, en ligne de mire, la psychose d’un complot russe et d’un scientisme originaire de l’Est paré du plus mauvais effet de façade. Dressée pour la conspiration, la pieuvre Grigori était chargée de leurrer Slothrop aux fins de le rapprocher de la taupe Borgesius, et cette dernière, en professionnelle des missions d’infiltration, était chargée de contrefaire la détresse en s’ajustant à l’offensive mais innocente chorégraphie du poulpe duplice. Le scénario et les acteurs de cet assaut minutieusement simulé ont été respectivement écrit et entraînés à la maison-mère d’un mirobolant Bureau du Renseignement Parallèle, une espèce d’aberrante combinatoire de MI-5 et de MI-6, une loufoque élongation de toutes les sections de la Military Intelligence britannique, synchronisée au nom de code suivant et passablement évocateur de sortilèges : The White Visitation. Entre les murs de cette forteresse de l’expérimentation extrême et de l’élucubration intempérante élevées au rang d’indiscutables piliers d’un règlement intérieur de la dérégulation totale, éhontée, criminelle, l’orgueilleux Pointsman, directeur tyrannique des aiguillages du déraillement planétaire, connaît la «solitude d’un Führer» (p. 392). Il monopolise les champs de la théorie et de la pratique, usant et abusant de ses grades et qualités, redoublant d’efforts parasites pour se livrer aux pires tentatives sur les animaux et sur les humains, confrontant les uns et les autres à la folie de sa suffocante sottise de morticole s’imaginant qu’il est un Esprit universel détenant un droit de cuissage sur le Tout de la Création (cf. pp. 327-340). Les inspirations élémentaires du sagace Ivan Pavlov sont ce faisant détournées en licencieuses démarches urologiques et scatologiques dont on a de la peine à saisir les tenants et les aboutissants, sinon qu’ils sont l’œuvre d’un dément, d’un torrentiel pédant qui voudrait proclamer que la science a le privilège de toutes les strates de la vérité, qu’elle est un levier plus puissant que la guerre, qu’elle est même le nutriment essentiel de la guerre et qu’elle continuera une guerre latente à la suite de la guerre patente parce qu’il est du devoir de cette élite invisible de «tenir l’humanité à un niveau d’angoisse convenable» (p. 353) afin de préparer les consciences à toutes les exactions de la politique – à tous les seuils de médiocrité.
Cette terrifiante absurdité cumulative et problématique se redistribue ensuite au cœur même du Casino Goering où Slothrop entreprend de culbuter la trop consentante Borgesius et de remettre le couvert en dépit de ses réticences à fréquenter la vraisemblable complice d’une vraisemblable organisation cabalistique et nuisible à l’harmonie de la vie (cf. pp. 286-8). Cet épisode voluptueux introduit un enchaînement de péripéties burlesques pendant lesquelles Slothrop fortifie sa certitude d’être un dindon de la farce. Mais outre le fait que Katje Borgesius ait tous les attributs de l’ennemie travestie en partenaire accommodante, il n’en découle aucune conclusion hâtive parce que Slothrop est davantage convaincu que cette indicatrice de contenance batave n’est pas une ennemie centrale. L’épicentre de l’hostilité se trouverait plutôt «quelque part dans Londres» (p. 301) à l’intersection d’une fatale quantité de maléfices, ou, pire encore, «dans les laboratoires américains» (7). En d’autres termes, sur l’immense toile tissée par une araignée de race inconnue et s’étendant sur toute l’Europe et sur une large superficie du reste du monde, la présence de Katje avoisine celle d’un prédateur subalterne, celle d’un second couteau à huit pattes velues commissionné depuis le quartier général de l’aranéide en chef. Toujours est-il que Slothrop, dans le sillage de Katje, se promène un peu partout parmi les entrailles du Casino Goering, en retirant de ces viscérales déambulations la désagréable impression de commettre une «violation du Monde interdit» (p. 295), d’approcher d’une source secondaire du Mal qui serait un tremplin vers la source primordiale des ténèbres. Il circule en effet de chambre en chambre, de secteur en secteur, évoluant dans ce bâtiment ludique et hôtelier en fonction des possibilités offertes par de «longues pièces», en l’occurrence des salons où stagnent «des paralysies anciennes [distillant] le mal» (p. 295), spectrale macération de narcissiques revenants qui ont dépensé des fortunes pour risquer un numéro à la roulette ou pour simplement – effroyablement – se divertir chaque fois que les événements historiques ont autorisé une caste à venir flamber l’argent d’une guerre ou d’une malédiction afférente dès l’instant où – bien entendu – les remparts du Casino Goering ont été solennellement ou pompeusement inaugurés. Il est ainsi légitime que Tyrone Slothrop se demande à quel jeu tous ces gens – Katje Borgesius et ses très probables supérieurs de Hollande ou d’Angleterre ou des Nostalgiques Territoires de la Prusse – sont en train de jouer au-delà de l’ostensible mobilier de la délassante contingence où les tapis verts se disputent la vedette avec les bandits manchots (cf. p. 295). Quels sont les gambits pratiqués dans les coulisses et qu’est-ce qu’ils induisent sur l’échiquier des associations ou des coopérations internationales ? Quels paris sont décidés sans vergogne au détriment de la vie humaine ? Ce sont autant de questions judicieuses qui noircissent le bloc-notes interne de Slothrop et qui rendent son doute hyperbolique à propos de ses deux collègues de travail. Il est évident qu’une guerre d’une nature autrement plus mesquine s’esquisse par-delà les ravages de la guerre principale qui préoccupe les journaux. Il y a une guerre dans la guerre, un dépôt de nuisance insoupçonné sous le courant superficiel de la nocivité, une variante de l’Occupation gisant sous les confuses promesses de la Libération, comme un genre de Léviathan qui n’aurait plus réellement de force dissuasive manifeste, mais, tout au contraire, une force instruite par sa fausse absence, une force tranquille nourrie par les crypto-fomentateurs de l’Histoire. Du sommet à la base d’une maçonnique pyramide de la sécrétion du Secret, on aurait alors, par ordre d’apparition ou de capacité de dissolution, les grandes instances d’une Grande Inquisition dépassant toutes les limites imaginables et leurs serviteurs dévoués dispersés de par le monde en factions dogmatiquement dirigées, pour chacune d’entre elles, par un «sous-fifre zélé» (p. 307) dont le curriculum vitae pourrait par exemple être celui d’une Katje Borgesius.
Les précédentes réflexions amènent à se questionner sur l’Histoire et sur la façon dont sa dialectique se déploie ou ne se déploie pas. Autrement dit : est-ce que l’Histoire répond à un mouvement auto-normé indevinable ou est-ce que l’Histoire n’est qu’une intrigue hétéro-normée qui refuse de s’inscrire dans la courbe d’un mouvement cosmique qui la transcenderait ? Y a-t-il en ce sens un récit autonome de l’Histoire ou tout n’est-il que l’affaire d’un récit hétéronome qui repose considérablement sur les vainqueurs ou sur ceux qui ont les moyens d’infléchir de telle ou telle manière le narratif des événements ? Quoi qu’il en soit, pour un individu aussi incrédule que Slothrop, l’écriture de l’Histoire dépend moins d’un imprévisible jaillissement de ce qui compose le drame humain que d’une puissante et invisible main qui tient la plume rédactrice des phénomènes et qui les coordonne à sa guise. Cela revient à dire que Tyrone Slothrop croit à une certaine forme de providentialisme et que cela le contraint à l’incrédulité vis-à-vis des récits officiels qui voudraient conserver dans leurs contenus l’idée trompeuse d’un coefficient de hasard. Ce ne serait donc pas un dieu qui serait aux manettes de l’Histoire, mais un éparpillement de prétentions démiurgiques et strictement anthropomorphes qui s’arrogerait un droit souverain de mise en scène prospective ou rétrospective des événements. Que cette posture soit paranoïaque ou profondément saine d’esprit, elle contribue à imposer le lieutenant Slothrop comme la figure de celui qui rejetterait les célèbres paroles pythiques de T. S Eliot si celles-ci étaient représentatives du fondement même de l’Histoire : «In my beginning is my end» (8). Non, mille fois non, le lieutenant Slothrop ne peut pas du tout accepter que tout soit joué d’avance ou que tout soit réorganisé ultérieurement comme si tout était joué d’avance dans l’aventure des hommes. Il ne peut résolument pas se fier aux hégémonies discursives qui essaient de faire de l’Histoire un irrésistible accomplissement du progrès et qui de cette première pierre font un second coup en revigorant la hiérarchie temporelle des nations qui ont gagné les guerres et qui les ont à cet égard décrétées justes et utiles. C’est d’ailleurs la notion même de hiérarchie qui a l’air de déranger Slothrop, et, plus nous traquons ce fantastique personnage avec la patience requise, plus nous apercevons en lui une racine anarchiste qui cherche à contester toute espèce de hiérarchie afin de renverser le providentialisme a priori en vigueur pour lui substituer le sceau d’un messianisme rédempteur (9). De telle sorte que l’attitude de Slothrop reflète non seulement le caractère intempestif de la messianité, l’étourdissante conduite de celui qui se dérobe au flux rectiligne de toutes les manigances, mais, également, une disposition à recevoir la bonne nouvelle d’une prophétie ou de l’authentique survenue d’un prophète. Le souhait définitif de Slothrop serait d’être le témoin d’une chose radicalement inédite, le spectateur d’une dynamique de rupture, et, le cas échéant, cela se traduirait par l’avènement d’une irréductible force qui viendrait briser le continuum de la nécessité (la perpétuité de ce qui se donne comme existant et ne pouvant pas être autrement) à dessein de revendiquer sa propre possibilité de renouveau et de déviation par rapport à un statu quo pétrificateur. En allant plus en avant dans cette thèse messianique, on pourrait affirmer que la messianité de Slothrop se dévoile comme une volonté de pacifisme parce qu’elle porte en elle la divine réclamation d’un cessez-le-feu, la divine vocation d’écraser le rouleau-compresseur de la guerre comprise comme un providentialisme dévoyé en vue de lui injecter une dose suffisante de sacralité. On aboutirait ainsi à un brusque mais opportun changement de paradigme : on en aurait terminé avec un monde assujetti au synopsis des nations les plus puissantes matériellement et donc les plus inclinées à valoriser la production industrielle d’objets mortels, on en aurait terminé avec cette hiérarchie de la mort, avec ce conseil administratif de la profanation, et, cela, précisément parce que l’on serait assoiffé de la tendance anarchique de la vie et du sacré, parce que l’on renierait les dominants rédacteurs d’une satanique providence pour leur préférer les écrivains anarchistes d’une messianité qui se mettraient à écrire «par exubérance de vie et par besoin de vivre» (10).
Il y aurait dans cette perspective un motif révolutionnaire (11) chez Tyrone Slothrop, ce qui, on en conviendra, n’est pas anecdotique pour un Américain censé représenter l’Ordre du Monde et non le cheval de Troie susceptible d’engendrer une déstabilisante perturbation dans le débit régulé des événements. Et tel que le recommandait Walter Benjamin avec toute la magnifique lucidité qui était la sienne, il est indispensable, il a même toujours été indispensable, d’avoir un œil sur l’Histoire qui puisse être l’œil du «prophète qui regarde en arrière» (12), l’œil assidûment adopté par le lieutenant Slothrop en cela qu’il se retourne vers le passé davantage qu’il ne se précipite vers l’avenir, parce que le prophète est moins l’annonceur de ce qui va venir que le révélateur de ce qui est déjà venu et que l’on n’a pas su voir. Partant de là ou repartant d’une image de Slothrop affinée, réformée, purifiée, on peut facilement comprendre que cet homme n’est pas tant un paranoïaque qu’il faudrait interner de toute urgence qu’un habile relecteur de l’Histoire dont le but est de nous montrer où, quand et comment l’Histoire a été falsifiée pour ne pas qu’on en saisisse la signification cachée ou l’éventuelle courbure messianique. N’est-ce pas là d’ailleurs tout le projet romanesque de Thomas Pynchon depuis qu’il s’adonne frénétiquement et subrepticement à son activité d’écriture et qu’il s’acharne à réinterpréter certaines dimensions de l’Histoire non pour faire acte de révisionnisme ou de mauvais élève revanchard mais pour dénoncer la matière d’un récit essentiellement bourgeois et triomphaliste ? Par conséquent l’ambition générale de Thomas Pynchon consiste à proposer par le truchement de la littérature un métarécit à teneur séditieuse qui vient révoquer en doute le récit consacré de l’Histoire. Et dans cette fabuleuse entreprise de créativité ou de libre exégèse, le lieutenant Tyrone Slothrop devient le créatif associé de son super-créateur, l’agent d’une liberté faramineuse qui veut défaire un maximum de nœuds réalisés par les misérables agents de la servitude. Aussi voit-on Slothrop cultiver une paresse de guerre pour mieux cultiver un effort de paix : après les incidents du Casino Georing, après une escale à Nice où il se prépare à négocier un virage déterminant sur le sinueux tracé de son cheminement, il atterrit à Zurich sous l’identité d’un «correspondant de guerre anglais» (p. 370) du nom de Ian Scuffling – le terme scuffle réverbérant une propension combative, un goût pour la bagarre, preuve s’il en est que Tyrone Slothrop ne se laisse vivre en apparence que pour participer activement et secrètement aux luttes que personne à part lui n’estime absolument prépondérantes.
À Zurich, il pénètre dans le royaume du faux, dans «la Suisse neutre [qui] n’est qu’une convention» (p. 371), dans l’endroit idéal pour idéalement «retrouver sa vanité» (p. 386). Il virevolte parmi des grappes d’espions et parmi la diabolique aristocratie qui se repose de ses mortels investissements pendant que tant d’autres sont encore sur les fronts de la guerre à subir les décisions de ces aristocrates de la thanatopraxie. Tant et si bien que la prétendue neutralité helvétique ne sert qu’à lubrifier «les affaires» lucratives de la guerre et à protéger tous les affairistes qui se réunissent à Zurich pour être «dans leur élément» (p. 386). Il y a là une terrible gourmandise de la guerre, un péché capital de consommation des polémologies les plus infâmes, une fringale vampirique du sang que l’on verse parce que ce déversement d’hémoglobine se métamorphose immédiatement en versement d’argent sur les différents comptes en banque des experts-comptables de la guerre. C’est la raison pour laquelle le simulacre est la spécialité de la Suisse, tout ce qui concerne le déguisement, le camouflage, la cosmétique en tant qu’elle s’oppose catégoriquement et irréversiblement au domaine du cosmologique, tout ce qui permet d’exhiber finalement une stylistique de la tiédeur, de la bonhomie, de la neutralité, alors que tout est orienté dans le sens d’une épouvantable froideur calculatrice par le biais du monothéisme de la finance qui transforme jusque l’air que l’on respire là-bas et qui en fait un éther antipathique empêchant la moindre expérience de chaleur humaine véridique. Se dégage ainsi de ce pandémonium aux décors paradisiaques une atmosphère de mobilisation totale pour la guerre, une biosphère de l’anéantissement, un prolongement du nihilisme occidental en ce que Günther Anders a fort adéquatement nommé un annihilisme (13), un pacte social bon chic et bon genre où l’avantageuse réticulation de quelques-uns n’advient qu’au travers de la cartésienne pulvérisation des peuples et plus largement de la vie. C’est pourquoi Thomas Pynchon ne rate pas sa description de la Suisse comme paysage où le ricochet de la guerre se distingue en tant que ricochet métaphysique, en tant que rebond archétypal, cela dans la mesure où même une vache, même une ferme laissée à l’abandon, même un paysan paraissent impliqués dans le paysage de la guerre pour en tirer un profit subsidiaire tandis que d’autres, à Zurich, à Genève ou à Lausanne, en tirent des profits babyloniens. Heureusement du reste, au milieu de ce marasme du mensonge et des hiérarchies bancaires et donc ultra-temporelles, le lieutenant Slothrop discute avec un Argentin qui s’appelle Squalidozzi, une sorte d’adulateur de la vieille «anarchie de la pampa et du ciel», un louangeur de la «virginité ancienne» (p. 381). D’abord contrarié par cette nostalgie des infinis de la prairie patagonienne, par ce penchant de l’âme altruiste qui veut laisser vierges les grands espaces, le lieutenant Slothrop, peu à peu, se guérit tout à fait de son américanisme résiduel, de sa défense de la Propriété, de son réflexe de Conquête de l’Ouest ou de conquête ordinaire, pour se rallier définitivement à l’énergie rebelle de son interlocuteur. Ceci vérifie autant que ceci amplifie le volume de son anarchisme conceptuel en lui octroyant une modulation affective.
III/ Les sites d’une guerre inassignable et les fuyants félons qui s’en délectent
La fuite en avant du lieutenant Slothrop se poursuit en Allemagne, à Nordhausen pour commencer, dans le land de Thuringe où il s’obstine à se faire désigner sous le nom de Scuffling en se fondant complètement dans son personnage «[d’as] des reporters» (p. 407). L’Allemagne en question est aux prises avec un contexte d’après-guerre : le maudit chancelier du Troisième Reich s’est suicidé, entraînant des actes de capitulation rapides, de même que d’innombrables transferts d’opportunités car aussitôt un train immobilisé ou déprogrammé, un autre s’est mis en marche et il a fallu en occuper tous les wagons (de préférence en première classe). Cette accélération de la temporalité politique se matérialise à l’échelle spatiale au sein même d’un territoire de proportions très fluctuantes et qu’on identifie comme étant «la Zone», un lieu à l’intérieur duquel l’elliptique Tyrone Slothrop va manœuvrer en tant que garant improvisé du recueil de données sur la course à l’armement et en tant que libre penseur au sujet de la recomposition des divers intérêts propres à une situation aussi bouleversée que bouleversante (cf. pp. 403-886). Pour cerner plus en détail ce que pourrait être cette Zone, il faut tâcher avant tout de la comprendre à l’image d’un pur vide étatique, d’un perpétuel glissement des centres de pouvoir d’un endroit à un autre, sans unité avérée pour chaque pouvoir autoproclamé ou éphémèrement reconnu, chacun étant relégué, tout bien pesé, au rôle de micro-pouvoir spontanément généré ou à peine envisagé d’une manière consciente en raison des circonstances accrues d’incertitude et de navigation à vue. Par conséquent un certain dynamisme anime la Zone et lui confère une primitivité – voire une impulsivité – qui n’aurait pas déplu à Pierre Clastres (14) après le cauchemar de l’État totalitaire et la vision d’horreur de sa lourde masse osseuse plantée au sommet d’un corps gouvernemental rigide. Aux antipodes de toute constitution pérenne d’un modèle politique structuré par un État et en parfaite contradiction avec une rationalisation hypertrophiée de la vie sociale, la Zone existe dans un singulier courant alternatif de réplétion et de déplétion des initiatives individuelles et des facultés de s’emparer instinctivement d’un coup du sort, elle existe également dans un élan variable de satiété et d’inanition d’elle-même, toujours étrangère aux plénitudes ou aux manques inhérents à la notion étatique parce que les assouvissements et les fringales qu’elle suscite sont moins de l’ordre du figuratif que du non-figuratif, moins redevables du rationnel que de l’irrationnel, comme si la Zone était innervée de forces indomptables et impénétrables, allant et venant, tantôt ici ou tantôt là-bas, tantôt aptes à remplir le vase des passions ou tantôt promptes à le désemplir. Ce sibyllin mobilisme de la Zone n’est donc pas sans provoquer des quantités de convoitises ou de délires d’appartenance à telle ou telle interzone censément attractive, et, en cela, nul ne devrait être étonné de constater à l’intérieur de cet imprécis maillage des occasions payantes les mandements d’une ingérence russe (par l’intermédiaire de l’agent Tchitcherine dont la réputation est celle d’un «fou suicidaire» (p. 492)) et l’incessant renouvellement des irrédentismes, sans parler, nous y reviendrons, d’une couche de domination un peu plus stationnaire mais indiscernable et la plupart du temps immunisée contre les maléfices qu’elle enfante.
Embarqué sur cette pleine mer agitée, Slothrop, en intrépide passager, se fait l’amovible adjuvant de cette prolifération d’enjeux où l’après-guerre se substitue à la guerre et s’affiche progressivement à l’instar d’une guerre non plus mondiale, non plus binaire et nettement immatriculée par les emblèmes d’un affrontement de l’Axe et des Alliés, mais, plutôt, à l’instar d’une guerre globale, holistique, engageant l’intégralité de la vitalité planétaire selon des niveaux évolutifs d’implication, conscients ou inconscients, l’ensemble de ces conatus étant reliés d’une façon ou d’une autre à ce qui se passe dans la Zone. On dirait alors que tout dévale en direction de la Zone, que tout accourt à ce foyer central, à ce cœur pourvu d’innumérables ventricules et vascularisant la Terre entière, bien davantage que ne pouvait le faire le cœur battant de Londres auquel on avait imputé une influence majeure sur le cours des événements. Aussi l’Américain grimé en journaliste anglais, le nonchalant Slothrop interpolé en baroudeur Scuffling, profite d’une dilution de son identité afin de mieux s’assimiler aux dynamiques de la Zone et afin d’en retirer – l’air de rien – des informations décisives concernant la destination de l’humanité. Il ressemble dès lors à une volonté à la fois inflexible et flexible, stricte et élastique, suffisamment aménageable pour s’insinuer dans les systoles et les diastoles de la Zone en fonction du rythme très erratique de cette incroyable palpitation. Mais quoi qu’il advienne, quels que soient les afflux de liquidités sanguines, il n’est pas vraiment un moment où Slothrop se montre hésitant, pusillanime ou inutilement réfléchi. Au contraire, on le voit presque se précipiter au contact des anévrismes de la Zone, s’engouffrer dans les points les plus critiques de ce mouvant planisphère cardiologique, en véritable aventurier de ce dédale anamorphosé, en véritable romantique, disons-le tout de go, au sens où Armel Guerne précisait que les âmes entreprenantes du romantisme étaient celles des «hommes de plein vent» qui s’opposaient aux «ruminants intellectuels» n’ayant pour nourriture que le foin avarié de leurs coquettes étables (15).
C’est tout cela qui permet à Slothrop d’être notre point de repère, notre lanterne, notre boussole parmi les chemins curvilignes de la Zone qui mènent forcément quelque part mais qui n’en sont pas moins des apparences de nulle part. Pour obtenir la probable solution rectiligne des récits vraisemblables de l’Histoire en dehors des récits qui se prétendent incontournables, il est impératif de se frotter aux chroniques les plus invraisemblables et celles-ci se déroulent en surface et en sous-sol de la Zone, au milieu même des folles subdivisions produites par la forte entropie de la Nachkriegszeit et par la nature même de la langue allemande qui paraît transformer le nouvel espace-temps de l’ère post-hitlérienne en un réticule infini, seulement dicible par le biais de ce langage révélateur de la «maladie germanique qui consiste à donner des noms, à diviser la Création en fragments de plus en plus petits, à analyser, à séparer à jamais le contenant du contenu, jusqu’à créer une mathématique des combinaisons, à assembler les noms pour en former d’autres, à la manière insensée et interminable des chimistes, dont les molécules sont des mots» (p. 556). Le lieutenant Slothrop ne s’épargne aucun effort pour s’intégrer aux babéliens locuteurs de la Zone et à toutes les situations d’interlocution et c’est ainsi qu’il espère contribuer à la pression positive du pacifisme en dépit des pressions négatives du malin remaniement de la guerre. Quelque insurmontable que soit la difficulté de repérer la possibilité d’une opération synthétique au sein de cette démence analytique, le décodeur Slothrop ne se soustrait pas aux épreuves de cette gageure, et, par le truchement de sa patiente insubordination, il repousse l’échéance d’un irréversible spectacle du Mal reconfiguré par les conspirateurs de l’ombre, il court-circuite les préparatifs de cette grand-guignolesque scénographie, comme pour nous prémunir de n’être plus que des «yeux de pierre ouverts sur des nuits et des terreurs de vierge» (16), là où le Mal aurait achevé son expédition malsaine en disqualifiant toutes les conditions favorables à l’irruption d’une sainteté rédemptrice. Considéré en tant que missionnaire esseulé du sol défendable de la Terre, il n’est pas incongru de distinguer en Slothrop un modeste mais nécessaire laborantin de l’avenir, un dissolvant de tous les caillots de mauvais sang, un frondeur qui s’insurge contre le principe itératif d’une Histoire condensatrice de calamités ou d’une Histoire comme «seule et unique catastrophe qui ne cesse d’accumuler ruine sur ruine» (17). Ce n’est pas le son du glas ou du grelot des lépreux qui intéresse Slothrop, mais, tout à l’inverse, il est un héritier des trompettes de Jéricho qui peuvent abattre l’infâme épaisseur des cataclysmes et leur imposer ce que Nietzsche appelait «le coup de cloche de midi» (18) pour que les ténèbres de minuit n’aient plus la moindre autorité. Or l’homme en capacité de faire sonner les vivantes cloches de la mi-journée ne peut être qu’un homme de «la grande décision» (19) et c’est la raison pour laquelle Slothrop, en décidant de se dérober à ce qu’on attend de lui, se regarde comme susceptible d’incarner l’esprit du grand décideur de la joie de vivre qui décide à la place des prédicateurs de la misère de vivre.
Il n’est pas du tout négligeable en outre de souligner que Tyrone Slothrop accède au frémissant territoire de la Zone en empruntant un nombre important de trains. Ce sont pour la plupart des transports «de nuit [qui] courent vers la mort» (p. 408) tels des échos chantés – des couplets purgatifs – du récent usage du chemin de fer à des fins d’épuration ethnique. Le descriptif de ces wagons tractés par d’éléphantesques locomotives est en effet réalisé à l’aide d’une espèce de complainte ferroviaire des «Personnes déplacées» (p. 407) avec lesquelles le lieutenant Slothrop se retrouve logiquement mêlé. La contrainte de ces déplacements massifs de personnes rejoint du reste non seulement les retombées de la guerre tout juste terminée, mais aussi le phénomène pluri-cinétique corrélatif à la Zone. Il n’est quasiment pas possible ni recommandé de végéter dans la Zone sous peine d’être suspecté ou d’être emporté par la vague de ce désarçonnant devenir. Et toutes ces personnes abusivement excentrées de leurs origines et de leurs pays respectifs, provenant d’un large spectre de la géographie européenne, ont chacune «[les] poignets et [les] chevilles effroyablement maigres» parce que marqués du scandaleux cachet «des pyjamas rayés des camps» (p. 787). Cette procession de trains de voyageurs ne se différencie d’ailleurs que minimalement des trains du système concentrationnaire puisque l’orientation de ces pauvres gens dans des convois privés de réels terminus libérateurs dépend d’une insidieuse réactualisation du Mal qui s’était furieusement actualisé pendant la guerre. Pour eux le dynamisme de la Zone est tout au plus quelque chose de constatable mais dont ils sont exclus. Ils ne sont jamais les premiers termes d’une grammaire des initiatives étant donné qu’ils sont toujours les compléments d’objet des subjectivités qui vont et qui viennent – ou des subjectivités qui s’attardent sur un trône aussi convoité qu’irrévélé davantage qu’elles ne sont les débitrices d’un concours de chaises musicales. Dans l’œil d’un écrivain aussi implacablement contestataire et clairvoyant que Thomas Pynchon, aussi amateur de contre-culture et de contre-Histoire, ces multitudes qu’une déshonorante nécessité talonne, ces foules que l’on déplace au gré d’un capricieux mouvement de faux repentir, ces troupeaux mortifiés ne sont qu’une «population» en route «dans l’immense plaine, boitant, traînant les pieds, trimbalant toutes les épaves d’un empire, d’un ordre bourgeois européen dont ils ignorent qu’il est détruit à jamais» (pp. 788-9).
Y aurait-il cependant des motifs de réjouissance à entretenir dans le fait de savoir que les ex-embusqués de la bourgeoisie sont déclarés déchus ? Ce serait être bien naïf de le croire et ce n’est pas la capitulation du printemps 1945 qui empêchera l’Europe de rechuter dans l’escarcelle des irresponsables d’Hermann Broch ou dans les portefeuilles des opportunistes planqués de Thomas Bernhard qui approvisionnent tous les subsistants réservoirs du nazisme ou des fascismes en carburant innovant (20). En abondant dans le sens d’une imprécation tributaire des courroux du Mendiant Ingrat, ce qu’il faut dire, ce qu’il faut marteler à coups de pioche sur les têtes pourries, c’est que le bourgeois est une immortelle vermine et que c’est la bourgeoisie qui commet tous les crimes du monde par complicité, par passivité, par conformisme. L’existence même d’un bourgeois produit le malheur de dizaines et de dizaines de pauvres, peut-être même de centaines et même de milliers, aussi est-il absolument fondamental d’admettre que ce sont les germes d’une bourgeoisie régénérée qui détiennent une fraction des secrets de la Zone et que c’est cette fraction confisquée, en toute rigueur d’une évidente inégalité ourdie parmi les hommes, qui ne laisse aucune miette des initiatives abordables aux victimes des camps ou de quelque tourmente apparentée que ce soit. Pour les uns, même une irrégularité ontologique comme la Zone peut se muer en relative régularité, pour le bourgeois, pour l’arriviste tout peut s’arranger malgré l’ampleur du chaos, mais pour les autres, pour ceux qui n’ont jamais pu toucher du bout du doigt un succédané de perspective, tout est dérangé, tout est fermé, car pour ceux-là même un armistice est une déclaration de guerre et même une promesse de don est un embargo. On aime donc à faire de Tyrone Slothrop un intempestif redresseur de torts ou un déroutant paramètre de néguentropie. Ses lapidaires ou volubiles étapes à tel ou tel embranchement veineux ou aortique de la Zone, en plus parfois de nous dévoiler des noms associables à l’impensable reconstitution de la bourgeoisie ou de l’arrivisme, nous fournissent par surcroît l’espoir d’en finir avec le radotage philistin de l’Histoire unilatéralement interprétée. Toutefois l’association d’un nom à une transitoire instance de pouvoir ne nous divulgue qu’une ébauche de cette mafia d’usurpateurs bien moins transitoire et que nul Grand Soir semble-t-il ne viendra un jour destituer car elle est par nature protégée sous plusieurs dépôts de mystère où s’entendent des «cabalistes», des «alchimistes» (p. 746) et des «francs-maçons» (p. 833), autant de groupes sanguins spéciaux qui réussissent à tirer un parti supposément meilleur des pulsations assez imprévisibles de la Zone.
Il est alors légitime de penser que Slothrop est plus que solidaire des Personnes déplacées parce qu’elles sont les ruinées d’une Histoire elle-même ruinée par les bénéficiaires d’une puissance de vivre dépravée en pouvoir de nuire. Lui-même, d’ailleurs, se trouve éventuellement être une personne délogée – perfidement traquée – à en croire certains documents classifiés de l’espionnage technologique attestant que son père, Broderick Slothrop, a pu offrir une éducation universitaire à son fils en échange d’informations équivoques avec les services du renseignement allemand à propos de prodiges outrepassant de simples érections divinatrices (cf. pp. 410-1). Ceci expliquerait l’impression d’être suivi en permanence de même que ceci validerait une fois pour toutes un champ de compétences tout à fait spécifique et hors du domaine de l’ordinaire validation de talents déjà connus. Et c’est ainsi que les investigations indirectes de Slothrop sont également des investigations directes le concernant parce que toutes les données qu’il thésaurise peuvent renvoyer à des régions encore inexplorées de son essence ou des parties de son essentialité demeurant à la merci d’un réseau maléfique de malfaiteurs. Cet enchevêtrement d’enquêtes sur l’extériorité d’un néfaste et potentiel consortium de tireurs de ficelles et sur l’intériorité d’un être faste quoique possiblement paranoïaque vaut la visite de Slothrop au cœur des souterrains de la Mittelwerk qui n’est autre qu’une usine nazie apparemment désaffectée où travaillaient naguère des bagnards du camp de concentration de Dora. L’antre de cette manufacture est une répercussion inévitable de «l’odeur de Dora» qui survit dans les narines mentales comme une «odeur de merde, de sueur, de maladie, de moisi [et] de pisse» (p. 618). On a là une ancienne caverne platonicienne de la production industrielle d’engins annihilateurs et de la mise à mort systématisée de l’intelligence où «tout s’est arrêté» a priori et où «tout a été englouti dans un crépuscule final» (p. 434). L’usine se perpétue par ailleurs comme une sorte de lieu du brûlant souvenir de la machinerie nazie et sa labyrinthique architecture enfouie dénote des prolongements qui excèdent l’unique secteur manufacturier. Cela n’est pas du tout incompatible avec l’idée d’une Zone analogue à un univers en extension. Et parmi les distensions des hypogées de la Zone circulent des exilés miraculés du génocide des Héréros et des Namas, massacre perpétré de 1904 à 1908 dans l’actuelle Namibie, autrefois possession territoriale du Deuxième Reich et désignée du nom de Deutsch-Südwestafrika. Ce crime contre l’humanité fut supervisé par l’impardonnable Lothar von Trotha et il servit de répétition générale pour les horreurs qui devaient être commises durant le Reich troisième du nom. On goûte ici aux ignobles fruits de l’esprit colonial qui sut parfaitement s’exercer à la pratique du camp de concentration et à toutes les formes de la cruauté. L’orée du XXe siècle ne fit que confirmer la Weltanschauung de la décevante Allemagne et de toute la consternante Europe colonisatrice. On était muté aux colonies pour «se détendre un peu, poser sa culotte et respirer l’odeur de sa propre merde» (p. 453) entre gens de bonne compagnie qui se reconnaissaient mutuellement dans ces «postes avancés de l’âme européenne» (p. 453). Le réquisitoire de Thomas Pynchon à l’encontre de cette praxis du démon inquiète notre imagination et nous fait imaginer des balourds teutoniques reluisant la protubérance crânienne d’un rejeton jumeau de Kurtz dont l’encéphale tubéreux serait le symptôme de la colonisation à l’état phrénologique puisque les résultats céphalométriques de cette grosse tête – avec toute la polysémie requise pour cette tête impure – ne feraient que traduire la mesure de toutes les choses immondes.
Imaginons en outre avec Thomas Pynchon que ces réfugiés de l’Afrique de l’Ouest méridionale et leurs progénitures n’eussent jadis l’autorisation de se rendre en Allemagne qu’à la condition de se fédérer en un Schwartzkommando pour s’immoler dans les rangs de la chair à canon du pays d’accueil (cf. pp. 450-469). Trucidés sur leurs propres terres, on ne les toléra donc sur les terres tudesques qu’en vue de grossir les tuables effectifs de la conscription, comme, en France, on apprit à concéder un droit d’humanité aux tirailleurs sénégalais. Des années plus tard, ce commando de la négritude, après avoir essuyé tant d’humiliations et tant de pertes, s’est replié dans les bas-fonds de la Zone en s’invétérant «comme une nation indépendante» (p. 645) et en suivant les conseils d’un dénommé Enzian qui n’est «pas exactement chef» mais plutôt un dur à cuire «qui a fait ses preuves» (p. 451). L’indépendance de ces proscrits a cependant un coût parce qu’en sus d’être un séparatisme vis-à-vis de la culture, elle est aussi un séparatisme vis-à-vis des inflexions de la nature : le traumatisme du génocide africain d’antan les hante tellement qu’ils s’abstiennent dorénavant de se reproduire à cause d’une honte latente de s’éterniser dans la race archaïque. C’est donc le paradoxe d’une infra-nation auto-promulguée dans un élan de fierté mais simultanément vouée à disparaître à brève échéance faute d’assurer sa natalité. Ces ultimes légions d’abstinents compensent alors les déficits de fécondation en suppléments de perversions où l’on recense des activités coprophiles, onanistes, pédophiles, masochistes et urophiles. Ces palliatifs plus ou moins répréhensibles sont aussi des manières de tourner en ridicule la morale des Blancs qui aime s’offusquer de ces déviances tout en pratiquant l’oubli sélectif de ses turpitudes légalisées en Afrique. Or c’est en prenant acte de l’hypocrisie des Blancs et de leur idiosyncrasie dominatrice que les Noirs de l’officieux commando émancipé ont décidé de se consacrer au progrès et de se mettre «au service de la Grande Fusée» (p. 463), de constituer une équipe scientifique de recherche sauvage afin de surpasser les dominants dans leur monopole technocratique. Ce que voudrait Enzian pour ses frères de sécession et de réhabilitation, c’est, contre vents et marées, montrer que les Noirs ont leur mot à dire dans l’Histoire et dans la concurrentielle et souvent déloyale éclosion du savoir. Il sait que le monde s’est réduit à une affinité quasi pathologique pour la «technologie» et il sait que les contrats d’industrie ne se négocient qu’avec «un gagnant et un perdant» (p. 463), par conséquent, si la victoire des Noirs doit se réaliser par l’intermédiaire d’un abandon de la tribalité des Héréros et d’un enlaidissement du charisme originel (cf. p. 464), la victoire se fera par ces concessions aussi regrettables soient-elles. Cet aveuglement ou ce mauvais désir de revanche, à vrai dire, remet en question la conception même de la victoire car nul n’est victorieux si sa progression revient à se jeter corps et âme dans un processus qui souhaite l’émergence d’une arme qui ferait régresser l’humanité au cas où elle émergerait (et au cas où elle serait bien évidemment un dépassement de la bombe atomique). Et il y a pire : les victoires célébrées de la science qui ne s’en tiennent qu’à des acquisitions de puissance matérielle au détriment d’une acquisition de maîtrise de soi et d’un encouragement à l’éducation spirituelle ne sont que du favoritisme pour les psychés prométhéennes et un déni majeur des réels besoins de l’humanité. Autrement dit tout accroissement du scientisme et du délire d’omnipotence qui peut en découler, tout cet intérêt malsain pour les fusées (cf. p. 572), tout ce nouvel «ordre monastique» (p. 593) de la science des armes n’a pour destin qu’une fatale insensibilisation des rapports humains en tant que chacun est menacé de devenir la proie virtuelle d’un prédateur qui aura encore moins de visage que l’inenvisageable bombe nucléaire, d’un prédateur tombé du ciel et ordonné par une ordure cent fois plus ordurière que le président Harry S. Truman, en tant que chacun, au fond, sera toujours considéré comme un moyen de vérifier une puissance prédatrice et jamais comme une fin en soi.
De là s’ensuivent les signes ostentatoires d’une fin du monde humain avec l’arrière-plan d’une double peine théorisée par le philosophe Günther Anders à travers les idées de «honte prométhéenne» et de «décalage prométhéen» (21), c’est-à-dire, respectivement, un terrible complexe d’infériorité devant les monstruosités que nous avons élaborées en croyant améliorer le champ de la science et une incapacité de nous représenter les conséquences désastreuses de ce que nous avons conçu en y injectant de surcroît des sommes d’argent complètement folles. Car ne l’oublions jamais : l’argent et la guerre sont des amants fidèles et même quand les guerres sont finies dans les journaux, d’autres guerres débutent entre les lignes des gazettes, des guerres, en l’occurrence, qui assujettissent le monde à une intraveineuse d’opioïdes, des guerres qui détournent les hommes de s’interroger et qui permettent aux affaires du démon de se poursuivre sans trop d’encombres. Pour que ces guerres soient effectives et légitimées, elles nécessitent ce que Günther Anders qualifie de «substitut de guerre» par l’entremise du «perfectionnement des armes» (22). Plus cyniquement, les guerres du temps de la paix qui succèdent aux guerres du temps de détresse et qui les précèdent aussi, ces guerres-là, invariablement, ont besoin d’entretenir un horizon possible de la guerre et donc un horizon de peur collective à dessein de justifier la fabrique industrialisée des armes qui feront pencher la balance du bon côté au moment décisif (sans surprise du côté de l’Occident ou du ténia atlantiste). Et dans ce fonctionnalisme du Capital en quête d’une «nouvelle Bombe cosmique» (p. 779) à des fins de fausse dissuasion ou de faux pactes de non-agression, dans ce cynisme de la raison d’État sécuritaire qui mise un maximum sur le storytelling de l’insécurité à venir, les nations calculatrices et prétendument civilisées s’entendent pour «déprécier ce [qu’elles produisent] aujourd’hui» dans le but «d’écouler ce [qu’elles produiront] demain» (23), lubrifiant ainsi le commerce international des armes et semant sciemment le désordre à tel ou tel endroit de la planète en anticipant tel ou tel casus belli dont elles seront quoi qu’il en soit les répugnantes instigatrices.
Pour des mobiles de carottage de la Zone et d’essai de clarification des intentions les plus byzantines, le lieutenant Slothrop se rapproche d’Enzian l’Africain. Ce dernier lui conseille de «[rester] suffisamment dans la Zone» et «un jour ou l’autre il [lui] viendra des idées à propos de la Destinée» (p. 516). C’est alors que Slothrop se dépouille du nom de Ian Scuffling pour prendre celui de Max Schlepzig (cf. p. 627), la sonorité de ce patronyme d’emprunt pouvant être une vague résonance du mot allemand schlepper, faisant de l’Américain le plus bariolé de ce morceau d’Europe ultra-balkanisé une sorte de bateau remorqueur chargé de haler un territoire qu’il faudrait sauver de ses dérives, à moins qu’il ne soit un tracteur labourant les terres irrédentes pour les prédisposer à des semailles apaisées, à moins encore qu’il ne soit qu’un racoleur volontaire, un bouffon des belligérances à la mode, agent recruteur convaincant parce que supposé convaincre tout le monde pour toutes les causes qu’il doit feindre de défendre sur son chemin (24). Et sur le chemin il arpente la ville de Berlin à la suite des grandes redditions en battant le pavé accidenté des «montagnes de débris» sous lesquelles se décomposent «des milliers de cadavres depuis le printemps» capitulateur (p. 530). Il découvre «le vide de Berlin» dépeuplée comme un «négatif de la ville avant sa destruction» (p. 530). Ici «les façades lisses sont devenues des masses de béton éclaté» ainsi que des «maisons [s’ouvrant] sur le ciel» (p. 530). Le périple ne saurait être touristique ou récréatif étant donné qu’il n’est plus qu’un «parcours [de] ruines» parmi «les vestiges désertiques d’une très ancienne Europe» (p. 624). On ressent l’inexorabilité de la désintégration et conséquemment le malheur de ne plus pouvoir ressentir le pouls de ce que le philosophe Max Picard invoquait dans les termes d’un vibrant «monde inaltérable» (25) sous la catalepsie des cendres de la guerre. L’unique promesse des temps à venir ne peut donc être qu’une reconstruction formelle de l’espace détruit mais en aucun cas une reconstruction ou une renaissance de l’altéré que l’on pensait à tort inaltérable. L’exposant de cette mathématique profanatrice immanente à la Seconde Guerre mondiale a été une telle multiplication de la puissance de détruire qu’il a même réussi à détruire ce qui fut jusqu’ici indestructible ou solidement sanctuarisé. La désacralisation n’avait pas connu un tel niveau de zénith blasphématoire au cours des précédents conflits et nous en serions quittes si nous n’étions pas certains que les lendemains n’allaient pas encore amplifier ce mouvement dé-sacralisateur.
Des circonstances aussi attentatoires n’ont alors que les compléments circonstanciels qu’elles méritent : elles font la promotion des pourceaux qui envoûtent et elles relèguent les animaux désenvoûteurs dans des angles si morts qu’il devient improbable de les rencontrer, et, en toute logique, les remous intrinsèques à la Zone, plutôt que de susciter une égale ébullition ou une égale effervescence pour tous les hommes, se retrouvent un tant soit peu accaparés par les plus malins, par les plus adaptés à la démonocratie qui se dessine à l’aube des jours soi-disant pacifiques. Toute visibilité ou tout succès retentissant dans un monde des forces ascensionnelles de la noirceur doit être frappé de suspicion en tant qu’il s’agit assurément d’une trace de la monnaie frappée du démon qui a réglé son droit de péage pour accéder aux fastueuses et provisoires loges de la Zone et d’ailleurs. Il en va ainsi des fortunes de Gerhardt von Göll surnommé Der Springer (littéralement : le sauteur ou le cavalier du jeu d’échecs), enjambeur de tous les obstacles, semeur d’embûches par allitération de son insoutenable et intime réalité, considéré pourtant à l’instar d’un «semeur [de] graines» (p. 552) véridiques au milieu d’un mensonge social que ses films érotiques auraient la mission de dénoncer. L’esbroufe de ce personnage n’est du reste que le prodrome d’une crise beaucoup plus vaste qui révèle les vainqueurs de l’horreur absolue pour ce qu’ils sont et même pour ce qu’ils ont toujours été chaque fois que des horreurs ont été surmontées par les uns pendant que d’autres en ont souffert sur toutes les ramifications de leurs arbres généalogiques par ignorance native de s’aliéner aux expressions des exploitants de la souffrance : des imposteurs simplement mieux introduits, mieux protégés, mieux dorlotés, des étrangers à toute vocation puisqu’ils s’adaptent à tout, se plient à tout, même aux tâtonnements de la Zone qu’ils voudraient changer en durables exceptions pour eux seuls.
On relève en outre une sévère déformation de Slothrop dès l’instant où il croise la route de Gerhardt von Göll sur les rives de la mer Baltique, à Swinemünde pour les Allemands ou à Świnoujście pour les Polonais (cf. p. 707). Il faut dire avant cela que Slothrop a dépassé les bornes de la dépravation en s’adonnant à une sexualité presque pédophilique sur un yacht spectralement baptisé Anubis et sur lequel il était peut-être recommandé de déployer des arguments de vitalité indépendants de toute remontrance (cf. pp. 653-690). Après quoi l’air de la Baltique s’intensifie à Peenemünde puisque règne dans ces parages un «ancien terrain de la Luftwaffe» (p. 718) où vrombissent encore les hélices des Messerschmitt et où ce septentrion allemand limitrophe de la Pologne est saturé d’une atmosphère viciée par un passé qui ne veut pas passer. D’où le fait probable que Slothrop subisse là une réduction accélérée de sa «densité personnelle» et un rétrécissement tout aussi accéléré de sa «gamme de fréquences temporelles» (p. 727). Autrement dit Slothrop éprouve un decrescendo de vie tandis qu’un crescendo de mort vient scander la partition d’un sinistre opéra des opérations en cours : les énergies de la Zone sont majoritairement mobilisées par les hommes non pour la miraculeuse prospection d’une concorde, mais pour la constitution d’un présent qui synthétise le plus regrettable du passé et le plus indésirable du futur, à savoir un présent agressif, un présent dévolu à l’échafaudage de la Fusée, un présent des bombes capitalistiques où s’affrontent d’opiniâtres ingérences et où un Tchitcherine cherche à liquider son demi-frère Enzian. À la fois «poursuivant et poursuivi, appâté et appât» (p. 701), le lieutenant Slothrop, alias Scuffling ou Schlepzig dans ce maëlstrom d’incoercibles fureurs, ne peut que se contenter de sauver les meubles tout en nous indiquant le Nord d’un possible sauvetage de plus longue portée, un sauvetage qu’il nous incombera d’organiser pour peu que l’on prenne au sérieux ce précurseur des lanceurs d’alerte et cet historien du dimanche (mais du dimanche des rameaux où s’initie la sainteté avant la Pâque).
Mais pourra-t-on sauver un monde qui fit de la guerre une occasion pour la technique au même titre que l’occasionnalisme de Malebranche soutient que nous ne sommes que des occasions pour la volonté de Dieu ? Le problème, cependant, c’est que nous voyons bien la déflation morale d’une époque où l’interventionnisme déterminant l’impulsion générale de la vie n’est plus un phénomène divin mais un phénomène machinal. Régis par les machines plutôt que par un firmament, régis par ce qui est en bas plutôt que par ce qui est en haut, les hommes ont chuté dans une ère technocratique voire techno-théologique où les politiciens font diversion en se donnant pathétiquement en spectacle afin d’ourdir l’avènement définitif de la technique (cf. p. 745). Et les politiciens n’avaient pas manqué de prendre bonne note des liens de plus en plus étroits entre les hommes et la technique, tant et si bien que l’essai se devait d’être transformé parce que ces noces consommées de l’organique (l’humain) et de l’inorganique (la machine) «[exigeaient] le sursaut d’énergie d’une guerre» (p. 745), le déferlement des machines de guerre n’étant que l’introduction ou l’accoutumance au déferlement des futures machines qui gouverneront le monde entier. Au reste, parmi les politiciens les plus zélés en matière de connivence avec la royauté des machines, il serait inadmissible de contourner les pactes faustiens du président américain Harry S. Truman, les pactes de «ce célèbre franc-maçon du Missouri» qui est «devenu président des États-Unis grâce à la mort subite de FDR», et qui, «ce jour d’août 1945, [avait] le doigt sur le contact atomique de Miss Enola Gay, paré à expédier cent mille petits bonhommes tout jaunes dans l’atmosphère pour qu’ils retombent en particules sur les ruines fondues de leur ville sur la mer Intérieure» (p. 844). C’est ici le narrateur omniscient qui s’exprime et Thomas Pynchon cible l’État du Missouri comme terre natale de Truman et comme terre expansionniste de la maçonnerie spéculative américaine où chaque membre de cette confrérie du népotisme et du satanisme, en leurs grades et qualités, se sont agglomérés pour que le néfaste l’emporte sur le faste de sorte à ce que le faste leur revienne sur le dos de ceux auxquels on fait pleuvoir le néfaste à coups de bombes ou à coups de tours d’écrou fermant les ouvertures sociales. Ainsi l’épicentre maçonnique du Missouri redéplace encore le pôle des infamantes affaires internationales après qu’il fut localisé à Londres et dans les méandres de la Zone. En conséquence de quoi ce sont clairement les États-Unis qui sont obliquement déclarés coupables de troubles à l’ordre existentiel par une espèce de tendance à vouloir faire monter le diabolique tout en faisant descendre l’archangélique. Qu’un homme tel que Truman (qui est d’ailleurs loin d’être un true man en tant qu’il est un lie man – un homme de la mystification) ait pu atteindre un poste aussi élevé traduit diablement la maladie d’un Occident maçonné par les plus parasitiques briques dont l’empilement ne cesse de bâtir un temple de la Croix inversée. Et comme l’ignoble attire l’ignoble et que le noble disparaît à l’avenant de cette structurante et désolante attirance pour nos sociétés industrialisées, il n’est pas surprenant que Lyle Bland, un insipide (26) magnat du Massachusetts délégué à la surveillance de Slothrop, ait procédé à un soft landing au milieu des francs-maçons du Missouri dans l’intention de se faire «des bons copains», de réorchestrer «sa virilité» et de gagner «pas mal d’intéressantes relations d’affaires» (p. 843).
Sans doute mû par la redondance des rituels maçonniques et leur doxographique réputation de contenir tous les mystères achalandés par le Grand Architecte de l’Univers, l’illuminé Lyle Bland se met en position de dénicher une «Fonction secrète» (p. 848), un genre de principe d’animation tellurique censé surclasser la physique newtonienne de la gravité, comme s’il fallait concéder aux différentes masses en constante interaction une «conscience minérale» renfermant «l’inexprimé silencieux qui nous entoure» (p. 880), une lithorythmie dont l’indicible cadence comporterait en son sein vibratoire des «couches d’Histoire semblables aux couches de houille ou aux dépôts de pétrole dans le corps de la Terre» (p. 847). Ce fanatisme charlatanesque se double de plusieurs expériences de hors-corps où Lyle Bland veut toucher au domaine de l’extra-sensoriel pour s’approcher au plus près des présumées réalités hypo-gravitationnelles. Mais que peut recueillir un cerveau dominé par l’appât du gain même quand on lui offre une vision potentielle des ateliers de Dieu ? Pas grand-chose sinon rien, car, en effet, pour tirer parti d’une telle perception éclipsant tous les panoramas d’un Caspar David Friedrich, encore faudrait-il être sensible et donc disponible à l’animiste sensorialité conjecturale des confins de la Terre depuis laquelle s’écouleraient tous les fluides vitaux – toute la musique de la vie – engendrant formes vivantes et dramaturgies correspondantes. D’aucuns, en outre, ne se risqueraient nullement à suivre le déséquilibré Lyle Bland dans ses odyssées supranormales parce qu’ils préfèrent cantonner les quartiers généraux de la vitalité au cœur du sexe de Slothrop (cf. p. 886). De ce point de vue, la solution à la nécrophilie ambiante se situerait quelque part dans le scrotum de Slothrop, quelque part dans cette génitalité supposément réfléchissante de la génialité de la création divine.
IV/ De la guerre comme cabale contre la Kabbale et comme imminence de la fin du monde
Beaucoup d’endurants glossateurs de L’arc-en-ciel de la gravité ont opportunément souligné que l’anagramme de Tyrone Slothrop était «sloth or entropy», mais compte tenu des propensions néguentropiques de ce personnage inépuisable, nous choisissons d’entendre ici quelque chose comme slow entropy et nous réquisitionnons alors l’une des plus hermétiques créatures de Thomas Pynchon en tant que produit retardant du désordre ultime ou en tant que ralentisseur des volontés destructrices. Et si le lieutenant Slothrop fut engagé pendant la Seconde Guerre mondiale contre les semences de mort du fascisme, il est, dans l’après-guerre, le récupérateur malgré lui de ses motivations d’avant-guerre par le fait même de sa résistance polycéphale envers ceux dont la «mission [est] de faciliter la mort» (p. 1042). Ainsi les adversaires de Slothrop sont-ils représentatifs d’un nouvel agencement du monde qui semble vouloir se venger de la vie et qui le fait déjà en s’imprégnant massivement des orientations morbides issues du complexe militaro-industriel en voie critique de dilatation. L’objectif de cette vindicte à l’égard de la vie est de faire disparaître toute empreinte de vitalité «exubérante» et «stridente» (p. 1042) parce que cela nuit aux intérêts de la Machine de Mort du marché des armes et des politiques préposées à la consolidation des grégarismes. Ce que le monde du commerce des armes et des troupeaux salariés de la Machine n’aime pas, c’est, très précisément, le Tout omni-englobant de la vie, la Totalité non pas totalitaire ou totalisante, asphyxiante, mais la Totalité oxygénée placée sous l’escorte du dieu Pan et suscitant chez les apologistes des ténèbres une peur panique (cf. p. 1043) accompagnée d’un désir de porter préjudice à la permanence vitale. Il suit de là que cette détestation de la vie se concrétise par la mise en œuvre d’une extermination frontale et latérale de tout ce qui est sauvage, authentique et transcendant parce que les réflexes adoratifs déclenchés par un Univers de la Machine ou par une Mécanisation de la Vie n’ont de compatibilité qu’avec la platitude et le panurgisme. Aussi n’est-ce pas un Tyrone Slothrop que l’on embauche aux postes les plus élevés du chain of command international des fossoyeurs de la vitalité, même si, paradoxalement, il a fréquenté l’un des hauts lieux d’apprentissage des formules de la létalité : l’université de Harvard (cf. pp. 994-5). Mais il n’a été là-bas que par la malfaisante intercession d’un père arrogant et comme dans tous les établissements de prestige, comme dans toutes les écoles à prétentions aristocratiques, il a été le condisciple d’une jeunesse aussi dorée à l’extérieur que ténébreuse à l’intérieur. De cette façon Tyrone Slothrop a identifié précocement les réacteurs américains de l’entropie, notamment Jack Kennedy, l’encombrant camarade de promotion qui s’est comporté en élève modèle de la vieille Europe impérialiste métabolisée en inspiration académique dans les amphithéâtres de Cambridge (Massachusetts). Autrement dit l’Europe a été la retorse institutrice de l’impérialisme pour l’Amérique et celle-ci le lui a bien rendu en retenant et en optimisant toutes ses leçons, comme si Oxford, la Sorbonne, Louvain et la Sapienza, pour ne citer que ces emblématiques pôles européens du savoir distingué, s’étaient déportés outre-Atlantique afin de se soumettre à la lame cupidement affûtée du Nouveau Monde de sorte à prendre un élan ou une forme encore plus hégémonique (cf. p. 1046). Et une fois l’incubation du pire de l’Europe effectuée en Amérique, «la Mort américaine» (p. 1046) s’est propagée partout dans le Vieux Continent, métastasant, pourrissant, américanisant (c’est-à-dire dévalorisant) même ce que l’on pensait préservé par un incorruptible socle de valeurs millénaires.
Reste que cette dernière partie de L’arc-en-ciel de la gravité marque un tournant préoccupant vis-à-vis du devenir entropique de l’humanité : non seulement les désordres s’empilent, qu’ils soient historiques ou mentaux, mais le texte même de Thomas Pynchon suit cette courbure traumatisée en se fragmentant copieusement. C’est pourquoi le personnage de Tyrone Slothrop s’évanouit parmi toutes ces convulsions pour n’être plus qu’un fugitif à peine perceptible, un assiégé, un harcelé de l’incohérence événementielle et matricielle, un homme «brisé et dispersé» (p. 1069), tel un agrégat d’atomes désagrégé qui témoignerait d’une irrésistible recrudescence de la pression dé-compositrice. Obligé de fuir cette définitive montée en puissance de l’entropie en faisant le deuil de son action de contradiction et de réorganisation, obligé aussi de se soustraire une bonne fois pour toutes à ceux qui le surveillent depuis des temps qui précèdent allègrement l’époque de la guerre (cf. p. 907), le lieutenant Slothrop n’est plus qu’une espèce d’ermite fusionné à la nature, soudé à l’extrême cosmicité régnante pour survivre aux chaotiques débordements de la civilisation (cf. pp. 894-5). Il hésite néanmoins à repartir en Amérique, à rentrer à la maison, «mais l’Amérique [n’est qu’une] plume qui lui tombe entre les doigts» (p. 895) et par-dessus le marché un accélérateur des particules de la débâcle. Il se résout ainsi à un isolement de Père du Désert en quête d’un signe, d’une lueur, apprenti sémioticien parcourant une Éthiopie rimbaldienne pour déceler dans un escadron d’étourneaux sansonnets la morphologie d’une espérance ou dans un graffiti anodin la signature d’un message évangélique (cf. p. 896). Il ne perd pas non plus de vue son obsession de la fusée A4 bien que son «immense communion avec la nature» (p. 900) paraisse le sauver de la perspective d’un monde qui ne serait plus que le signe calligrammatique de la Bombe de Gregory Corso – un monde limité ou défiguré par la constante menace d’une apocalypse nucléaire. Ce monde-là serait celui d’une vision de «Satan [tombant] du ciel comme un éclair» (27) et fécondant la Terre de son électrologie de mort et de confusion, et, en représailles à cette chute péjorativement fertile, par le truchement d’une herméneutique des signes célestes attirés par une gravité qui les destine à s’effondrer au milieu des hommes, l’exégète Tyrone Slothrop penche plutôt du côté d’un «arc-en-ciel» qui serait l’équivalent d’une «gigantesque bite raide jaillie [d’un] pubis de nuages et [s’enfonçant] dans la Terre» (p. 900) pour instruire la vulve mondiale d’un logos spermatikos divinement pacificateur.
Et pendant que Slothrop diminue en influence, pendant que sa secrète cohérence accuse un amortissement de son intensité, les places informelles laissées vacantes par le lieutenant sont vite pourvues et réadministrées par les actionnaires des places officielles où se conçoit et s’exécute l’entropie. La rançon de cette permutation des pouvoirs (du pouvoir de freinage du dérèglement au pouvoir d’impulsion de celui-ci) se manifeste peut-être à travers un changement de qualité de la lumière naturelle dans la Thuringe où «le spectre du soleil [a pu] se moduler» (p. 924). Eu égard aux plus subtiles sensations des conditions diurnes de clarté, on peut se demander si la lumière ambiante, en Thuringe, n’a pas été affectée par une explosion ou plus particulièrement par des «débris inconnus dans les vents dominants» (p. 924). Manière de se demander si l’éclatement d’une bombe nucléaire d’un gabarit mystérieux n’aurait pas déjà répandu dans cet endroit de la Zone une inimaginable radioactivité. On a presque le sentiment d’un prélude à ce que raconte Cormac McCarthy dans La Route : les cendres qui ont recouvert la planète – selon une causalité que l’auteur ne révèle jamais – ont éventuellement succédé à un état modifié de la lumière qui était le symptôme de la catastrophe humaine actuelle. Mais dans l’œuvre de Thomas Pynchon, cette causalité culmine au sein de la guerre, c’est-à-dire au sein de la guerre comme «aiguillage» (p. 927), comme roue dentée temporelle d’un engrenage intemporel dont les dimensions complètes seraient «la Guerre réelle» (p. 927) omniprésente. En d’autres termes, une fois que la guerre n’est plus une question de chronologie segmentée mais une question diachronique, une fois qu’on la saisit non plus à un moment précis du temps mais dans tous les temps de son déploiement, il n’est plus si difficile alors de comprendre que si «la tuerie ralentit de temps en temps» (p. 927), si les victimes de tel ou tel conflit peuvent se comptabiliser du fait même que lesdits conflits ont cessé, il n’est pas pour autant faux que la Guerre considérée dans son archétypale nocivité soit éminemment et continuellement meurtrière en tant que trou noir dévorateur de lumière – en tant que goule affamée d’innocents photophores. Ce vers quoi Thomas Pynchon essaie de nous amener, c’est, nous le supposons, une polémologie de l’impalpable tectonique des plaques financières qui tantôt éclatent en guerres balistiques, tantôt en guerres sociales, donc, respectivement, en guerres où l’on meurt du sang versé ou en guerre où l’on meurt d’avoir vu sa lumière subtilisée ou déréglée par un mouvement d’argent – par une décision bourgeoise. Il en résulte un monde fallacieusement lumineux puisque la bonne lumière des uns est odieusement aspirée par les fauteurs de troubles pour que leurs ténèbres s’en nourrissent et diffusent par la suite une lumière démoniaque (laquelle peut s’incarner dans le champignon d’une bombe atomique ou dans la menteuse brillance d’une durable distinction de société). Et ce monde-là, lumineux par la négative, vit en réalité à crédit car il a maintenant dépensé le feu de toutes les lumières saintes pour commettre ses forfaits. On assiste alors à une irrévocable rupture métaphysique : le refus et l’absorption de la lumière de Dieu entraîne une métaphysique de l’étant (le Capital fabriquant d’armes et de troupeaux) qui achève de ruiner une métaphysique de l’être (génératrice de religions à mystères). Tout se convertit par conséquent dans l’immanence par effet de rejet de la transcendance, toute notion d’énergie appelle une quantité plutôt qu’une qualité (cf. pp. 930-940), les photons de l’argent ayant remplacé les diffractions photoniques de Dieu – le lourd pesant de tout son poids démentiel sur le léger.
Les mentalités de ce monde de la lourdeur et de la profanation ne peuvent ainsi que se river à des imaginaires du même acabit sacrilège. Les psychismes qui trouvent le moyen de s’imposer dans une pareille société du blasphème légalisé n’ont à l’esprit que des rêves de domination et d’annihilation, ou, pour mieux dire, leurs fantasmes sont la connotation de leurs vérités profondes en tant que serviteurs de l’entropie. Or à quoi rêvent-ils ? Quel inapproprié Pays de Cocagne voudraient-ils habiter ? Les convergences fantasmatiques de toutes ces consciences lestées d’un inconscient dévastateur aboutissent à une ville qui n’est pas sans évoquer la Metropolis de Fritz Lang : Raketen-Stadt ou «la capitale de la Fusée» (p. 981) aux «rues abyssales» (p. 980). Cet urbanisme bâti par une congrégation de Ça freudiens et défavorable à toute humanité probante se composerait donc de personnes qui eussent mérité un jugement à Nuremberg et qui sont «pour la plupart des cerveaux ravagés par les plaisirs vains et antisociaux» (p. 983). D’une manière encore plus détaillée, l’architecture et le cadastre de Raketen-Stadt se formalisent en fonction de la figure prototypique d’un mandala (cf. p. 1050) et doivent ériger une «Ville cérémoniale» et «quadruple» (p. 1050) où toutes les activités auraient vocation à célébrer le colossale humeur de la guerre «dans une débauche de marbre blanc bouillonnant» (p. 1050). Ce serait en somme une ville universitaire spécialisée dans la science multimodale de la guerre et archi-construite dans un délire baroque de bâtiments mastodontes et priapiques par la médiation d’un hommage répétitif aux projets les plus démesurés d’Albert Speer et de Paul Troost. On y enseignerait une «scolastique» et une «cosmologie de la Fusée» (p. 1052) avec un sérieux si inquiétant qu’il dépasserait en concentration et en conviction le sérieux des commentateurs de la Torah (cf. p. 1052). Et la perversion veut que la terreur blanche de cette cité marmoréenne offensive et offensante soit un motif pulsionnel récurrent dans la tête de l’Africain Oberst Enzian, ce qui, de toute évidence, termine un processus de diabolique retournement de toutes les valeurs. On évalue en effet tout le potentiel de maléfice axiologique pour qu’un Noir se mette à ce point au diapason psychique des Blancs et souhaite contrôler «le plus formidable potentiel de bombardement» (p. 1054) colligé derrière les murailles de Raketen-Stadt. Il s’agit au fond d’une ville imaginaire pour des maîtres imaginaires, d’une Babylone ultracontemporaine pour des empereurs des derniers jours de l’humanité eût dit Karl Kraus, d’une Sodome et d’une Gomorrhe unifiées dans la psyché de nombreux, trop nombreux Prométhée modernes de l’arme de destruction massive et de l’insidieuse artillerie des royaumes de l’argent. Et comment cela peut-il finir sinon dans l’insupportable renversement des valeurs mêmes de la vie ? Qu’on en juge avec ce compte à rebours terminal de la Fusée, cette énumération qui va de 10 à 1, ce dénombrement des unités de mort assimilées aux vivants Séphiroths de la Kabbale et se préparant à lancer sur le monde «un ange de mort étincelant» (p. 1104) indûment comparé aux racines de l’Arbre de Vie.
Notes
(1) Thomas Pynchon, L’arc-en-ciel de la gravité (Éditions du Seuil, coll. Points), traduction de Michel Doury.
(2) La description de Jean Cocteau pour ressaisir les bombardements de Reims pendant la Première Guerre mondiale n’est pas sans illustrer l’ambiance décrite par Thomas Pynchon pour nous introduire au désastre de Londres : «On vivait sous la tonnelle de nos projectiles qui passaient avec un bruit d’express et des obus allemands ponctuaient la fin de leur paraphe soyeux d’un pâté noir de foudre et de mort» (Cocteau, Thomas l’imposteur).
(3) Cf. Husserl, La Crise de l’humanité européenne et la philosophie.
(4) Cité par Guy Dupré dans Les Manœuvres d’automne.
(5) Nietzsche, Par-delà bien et mal (§ 34).
(6) Paul Gadenne, La plage de Scheveningen.
(7) À en croire le Guillaume Arnoult de Paul Gadenne dans La plage de Scheveningen.
(8) T. S. Eliot, Four Quartets (East Coker).
(9) Sur la discussion qui unit le providentialisme et le messianisme, on se reportera à Jean Vioulac (cf. Anarchéologie : fragments hérétiques sur la catastrophe historique – § 9 ou Les présupposés archéologiques de la théologie de l’Histoire).
(10) Pierre Teilhard de Chardin, Écrits du temps de la guerre (La vie cosmique).
(11) Ce motif prend sa source chez son ancêtre William Slothrop qui écrivit un traité jugé hérétique et intitulé Du Prétérit (cf. pp. 794-797).
(12) Walter Benjamin, Écrits français (cité par Jean Vioulac, op. cit.).
(13) Cf. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme (tome 1).
(14) Cf. Pierre Clastres, La Société contre l’État.
(15) Cf. Armel Guerne, L’Âme insurgée.
(16) Georg Trakl, Métamorphose du Mal.
(17) Walter Benjamin, Sur le concept d’Histoire.
(18) Nietzsche, Généalogie de la morale (II, § 24).
(19) Nietzsche, ibid.
(20) Cf. Extinction de Thomas Bernhard (l’ouvrage de Broch se déduisant des accusés mis à l’index en italiques).
(21) Cf. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, op. cit.
(22) Günther Anders, Hiroshima est partout (Discours sur les trois guerres mondiales).
(23) Günther Anders, ibid.
(24) Selon les trois sens communément attribués au terme schlepper.
(25) Cf. Max Picard, Des cités détruites au monde inaltérable.
(26) Le mot bland signifiant en anglais quelque chose d’insipide ou de fade.
(27) Évangile de Luc.
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