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« Nature et contre-nature : John Keats, Percy Bysshe Shelley et Horace Smith, par Gregory Mion | Page d'accueil

13/10/2025

Petits travaux pour un palais de László Krasznahorkai

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Photographie (détail) de Juan Asensio.

2341119061.jpgLászló Krasznahorkai dans la Zone.









IMG_8744.jpgC'est finalement, derrière chaque texte de László Krasznahorkai dont ces Petits travaux pour un palais (1), singulièrement La venue d'Isaïe, l'ange que peignit Paul Klee qui paraît prendre son envol, non pas dans une direction précise, mais pour s'échapper aussi loin et vite que possible de la catastrophe, tout en paraissant se diriger, et cela quel que soit le coin de l'univers qu'on considère avec une attention angoissée, vers une nouvelle catastrophe ou bien plutôt : peu importe la direction prise par l'ange effrayé par ce qu'il regarde et que nous, nous ne voyons pas, immense ville rasée dont les ruines fument encore ou bien spectacle de destruction encore plus grandiose, puisque toutes reflètent l'état même dans lequel le monde se trouve, celui d'une catastrophe généralisée, de telle sorte que Krasznahorkai peut faire cheminer ses anti-héros dans une capitale hyper-moderne ou dans une bourgade de la campagne hongroise qu'ils nous donnent toujours l'intime impression de fuir quelque chose, comme les personnages, eux aussi des anti-héros, dont W. G. Sebald recompose les destins sombres, qui eux aussi paraissent toujours fuir quelque gouffre qui finit tout de même par les avaler, comme s'il était décidément impossible de nous abstraire (ab-trahere) de notre minable condition de proie permanente, parfois consciente que la seule façon possible de tenter d'échapper le monstre cherchant qui dévorer consiste, encore, à partir à sa recherche, non pas pour tenter de l'amadouer car c'est strictement impossible mais, au moins, pour le fixer quelques secondes avant de finir dans sa gueule.
Walter Benjamin, qui posséda le tableau de Paul Klee avant d'en faire don à son ami Gershom Scholem, en proposa une magnifique interprétation (dans Sur le concept d'histoire), en considérant toutefois que si l'ange se dirigeait incontestablement, quoique de dos, vers la catastrophe, et même s'il était venu du passé, il y avait toutefois trouvé, à quelque inimaginable moment précédant sa sortie ou son expulsion hors du Paradis, un refuge qu'errant pour l'éternité désormais, il ne pouvait plus trouver nulle part, et qu'il semblait cependant démoniaquement condamné à devoir chercher : «Il existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès».
Si quelque mystérieux élan, le vent qui jamais ne s'arrête dans Le cheval de Turin jusqu'à ce que le dernier brandon rougeoyant dans la nuit totale finisse par s'éteindre, ou bien la haine implacablement attisée par le mystérieux Prince, pousse toujours les héros de Krasznahorkai à avancer, à marcher sans but défini, y compris en se lançant sur les traces de Melville, de Lowry et de Lebbeus Woods, nul doute que cette véritable obsession, pas seulement pour la marche mais pour ce qu'il faut assurément dire, comme s'il en allait de l'exposition d'une vérité inouïe jamais vue ou jamais dite ou jamais écrite (cf. p. 16), a la même origine que le souffle qui constitue le cours de l'histoire et achemine celle-ci, de plus en plus vite dirait-on avec Daniel Halévy, vers la catastrophe finale, pour le moins paradoxale dans notre texte puisqu'il semblerait que cette catastrophe, comme l'a dit Walter Benjamin à propos de l'ange peint par Paul Klee, a déjà eu lieu, et qu'elle s'étale même sous nos yeux, et que nous pouvons donc la voir chaque jour que Dieu fait, à l'occasion d'une déambulation plus ou moins erratique dans les rues de Manhattan ou, à vrai dire, de n'importe quelle grande autre cité se trouvant n'importe où dans le monde puisque tous les lieux dévastés par la modernité se valent, mais à condition, tout de même, d'ouvrir les yeux, de les garder ouverts et, surtout, de ne pas refuser de porter témoignage de ce qu'ils ont vu, de ce que les oreilles ont entendu, de ce que la main s'empresse de figer, par une suite de minuscules lettres écrites sur un carnet de notes que nul ne lira ou bien dans la composition savante d'un architecte (et, à ce sujet, Melville tout comme Lowry sont à leur façon des architectes) qui a vu, entendu et compris ce que les autres n'ont ni vu, ni entendu, ni même compris ou alors qu'ils refusent tout bonnement d'admettre et qui est tout de même assez simple à comprendre puisque Melville, Lowry et Woods ont répété encore et encore, chacun usant du génie qui lui était propre que, «oui, nous vivons dans la catastrophe perpétuelle, dans l'apocalypse permanente, et nous ne devons pas attendre l'avènement de l'apocalypse, mais reconnaître qu'elle est déjà là, et qu'elle a toujours été là» (p. 87), s'il est vrai que «les artistes [et] les philosophes ont pour mission de définir la véritable nature de la relation qui pourrait reconnecter l'homme avec la Terre» (p. 82), relation rompue (bien évidemment, Melville, et que dire de Lowry !, sont deux écrivains de la perte) qu'il convient donc, tout d'abord, de bien définir, raison pour laquelle «nous devons admettre que la catastrophe est permanente et n'est pas dirigée contre nous, la catastrophe n'en a rien à foutre de nous, si nous croisons sa route, bien sûr, elle nous détruit, mais pour elle il ne s'agit pas de destruction, il n'y a pas de destruction, ou, pour dire les choses autrement, la destruction opère à chaque instant» (p. 84), raison pour laquelle aussi, sans doute mais rien n'est moins sûr, le seul comportement digne d'intérêt, somme toute logique, est de tenter de témoigner de ce que l'on a vu, lu ou entendu, surtout si l'on est un modeste bibliothécaire dont le nom, à une lettre près, a failli être célèbre, comme l'imagine Rodrigo Fresán dans un texte bien moins intéressant que celui de Krasznahorkai, ce qui montre, une fois encore, qu'il ne suffit pas d'être un nain postmoderne comme Rodrigo Fresán ou Yannick Haenel dans chacun de ses livres faussement érudits comme Tiens ferme ta couronne invoquant l'auteur de Mardi, puis de se jucher commodément sur les épaules d'un géant, encore Melville décidément qui attire ces nabots comme les immenses baleines des norias de parasites, pour avoir quelque chose à dire, Krasznahorkai, lui, dont l'hommage aux auteurs s'appuie toujours d'une pointe évidente de moquerie certes admirative, lui donc ayant toujours quelque chose à dire, même si de livre en livre il répète le même propos ce qui ne saurait nous déranger, figure la même obsession de destruction totale rapportée par un personnage, simple d'esprit, vrai fou ou bibliothécaire jeté hors de son lit par sa femme, de la bibliothèque dans laquelle il travaille par sa cheffe de service et même de son appartement puisqu'il ne possède plus l'argent pour rembourser ses crédits, et qu'il finit enfermé chez les fous, au Bellevue Hospital, à se croire le Garde du Palais, palais majusculé qui n'est autre que, «forteresse ou mémorial, une Bibliothèque Idéale du Savoir, ou, plus précisément, de tout ce qui se rapporte au savoir» (pp. 116-7), dont je ne dois pas oublier de dire qu'il ne sera pas possible de s'y rendre, puisque notre petit bibliothécaire, herman melvill, projette d'y transférer plusieurs dizaines de millions de volumes de la Public Library de laquelle il a été viré, puis de sceller ce lieu aux dimensions colossales, de telle façon que la Bibliothèque Éternellement Fermée, comme il l'appelle dans le dernier de ses cahiers de notes qui finiront, tous, avec les autres millions de volumes, dans ce bâtiment parfait, soit hermétiquement refermée sur elle-même, ainsi que nos destins qui se confondent bien évidemment avec la Catastrophe.

Notes
(1) László Krasznahorkai, Petits travaux pour un palais (Aprómunka egy palotaért, 2018, traduction du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Cambourakis, 2024). Le texte a été assez bien relu, malgré une ou deux bizarreries et incohérences (p. 24 : "leur souffrance et le fait qu'ils soient des êtres vivants ne nous apparaît", au lieu d'apparaissent; p. 28 "tant de personnes aient essayé et que tous" là où on attendait logiquement toutes; p. 30, où il est parlé de "quatre cents pages" qui ensuite deviennent "500").

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