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18/11/2025
Au-delà de l'effondrement, 72 : 666 de Michel Bernard

Photographie (détail) de Juan Asensio.
L'effondrement de la Zone.
C'est peut-être parce que 666 de Michel Bernard (1) m'a irrésistiblement fait penser à un autre titre bizarre, 111 d'Olivier Demangel, mais aussi au Fils de l'homme de Silverberg, qu'il mérite que je lui accorde quelques mots, ne serait-ce que pour témoigner de l'existence de cet étrange roman, bien trop vaporeux voire fuligineux, attendant sa 156e page pour se dire post-apocalyptique et sur lequel les informations, davantage encore quelque notice de parution tout juste informative, sont rares, hormis, peut-être, une maigre note de lecture, signée par un certain Guy Rohou lui-même auteur, avec Marie-Louise et Jacques Audiberti, d'un roman catastrophiste, notice parue dans le numéro 169 (janvier 1967) de La Nouvelle Revue Française. J'ai écrit ces quelques lignes avant de pouvoir lire cette recension grâce à l'amabilité de celui qui, sur X, évoqua 666, Stephen Panara, constatant, non sans plaisir, que nous disions, Guy Rohou et moi, la même chose, bien que je ne sache strictement rien, pour le coup, du second ouvrage post-apocalyptique qu'il mentionne, Oméga de Robert Quatrepoint qui, apparemment, ne lui a vraiment pas laissé un souvenir fameux.En dépit même de son atmosphère très vaguement symboliste, de références un peu trop appuyées pour que nous prenions la peine de les évoquer, de la mention d'un 666 qui, avant d'être «le chiffre de la Bête», qu'il importe finalement peu de calculer «s'il n'y a plus ni sagesse ni intelligence» (p. 207), est une «vénérable tour 666, New York City, N. Y., U.S.A.» (p. 52), de l'absence de toute forme de psychologie, fût-elle sommaire, et même de corps, malgré ses personnages principaux réduits à un simple prénom et à des actes dont la dimension physique voire simplement réelle n'est pas véritablement établie, nous savons donc que «l'anéantissement simultané de toutes les villes ne fut jamais annoncé officiellement", étant donné que «toutes les stations émettrice de radio et de télévision avaient été détruites», que «la population citadine fut en grande partie décimée" et que «dans les campagnes les survivants ne furent guère plus nombreux" puisque «le déchaînement du ciel et de la
terre fut aussi efficace que le cataclysme d'origine inconnue»; contre toute attente poursuit l'écrivain presse, semble-t-il, d'évacuer ce panorama descriptif qui semble mortellement l'ennuyer, «il n'y eut aucune épidémie» bien que, «par une ironie du sort qui demeure inexpliquée, les biologistes qui voulurent étudier ce curieux phénomène périrent tous en peu de temps». On aurait alors pu croire venu ou revenu «l'âge d'or, si tous n'avaient soudain été frappés de langueur, de stérilité. En dix ans, tous moururent donc, à l'exception d'un millier, rassemblés lors de la catastrophe au hasard d'un congrès de collectionneurs» et qui se mirent, logiquement, à se reproduire et, même «si leur progéniture put leur paraître anormale», «ils s'en accommodèrent, même si, de plus, ces enfants se refusaient à parler». C'est alors que «les nuits s'assombrirent, que les jours devinrent glauques» et que ces signes peu engageants incitèrent «les survivants à se déplacer» puisque, «de ce moment en tout cas ils parcoururent la terre sans jamais plus de repos" (pp. 156-9), comme, finalement, le firent les guerriers évoqués par Lord Dunsany dans son Carcassonne que reprit, pour lui donner, dans son extrême fulgurance et même son caractère énigmatique, une consistance mythique qui après tout est bien celle, encore plus ramassée et concentrée cependant, du texte de Michel Bernard, bien trop bavard et se laissant aller à quelques images convenues (ainsi l'héroïne, Rutt au prénom décidément destiné, semble ne jamais très longtemps pouvoir garder ses cuisses fermées) pour nous convaincre réellement, non point tant de la belle plume de Michel Bernard, que de son aptitude à nous offrir un roman véritable, et non une parabole éthérée et étirée. Une seule thématique eût pu nous intéresser durablement dans ce texte, hélas uniquement traitée par un très beau passage, malheureusement sans suite (2) mais scintillant de l'énigme qu'il soulève, liant inextricablement l'évanouissement (dissipatio) de l'univers avec celui des mots chargés de le dire, le chanter et le magnifier, le bâtir aussi, passage que je citerai intégralement, puisqu'il évoque une consomption du langage, magnifiquement illustrée, je l'ai suffisamment répété, par Cormac McCarthy dans La Route : «Minos délirait : l'enchevêtrement des mots, bien qu'ils fussent devenus si rares, bien que seuls parlassent encore, et rarement, Nott, Rutt et lui-même, et que certains autres, plus rarement encore, et surtout de plus en plus rarement désormais, psalmodiassent, le ligotait, en sorte qu'il lui arrivait de n'être plus sensible qu'à leurs sons tandis qu'il devinait alors l'abîme au bord duquel il oscillait : celui d'un monde, d'une vie, d'un homme», lui bien sûr en premier lieu, «soudain devenus incompréhensibles. Sans doute délirait-il davantage quand il imaginait découvrir dans l'enchevêtrement des herbes, des lianes ou des ronces, la solution de celui des mots dont, plus que l'image, il serait la secrète correspondance, la vérité hermétique. Alors, forgeron de machette, il serait, lui, le père d'une lignée de coupeurs d'herbes, de branches, de traceurs de chemins, d'arpenteurs, de pourfendeurs et nettoyeurs de mots. Mais il serait aussi le fou, le bouffon, le démiurge stupide, le voleur du Verbe», mais «non pas de son sens», nous précise-t-on, «faiseur d'or et non pas alchimiste, adorateur sinistre et non pas maître de Sa vertu; car, faisant l'ange, ou l'imitant dans sa prétention salvatrice, il serait la bête, le délateur, le tyran idéal des moissons rouges; et ne serait pourtant encore que l'ombre du démon, sa dégénérescence, car abusé une fois de plus par l'image de son sacre, il n'aurait point vu qu'au contraire de l'espace, délimité par son baptême, le temps, lui, refuse au Verbe le pouvoir de l'apprivoiser» (pp. 125-7).
L'animal un peu fantastique que Michel Bernard lâche dans ces pages semble lui aussi avoir eu quelque mal à revenir aux pieds de son maître, mais il est vrai que celui-ci, sans doute peu sévère, n'a jamais vraiment songé à le dresser, ni même à tenter de l'apprivoiser.
Note
(1) Michel Bernard, 666 (Christian Bourgois, 1966). Notons que ce texte a été très sérieusement relu, même si on y trouve encore quelques fautes légères comme : «les paroles que des bonzes cyniques avaient confiées aux moulins primitifs», (p. 42), l'absence d'un de entre «rencontre [et] Minos», (p. 159) et (p. 167), «moument-réflexe» au lieu de mouvement-réflexe, ou encore la répétition de «soudain» à quelques mots d'écart (pp. 174-5).
(2) Quelques pages plus loin, évoquant son personnage principal, Rutt, Michel Bernard dit d'elle qu'elle «écrirait un livre, et ce serait un traité de décomposition, aussi le dernier livre, le livre du livre, sans commencement ni fin, sorte de catalogue fabuleux dont l'architecture ne relèverait ni de l'ordre alphabétique, ni du chronologique, ni du thématique, et dont la clé serait justement celle de la décomposition, autrement dit, sinon son antidote du moins sa dénonciation», partant, même, «sa négation» (p. 132), comme si l'auteur voulait nous faire remarquer que le texte qu'il a lui-même composé, 666 donc, était l'antidote à toute prolongation trop éreintante de temps paradoxalement apocalyptiques, puisqu'ils ne révèlent rien et se traînent lamentablement en longueur, accumulant les ruines de villes et les massacres.




























































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