11/06/2006
Deux revues de combat : Controverses et Jibrile
Dans la dernière livraison de l'excellente revue Jibrile, j'ai beaucoup apprécié le dossier, aussi bien fouillé qu'intéressant, consacré par Frédéric Dufoing aux auteurs (nous parcourons bien des siècles en allant des doctrines épicuriennes aux avertissements prophétiques de Günther Anders) ayant sondé les principaux traits de notre modernité technicienne. Une seule fausse note, l'article expéditif, une fois de plus approximatif et pompeux (je songe à l'irrécupérable papier qu'il avait fait paraître dans un dossier du Journal de la culture consacré à Georges Bernanos) que Jacques de Guillebon a consacré à Ivan Illitch, qu'il reconnaît être un bon penseur mais qu'il stigmatise, si j'ai bien compris le ridicule de l'analyse, pour la très bonne raison qu'il... n'a pas la foi ou plutôt celle, bien sûr d'une charité excessive, d'une noble ouverture d'âme et riche à profusion de talents, qu'il plairait à notre mousquetaire excédé de lui voir endosser. Guillebon écrit ainsi que «la technique est à détruire entièrement comme idole, comme dieu pseudo-vivant. C'est-à-dire qu'elle n'est pas à réduire, mais à expulser définitivement du trône où l'humanité l'a laissé s'installer, qui est le trône de l'Unique». Merveilleux de pertinence sulpicienne et... ridicule puisque, comble de malchance, la citation par laquelle l'auteur conclut son tout petit article, signée du père Kolbe, affirme exactement le contraire : «Il n'y a finalement pas de mal à user de toutes les technologies nouvelles que le monde nous offre. Il faut simplement que, là où est la machine, là soit, plus présente encore, la prière.» Détruisons donc la technique, oui, radicalement : lançons, enfin grands dieux, le Jihad Butlérien décrit par les romanciers futuristes. Affranchissons-nous encore de toutes les barrières petitement bourgeoises que les placides exaltés décrits par Ballard dans Millenium People veulent renverser et parions alors que, très vite, des pans entiers de la civilisation retourneront aux mangroves infestées de rats d'eau. Nul doute alors, ce sera même pour moi une très douce consolation en ces temps futurs d'Apostasie, nul doute que nous croiserons, sur son embarcation légère de bambou assemblée à la diable par quelques hardis scouts au visage glabre de Torquemada de catéchèse, la main en visière sur le regard sombre fouillant les terres idolâtres, notre fier missionnaire Guillebon venu porter la Bonne Nouvelle jusqu'au plus profond des forêts redevenues subitement dangereuses et frémissantes d'ombres noires...
Publiée par les éditions de L'Éclat que je suis avec beaucoup d'attention depuis de nombreuses années à présent, voici le premier numéro d'une revue, Controverses, qui eût sans doute mérité de s'appeler Combats, tant son ton est réjouissant, je veux dire utilement polémique, tranchant avec la logorrhée saumâtre du reportage universel. Avec un dossier consacré à la théologie politique des alter-mondialistes, des têtes de Turc dont les noms bien connus sont Hardt et Negri, il y a fort à parier qu'un silence prudent, de la part des plumes timorées des salles de rédaction, ne soit observé à l'endroit de Controverses. Quoi qu'il en soit, plusieurs auteurs attaquent les fondements vermoulus de la pseudo-philosophie alter-mondialiste, par exemple rigoureusement critiquée par Shmuel Trigano (lequel dirige par ailleurs la revue) ou encore Mitchell Cohen. Mais l'article, en tous points remarquable (et surtout... relu, ce qui n'est hélas pas le cas de bien des articles de Controverses, l'exemple de ce manque de correction grammaticale la plus élémentaire étant donné par le texte de Léon Sann), est celui signé par Rapaël Lellouche, auteur d'un livre à paraître sur Emmanuel Levinas aux éditions de L'Éclat. Lellouche analyse superbement le messianisme de l'apôtre Paul, affirmant que nul ne saurait passer sous silence sa dimension profondément prophétique, ne craignant pas de voir dans l'ouvrage célèbre que lui a consacré Jacob Taubes (La Théologie politique de Paul, Seuil; Abendländische Eschatologie, lui, n'a pas encore été traduit dans notre langue) et dans celui (qui célèbre ne l'est pas moins, hélas...), rédigé par Badiou (Saint Paul, la fondation de l'universalisme, PUF), deux extrêmes de l'interprétation contemporaine du paulinisme. La lecture à laquelle l'auteur procède de l'essai de Badiou est implacable dans ses conclusions : l'intellectuel maoïste n'a à peu près rien compris à la pensée théologico-politique de l'apôtre, qu'il réduit à n'être qu'un chantre de l'universalisme, pseudo-concept devant lequel se pâment tous les pions de l'alter-pensée, qu'il faudrait, après cette lecture corrosive, renommer sous-pensée. Et Lellouche d'affirmer que l'interprétation d'Agamben (Le Temps qui reste, Rivages), sur ces questions difficiles, est tout de même d'une portée nettement supérieure à celle de Badiou, tout de même plus à l'aise, me semble-t-il, lorsqu'il s'agit de disserter sur le concept de mathème (que l'auteur oppose à l'analyse heideggérienne du poème en tant que vecteur privilégié du dévoilement de l'être, cf. L'Être et l'Événement, Seuil). C'est enfin Shmuel Trigano qui conclut ce remarquable dossier sur le retour à Paul de certains penseurs contemporains, affirmant de celui-ci qu'il pourrait : «montrer que quelque chose d'autre se trame, comme un nouvel âge de l'Europe, sortant de la modernité. Au moment où les post-modernistes décrètent la fin de l'État-nation et s'auto-hypnotisent avec le rêve (prfondément totalitaire) d'un État mondial et vertueux, multiculturel, métissé, les Juifs par leur persévérance dans l'être [...], leur identité trop forte et surtout l'État-nation d'Israël deviennent l'objet de leur exécration» (Controverses, p. 117).
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