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Dominique de Roux, immédiatement !

Crédits photographiques : Hrvoje Polan (AFP/Getty Images).
Très bel article de Laurent Schang dans les actualités de Cancer ! concernant Dominique de Roux, foisonnant et subtil écrivain consciencieusement embastillé par les gardes-chiourmes de la Rive gauche. J’avais lu, il y a longtemps, L’Ouverture de la chasse publié par L’Âge d’Homme en 1968 où j’avais noté ce passage qui m’avait troublé : «Dans un univers consubstantiellement asservi au péché de la déformation — le mot péché ici n'a qu'une signification allégorique — la grâce ne saurait plus qu'affermir le péché, et seule une sorte de sur-péché risquerait encore de tout remettre en cause. Il entraînerait à l'autoconsommation du péché, en accélérerait les combustions, en atténuerait les langueurs».
Dans ces lignes qui mélangent attente de l’eschaton et révélation de la réalité, le romancier se montre le direct continuateur de Bloy à l’évidence mais aussi de Bernanos : seul peut encore nous sauver un cataclysme qui par son ampleur balaiera la boursouflure du monde contemporain, position éminemment apocalyptique qui ne s’accorde que bien rarement (pour ne pas dire : jamais) avec la politique de nains telle que la conçoivent la majorité des dirigeants occidentaux. Si ce devait être le cas, il faudrait imaginer comme l’a fait Walter Benjamin dans ses dernières méditations sur l’Histoire un bouleversement non seulement politique mais à l’évidence eschatologique qui, à dire vrai et dans un passé fort récent, a bien failli tout emporter avec la rage suicidaire d’Hitler. Mais cela encore n’est rien, les millions de victimes de la Seconde Guerre mondiale sont comme un fétu lorsque l’on songe au véritable djihad que lancera sur la terre Celui qui, dans l’esprit enfiévré de Bloy, n’était pourtant que l’annonciateur du Christ de la fin des temps. Frank Herbert a compris cela dans son cycle arrakien, qui mentionne plusieurs razzias d’échelle cosmique, dont celle qu’il appelle le djihad butlérien: l’humanité est contrainte de se régénérer par la guerre, position qui fera jauni d’un coup l’atoll placide des bien-pensants, position presque toujours illustrée par la littérature et le cinéma d’outre-Atlantique, très rarement par nos propres œuvres, plus préoccupées par le fait insigne de décortiquer l’appareil sexuel de nos contemporains. Pourquoi ? La réponse la plus évidente mais aussi celle qu’il sera sans doute impossible d’expliquer à nos concitoyens déchristianisés, que dis-je, dédouanés de toute forme d’inquiétude spirituelle, consisterait à affirmer, banalement, que l’Amérique du Nord, pour le pire et le meilleur (et le meilleur qui naîtra par le pire, sentence hölderlinienne presque parfaite), est une nation apocalyptique, à l’image d’ailleurs de sa littérature dont à mon sens le génie visionnaire (au sens premier du terme) a une fois pour toutes été quintessencié par William Faulkner, d’ailleurs admiré par Dominique de Roux.

À propos de : Rémi Soulié, Les châteaux de glace de Dominique de Roux, Lausanne (L'Âge d'Homme, coll. Les Provinciales), 1999. Les pages entre parenthèses renvoient à l’édition indiquée.

19956876_1584871004887429_5296592064425029058_o.jpgAcheter Les châteaux de glace de Dominique de Roux sur Amazon.

Comme Boutang naguère et comme jadis Bloy dans son tonitruant Journal que Pierre Glaudes vient de rééditer (ces lignes furent écrites en 1999), Rémi Soulié a de ces emportements nourriciers dans son livre, le quatrième déjà de la collection dirigée par Olivier Véron. Après tout, cette violence est salutaire, car, comme l'auteur qu'il choisit de présenter l'a écrit, «il n'y a pas de littérature sans la fascination de la chose unique, sans le vertige d'une seule attention». Ce petit ouvrage aussi tranchant que l'arrête de glace (peinte par Gérard Breuil) qui orne sa couverture, est un livre pressé d'en finir comme il a commencé, la liberté des derniers lieux sauvages fréquentés par quelques barbares présidant aux résurrections tutélaires convoquées dans son incipit : «Je ne crois plus qu'au maquis, dit-il, aux cénacles et aux catacombes pour échapper à la bulle gloutonne de ce qu'il faut exactement appeler la chambre stérile du monde où s'affairent» ces «fanatiques de la nullité» dont parlait De Roux dans une lettre à Abellio (p. 16).
Sans doute Soulié a-t-il trouvé l'endroit propice aux méditations sauvages et au style qui éperonne, comme la sorcière, selon Michelet, qui ne pouvait naître que dans les landes recouvertes de ronces, d'où elle allait lancer sur le monde des sots à découvert ses philtres de destruction les plus puissants. De Roux écrit dans son Ouverture de la chasse que la «liberté, aujourd'hui est dévastation». J'ajouterai qu'elle ne peut être que cela, ruine. Ruine et errance, quête errante d'absolu, comme le combat mené par l'écrivain, selon Soulié, pour «la Dame Beauté», qui prendra «toutes les formes extrêmes, politiques, religieuses, physiques». «La laideur, ajoute l'auteur, ce n'est rien d'autre que la tiédeur» (p. 74), car la beauté, comme chacun le sait parfaitement ou devrait s'appliquer bien le savoir, étant toujours extrême comme la métaphysique, est de droite selon De Roux. Notez que je parle de la droite idéale, c'est-à-dire métaphysique, non pas de celle qui afflige notre patience, droite bien-pensante, veule, aguicheuse et stupide.
De Roux est extrême, sans doute, comme Rimbaud exposant son dérèglement systématique de tous les sens. Mais cet extrémisme est d'abord critique lancée contre la déchéance métaphysique dans laquelle l'Occident a sombré sous les yeux de quelques veilleurs. Ainsi l'auteur du Livre nègre eût pu faire sien, comme Rimbaud, pareil engagement de forcené du verbe, avant d'encalminer son étrave bleue dans la chaleur vacante, non pas, cette fois, celle du Harare (devenu avec Alain Borer le Saint-Tropez des touristes bigleux), mais celle de la tremblante image d'un Portugal mystique, à jamais refusé, jadis rêvé par le Père Viera dans ses superbes visions. L'un et l'autre de ces impeccables écrivains, Rimbaud et De Roux, ont oublié une de leurs jambes, restée prisonnière dans la gangrène de la tourbe européenne, cette infecte saumure paralysant les nerfs du poète, comme un dernier croc-en-jambe qu'aurait fait la médiocrité au voyant erratique, un coup bas assené dans le ventre de ce père sans descendance, qui a pourtant enfanté chacun des écrivains majeurs de notre siècle. Quant à celle de De Roux (écrivant justement dans ce livre païen qui fut l'un des premiers titres d'Une Saison en enfer !) : «L'Europe ne valait guère mieux soumise à la matière et au conformisme de la quantité; le génie rapetissé à l'intelligence pratique gouverné par le qu'en-dira-t-on. Payez le prix et les médias vous mettront dans la poche l'opinion publique qui, elle, croira toujours que cette vérité fabriquée, maîtresse de l'instant, est d'origine divine», ce membre remarquable qui fit de cet homme un flaireur, un découvreur (plus : un véritable nommeur, selon la définition qu'en donnait Nietzsche), un marcheur hors-pair s'aventurant à la rencontre de génies de l'écriture encore méconnus ou conspués à son époque, c'est bel et bien la bassesse rampante de la finance-spectacle qui a paralysé son formidable élan.
De sorte que, nous devions nous y attendre, ce ne sont pas les éructations du Dies Irae qui ont secoué le monde vain des hommes creux et qui ont emporté dans leur ire la protestation ivre de Dominique de Roux, mais l'espèce de consternante mollesse dans laquelle se prélassent les satrapes des fins d'empire, ces louvoiements de croupes où l'on devine la présence des âmes perverses : «Le monde a été conçu dans le feu, écrit ainsi superbement l'auteur de L'Harmonica-Zug, vient du feu et y retournera. Mais dans les sentiers du feu, une certaine décadence d'émeraude, symbole de la trahison vipérine du doute, de l'éternelle contestation du néant, détourne le feu de ses prolonges d'acier, vers les cloaques délicieux qui sont à la Jérusalem céleste de nos enfances rimbaldiennes, ce que sont aujourd'hui à Istamboul, les harems à poufiasses couvertes de pierreries creuses pour touristes aveugles»
«Mais dans les sentiers du feu»... Ce sont bien eux, et non pas les torves marécages de la «trahison vipérine du doute», les louches mastroquets où Sollers tient conférence devant son miroir à l'eau moussâtre et verdeuse, ce sont bien eux, ces derniers lieux de pudeur et de franchise réservés aux hommes de parole, ce sont bien ces chutes d'eau vive que la prose agitée de Rémi Soulié est rageuse de trouver pour en rejoindre l'éternel fracas et s'y consumer.

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18/05/2004 | Lien permanent

Syntaxe ou l'autre dans la langue de Renaud Camus

Crédits photographiques : STR (AFP/Getty Images).
«Nous avions longtemps pensé que cette dure construction de phrases, que cette grammaire tout à fait dépassée, que ce champ lexical à la fois monstrueux et misérable étaient l’expression du totalitarisme et que tout cela allait avec ce totalitarisme tomber en ruines. Et cela a en effet été détruit en même temps que le totalitarisme. Mais aucun langage pur et nouveau, aucun langage plus modeste et souple, aucun langage plus sympathique n’a vu le jour. L’usage courant de la langue, l’usage actuel de la langue allemande se contente jusque de nos jours de ces débris. Le dictionnaire du monstre est resté le dictionnaire de la langue allemande en cours, de l’écrit comme du langage parlé, telle qu’elle résonne dans la bouche d’organisateurs, de fonctionnaires d’organisations en tous genres. Ils ont apparemment tous hérité d’une part de langage totalitaire… Un monstre a donné naissance à de nombreux petits monstres». Dolf Sternberger, Aus dem Wörterbuch eines Unmenschen.Un peu de lyrisme zellérien ne nous fera point de mal. Allons donc, en affirmant que les chocs littéraires, à mesure que se dépose dans ma mémoire la marne des livres lus, sont bien sûr de plus en plus rares. Parfois, il me faut creuser profondément dans ces alluvions pour en faire jaillir, de nouveau, le plus pur étonnement, la plus grande admiration. Quelques titres, quelques titres seulement reparaissent alors, comme purifiés d’avoir traversé tant et tant de fois l’épaisseur féconde, qui, je crois, me désaltéreront comme une source jusqu’à mon dernier souffle : Macbeth, Cœur des ténèbres, La mort de Virgile, Absalon, Absalon !, Monsieur Ouine, Le Vent noir. Rien de plus. Je puis ainsi partir sur mon île. J’ai évoqué dans un précédent texte un de ces chocs, provoqués par la lecture des Abeilles d’Aristée de Wladimir Weidlé, livre sur lequel, il fallait s’y attendre, la presse dite officielle a gardé un silence méprisant. J’ai sans doute été d’abord attiré par le titre énigmatique de l’ouvrage (la première des fascinations, comme Stendhal le savait bien…), Syntaxe ou l'autre dans la langue qui m’a fait penser au récent livre d’Alain Finkielkraut, Au nom de l’Autre (paru chez Gallimard) et, plus mystérieusement, à mes lointaines lectures des œuvres les plus connues de Lévinas. Ces deux noms, aux consonances claires, m’ont évidemment rappelé que quelques chiens, plus bruyants que réellement dangereux, s’en étaient récemment pris à l’auteur d’Etc. Je ne me suis pas trompé puisque, dans ce texte écrit dans une langue splendide, Camus dialogue effectivement avec Finkielkraut et Lévinas et ce, point de départ qui ne pouvait que m’intéresser au plus haut point, en prenant comme appui l’utilisation, par nos contemporains, d’un langage galvaudé, méprisé, traîné dans la boue de toutes les médiocrités, de toutes les approximations, de toutes les erreurs, de tous les mensonges en fin de compte. En fait, sur les brisées de Maistre, Bonald, Hamann, Bloy ou Scholem, Camus, qui très probablement ne souffrira pas cette pesante parenté, fait dans ce court et lumineux texte œuvre de logocrate. Renaud Camus choisit, pour pénétrer sans trop de répugnance (et je lui tire mon chapeau) dans le bourbier du français tel qu’il est avili par nos médias, l’expression, hideuse, «Sur comment», employée à toutes les sauces, comme Klemperer, que cite d’ailleurs l’auteur, choisissait dans sa magistrale étude baptisée LTI de disséquer l’usage, fait par les nazis, de tel ou tel terme allemand, dès lors condamné à devoir être, d’une certaine façon, dénazifié. George Steiner fit scandale dans un de ses plus célèbres articles, intitulé Le miracle creux, en affirmant que la langue allemande, considérée comme un «organisme vivant», était coupable, elle aussi (et d’une façon bien plus éminente que le français qui, selon Barthes dans sa leçon inaugurale au Collège de France, était prétendument fasciste…) du Mal commis, de l’horreur triomphante. Il y a (autre souvenir de Lévinas) un langage du jour et il y a un langage de la nuit, parlé par le misérable AH du roman de Steiner. Le nôtre n’est pas même celui, honteux, qui serait simplement gris : de plus en plus, je le trouve incolore, sans tripes sans, devrais-je dire, réelle présence. Je cite longuement un des passages les plus significatifs de ce texte de Steiner recueilli dans Langage et Silence (1969) : «[…] la langue allemande ne fut pas innocente des horreurs accomplies par le nazisme. Ce n'est pas simplement parce qu'il se trouve qu'un Hitler, un Goebbels, un Himmler parlèrent allemand. Le nazisme puisa dans le langage précisément ce dont il avait besoin pour donner une voix à sa sauvagerie. Hitler entendit à l'intérieur de sa langue natale l'hystérie latente, la confusion, la qualité de la transe hypnotique. Il plongea avec sûreté dans le sous-bois du langage, dans les zones de l'obscurité et du cri qui sont la première enfance du discours articulé, et qui surgissent avant que les mots aient acquis leur mélodie et leur charge de sens sous le toucher de l'esprit». En fait, et c’est bien le seul reproche (mais de taille) que je puis faire à cette admirable leçon de choses (le mot dissection n’est pas loin…), Camus ne va certes pas jusqu’à une telle profondeur, qui lui eût valu, assurément, après de récentes et ignobles morsures de la part des mâtins journalistiques, de nouvelles attaques. Lindenberg pourtant, en cochon surdoué, s’il lisait Syntaxe, y flairerait à n’en point douter quelque truffe réactionnaire… En fait encore, ce que Camus croit traquer, dans cette banalisation même de la barbarie quotidienne infligée à une langue, la nôtre, ce n’est qu’un des masques du Moi ou plutôt du «Moi-mêmisme» («Soi-mêmisme dans les personnes, soi-autrisme dans les civilisations et parmi les nations : ici comme là le «divers décroît» – comme si le Même et ses agents avaient partout la main gagnante»), puisque la syntaxe est, selon Camus, une figure (l’auteur parle d’idole, bizarrement à mon sens si l’on songe à la distinction célèbre et pertinente qu’opéra Jean-Luc Marion entre celle-ci et l’icône, qui ici conviendrait davantage) de l’Autre. Galvauder et meurtrir la grammaire c’est donc, ipso facto, atteindre l’Autre et, eût pu prétendre Camus s’il avait fait sienne la leçon extrême d’auteurs tels que Boutang, l’Être. Attention sur ce terme éminemment problématique : contre l’avis de Steiner, il me semble que l’Être selon Boutang est à des années-lumière de l’idée, monolithique et profane sinon profanée, que s’en fait Heidegger. Renaud Camus (c’est lui qui souligne) écrit ainsi : «Si je dis que la syntaxe est une idole – et après tout nous sommes réunis dans cet auguste amphithéâtre pour nous interroger sur le culte de la langue –, c’est qu’elle n’est pas du côté de la ressemblance, de la similitude, de l’adéquation, du Même; mais de la distance au contraire, de l’écart, de l’étrangèreté, du jeu. Érection d’une loi étrangère à celui qui parle, ou qui pense, tiers au sein de tout échange, elle est une inadhérence à l’expression, au phénomène, au sujet; une sortie de soi pour aller voir, comme dit Ponge, comment ça fait dehors». Dès lors, il va de soi que ce sont ceux-là même qui prétendent offrir de l’Autre (disons-le avec la vulgate bien-pensante : le pauvre immigré sans langue mais aussi le voyou de ban…, pardon, le jeune dont il s’agira, au moyen d’un opportun dictionnaire, d’éclairer l’infinie richesse de vocabulaire… Je ne rigole pas, un tel ouvrage existe et combien d’études sociologiques chargées d’autopsier, avec émerveillement et trémolo, ce sabir prétendument plus vivant que la langue de Molière !), ce sont donc ceux-là même qui désirent offrir de l’Autre, disais-je, une vision profondément humaniste et juste, pour tout dire, républicaine, qui, sans même s’en rendre compte, massacrent la langue française, dont l’histoire et la structure prodigieusement riches sont pourtant les meilleures garantes de l’ouverture à l’Autre, et ce d’abord par la présence de millions de bouches mortes qui ont prononcé avant nous les mots que nous prononçons, qui ont donné à ces mots un sens qui, d’âge en âge, s’est enrichi. Lisons ce que Camus écrit de ces donneurs de leçons sous le masque souriant desquels Finkielkraut crut pouvoir flairer la bête immonde de l’antisémitisme, comme je le flairai d’ailleurs dans la prose ordurière de mon cher Pierre Marcelle : «Il ne s’agit jamais que d’œuvrer obscurément à un monde plus petit, plus étroit, moins divers, plus court, où affirmation de soi et affirmation de l’autre ne font qu’un, où la réponse avale la question, où nous sommes toujours plus serrés et mieux enserrés par les grosses ficelles d’une langue toujours plus pauvre, d’un vocabulaire toujours plus court, d’une syntaxe toujours plus chétive, les uns et les autres ne prétendant servir qu’à l’expression et n’offrant dès lors à la sensation, à la perception, à la réflexion, à l’invention, à tout l’expressible de vivre, que des instruments toujours plus grossiers».Considérez ces quelques lignes comme une entrée en matière, plusieurs ouvrages de Renaud Camus étant posés devant moi qu’il me faut lire de toute urgence.

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17/11/2004 | Lien permanent

Les nœuds de paille, par Dominique Autié

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Remise en une d'un texte que Dominique Autié m'avait adressé au début du mois de mars 2005.

Fidèle à sa façon d'écrire (dois-je préciser qu'elle est éminemment réfléchie ?), Dominique Autié m'a fait parvenir une lettre ayant trait à la fonction de nos blogs.

IMG_7341.JPGCher Juan, voilà qu’à plusieurs reprises, ces derniers temps, vous avez évoqué dans la Zone et dans vos messages quelle fatigue, source potentielle de lassitude spirituelle, suscite une présence rigoureuse sur la Toile. Faute d’être en mesure de vous contredire sur ce point, vous proposer, ainsi qu’à nos lecteurs et aux solitaires des îlots proches, un instant de recul pour mieux discerner les fonctions de cet effort est ce que je peux faire de plus urgent.
J’esquisse ici, sans les hiérarchiser, trois directions, trois pistes. Il en est d’autres, je veux le croire. Celles-ci me paraissent les plus remarquables dans leur évidence. Hors d’un espace médiatique verrouillé de toutes parts, elles semblent constituer notre premier cahier des charges. Je m’efforcerai de les introduire ou de les illustrer d’un exemple précis.

• – Célébrer. J’apprends vendredi dernier, en consultant le carnet du Monde, que Josette Rey-Debove est morte subitement le mardi précédent, 22 février. Linguiste et lexicographe, elle est (entre autres travaux et publications) coauteur avec son mari, Alain Rey, du Grand et du Petit Robert, un chantier qu’ils ouvrent ensemble en 1953 à Alger. La notice nécrologique du Monde est sans reproche, glaciale. Or, il convient, faisant métier de l’écriture et passion de la langue, de célébrer cette femme. J’y vois une sorte de devoir moral.
Nous savons aujourd’hui ce qu’il en est des célébrations : un conservateur général du Patrimoine, rattaché à la direction des Archives de France, a le titre de Délégué général aux célébrations nationales et publie, à l’usage des collectivités locales de tout poil, un annuaire assez richement illustré où sont effectivement recensées les personnalités et les événements de l’Histoire susceptibles d’être commémorés l’année suivante : mémoire d’État, variante à peine plus subtile que le JT de 20 heures du formatage du parc humain.
L’hommage, le mémoire et la déploration, les lettres d’amour et jusqu’aux objurgations de la juste colère – tous modes bannis par l’asepsie consensuelle, qui exigent de se tenir droit pour les écrire ou les proférer – peuvent être de pures célébrations. Il semblerait que ce soit l’un des premiers usages que l’Homme ait assigné à la langue dès que celle-ci vint irriguer sa présence au monde. Irriguons la Toile de nos célébrations !

• – Vous avez insisté à juste titre sur le fait que la Zone a été le seul média qui mit en écho, dans leur dimension métaphysique, le tsunami du 26 décembre 2004 et, en janvier, la descente de la sonde européenne Huygens dans l’atmosphère de Titan. Le désastre d’Asie a suscité une dispute entre Francis Moury et Serge Rivron, assortie d’autres contributions de visiteurs ou familiers de la Zone, qui n’aurait trouvé nul autre espace pour éclore ni, surtout, se propager à six reprises.
Ni thèses d’État, ni prospectus promotionnels aux ordres de quelque régie, nos chroniques partagent cette particularité de ne jamais s’en tenir à l’espace confiné de leur sujet apparent, mais d’ouvrir sur les toits – pensées de plein vent, rapprochements non convenus d’œuvres hors-champ, convocations nominales abruptes, liens éloquents. La Zone est aussi, en ce sens, un tonique Château des courants d’air (j’emprunte un instant le titre du beau recueil que Jacques Réda a consacré aux grandes gares parisiennes).
Je retiens toutefois une autre référence, plus féconde en la circonstance, me semble-t-il. Réfléchissant ces jours-ci sur la fin de vie du Saint-Père, m’est revenu un texte insolite de Roger Caillois dans lequel il relate les propos de Marcel Mauss, dont il fut l’élève, sur l’étymologie du mot «religion» et le sens de «pontife» : pontifex est, non le passeur, mais le constructeur de ponts – architecte, ingénieur, mais aussi tâcheron, précise Caillois, grand pontonnier (je donnerai bientôt à lire ce texte troublant, dans une chronique à venir).
Dans le plus strict respect de l’étymologie, payer de sa personne pour jeter ainsi les ponts qui relient la Zone aux territoires périlleux de l’inhumain, c’est pontifier.

vudulit_080308.jpg• – Voir. Je m’adosse ici sur un passage décisif, à mes yeux, du premier volume du Théâtre des opérations – Journal métaphysique et polémique 1999, de Maurice G. Dantec ; j’ai tenté de n’en retenir que l’essentiel, pour sa compréhension, renonçant surtout à le paraphraser : «[…] l’écrivain doit impérativement soumettre l’Homme à la question, il doit torturer la mémoire de l’humanité et déjà pour commencer celle du XXe siècle afin de lui faire accoucher ses projets secrets concernant le futur, c’est-à-dire notre présent, il doit faire de même avec la réalité présente afin de lui faire avouer ses plans occultes pour l’avenir, et il ne doit pas avoir peur d’interroger directement cet avenir, qui seul, bien sûr, contient l’explication du passé.» Et Dantec de conclure : «Le travail de l’écrivain du XXIe siècle sera donc celui d’un archiviste prospectif et transfictionnel. Opérant sur les lignes de césure et de soudure entre les différents cryptages de la réalité, les différentes actualisations du monde humain et naturel, il devra mettre en évidence quelques figures singulières susceptibles d’en produire une généalogie pertinente, sans avoir peur de mêler réalité et fiction, y compris la plus débridée, et de la façon la plus dangereuse qui soit, puisque c’est précisément cela dont il s’agit : assembler un explosif métaphysique qui prenne corps littéralement dans le “matériel” humain» (pp. 197-198).
Voir n’est donc pas à prendre ici à la légère : regards à longue portée de sonde intersidérale, aux confins de la voyance. L’exemple que je retiens est minuscule, immodeste et saisissant : je consacre il y a quelques jours une brève chronique aux Lettres des deux amants (quasi assurément Héloïse et Abélard) dont une traduction française assortie du texte latin vient de paraître chez Gallimard. Je la conclus par cette notation : Cette langue d'amour est à ce point intemporelle que je me prends à rêver qu'elle nous parvient d'un espace-temps qui aurait volé en éclats – j'entends : que, par la magie d'une brèche, elle soit d'amants à venir, en aval, en avant de nous sur la flèche de notre temps bien trop humain. Je reçois, quelques jours plus tard, un courrier électronique de Sylvain Piron, l’éditeur de ces lettres (dans l’acception rigoureuse de cette fonction, à savoir celui qui a en a établi le texte, traduit, annoté et préfacé l’ensemble) : «Je n'ai voulu donner qu'un commentaire d'historien, afin de permettre à ceux qui le souhaitent de situer ce document. L'affaire est en soi presque un roman. Mais c'est là le domaine de la prose. Pour bien distinguer les genres, je me suis abstenu de tout commentaire sur les lettres comme document poétique, préférant les laisser parler d'elles-mêmes. De ce point de vue, ce que vous dites de leur caractère intemporel est très juste. C'est précisément ce que j'ai visé dans l'opération de traduction : rendre ces lettres présentes, mais surtout, plus encore, les rendre disponibles. En ce sens, je pensais déjà à ces amants à venir, à l'avenir de la langue et de l'écriture, en rêvant à une très improbable renaissance du XIIe siècle. Je suis ainsi particulièrement troublé que vous ayez pu ressentir cette intention cachée.»
La différence de portée (ou, plus justement, de proportions) entre l’injonction magnifique et impérieuse de Dantec et la connivence singulière qui s’est imposée, grâce au blog, entre ma lecture et la démarche secrète de Sylvain Piron n’est qu’apparente : avec les Lettres des deux amants, c’est le vent violent du désir qui secoue la Toile – et je ne sache pas que Dantec récuse, où que ce soit dans son œuvre, cette énergie-là pour conduire ses travaux d’Hercule et inspirer les nôtres.

Célébrants et pontifes, voyants… S’honorer de telles charges ne vaudra sans doute pas, aux quelques-uns que nous sommes, un afflux massif de faux amis (nous les traquons assez dans la langue). Persistons et signons, voulez-vous, quel qu’en soit le prix. Car il en va peut-être (pas moins) d’un exercice nouveau de religio – et je pèse les mots : religere, «nouer des nœuds de paille», affirmait Mauss à Caillois, ces nœuds qui servaient à fixer entre elles les poutres des ponts.

NDJA : La seconde photographie dans le corps de la note m'a été envoyée par Dominique Autié alors qu'il était malade et alité.

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30/05/2014 | Lien permanent

Avec Benny Lévy de Rémi Soulié

IMG_4951.jpgAcheter Avec Benny Lévy sur Amazon.

À propos de Avec Benny Lévy de Rémi Soulié paru aux éditions du Cerf dans la collection La nuit surveillée / Philosophie politique et morale dirigée par Chantal Delsol, 2009.
LRSP (livre reçu en service de presse).

Une fois de plus, comme il l'avait fait avec Charles Péguy, c'est un écrit de combat que Rémi Soulié nous donne, avec cette belle méditation consacrée à Benny Lévy, que nous avons «tout intérêt à entendre», «hébreu, seul, depuis l'autre rive du Jourdain» (p. 20).
Les toutes premières pages du livre de Soulié évoquant le lien indéfectible qui unit Athènes et Rome avec une fébrilité parfois toute proche d'une écriture devenue fièvre (et dont les sautes de température sont donc imprévisibles), mentionnant les efforts que fit, selon Lévy, le «réactionnaire Platon» (1), en véritable katechon, pour «retenir l'avènement mortifère de la législation positive ou, si l'on préfère, de la légalité» (p. 24), mériteraient, tant elles me semblent constituer un bréviaire de ce que nous pourrions appeler une écriture à cran d'arrêt (2), d'être citées in extenso.
Je me contenterai de recopier ce court passage (p. 38) : «Le fils des Lumières émancipé – devenu majeur et kantien – a gagné son autonomie (alors qu’il faut toujours rester enfant et «téter la parole de l’origine» auprès de sa grand-mère ou de sa nourrice); affranchi de l’ordre théologico-politique (dont je rappelle qu’il est somme toute, pour Benny Lévy, synonyme de démocratie laïque – cet affranchissement n’est donc qu’un leurre) ou des mitsvot (commandements), il bricole, mi-Prométhée, mi-Frankenstein, une petite religion civile à sa mesure de dernier homme (il pressent qu’il en a tout de même besoin, à la fois pour que la «dissociété» (Marcel de Corte) ne s’écroule pas tout à fait et pour que les barbares soient encore un peu contenus avant que ne lâchent complètement les digues politiques et psychiatriques. Présentement, la nôtre s’appelle droits de l’homme et Shoah – Benny Lévy parle aussi de la «vulgate libérale»).»
Ce style peut hérisser, ces phrases qui se tortillent, s'interrompent, se brisent même puis reprennent, comme quelque animal fabuleux, le cours de leur patiente reptation, faire peur. Certes encore, pareille écriture est parfois quelque peu artificielle, Soulié cherchant, finalement, à tout dire en une seule phrase monstrueuse et ne parvenant, souvent, qu'à en dire beaucoup trop. Elle ne peut toutefois durablement rebuter celui qui considère qu'un livre est comme un labyrinthe de fête foraine, aux glaces transparentes : parfois, nous pouvons nous cogner à l'une de ses parois alors que nous pensions la voie ouverte mais, toujours, nous voyons, derrière le mur de verre, une réalité tentatrice, toute proche, diffractée, déformée : d'autres noms, une multitude de noms, d'autres livres et la certitude que Soulié, par ses phrases syncopées, frôle le bel hermétisme de celui qui a ruminé les écrits de ses maîtres, lui qui semble nous dire que si vous ne savez rien des textes de Boutang ou de Péguy, autant ne pas le lire et passer son chemin, la fausse clarté qui n'est que simplisme sera ailleurs, dans les pages d'un Badiou sans doute. J'avoue aimer cette morgue qui, après tout, n'est rien de plus que le respect le plus conséquent de la figure, si irréelle, du lecteur, renvoyé à son échec, à ses lacunes criantes : la voie des maîtres et des meilleurs essayistes qui en sont bien souvent les meilleurs commentateurs est de nous rappeler qu'il nous manque toujours ce livre-ci, puis cet autre et encore celui-là, et de le faire dans un style qui n'est point celui de celles et ceux qu'ils ont lus.
Charles Maurras et son génial héritier, sans doute le dernier très grand polémiste que la France a connu, Pierre Boutang, Charles Péguy aux livres duquel il faut décidément toujours revenir mais aussi, bien sûr, Jean-Paul Sartre, cordialement détesté en tant qu'incarnation de l'impuissance et du rien (possédé, écrivait de lui, dans un extraordinaire brûlot, Boutang...), ectoplasme invoqué aux tables tournantes du refus ontologique de la paternité, Alain Badiou, convié par Soulié à lire correctement les textes de saint Paul avant de tenter de les commenter en les faisant mentir, puis encore Lévinas, Schmitt, Taubes et (hélas) Freud, voici quelques-uns des noms avec lesquels Rémi Soulié fait entrer en résonance celui de Lévy qui n'est pas seulement pieusement commenté mais critiqué, surtout lorsqu'il se veut, comme tant de nos contemporains, à sa propre source, père de son propre engendrement, figure d'une paternité aussi irréelle qu'ontologiquement dévoyée : «Nous n'étions pas nés [...]. Les Lumières nous proposaient une cérémonie de la naissance. Un commencement absolu». Triste illusion d'une puissance générative qui n'est que dégoût de soi-même, comme nous l'explique Soulié après Bernanos.
Pour qui n'est pas habitué à l'écriture, elle-même elliptique, de Benny Lévy, les fulgurances stochastiques de Rémi Soulié, apprises à l'école de Dominique de Roux qu'il a évoqué dans un beau livre publié par Olivier Véron aux Provinciales, sa manie des parenthèses, des citations (toujours superbes) d'auteurs, peuvent, je l'ai dit, dérouter (3) et décourager, étant donné le fait qu'il suppose connues de ses lecteurs les fondations de sa réflexion, dépassées les bornes qu'il a pris le soin de disposer le long de son chemin, ardu et sec comme un sentier du Rouergue : en quelques mots, les hommes de notre époque ne peuvent qu'être profondément nihilistes, voire désespérés puisque notre âge s'est voulu sorti de sa propre matrice, sans rien devoir à son passé théologico-politique éminent issu d'une triple confluence juive, grecque puis christiano-romaine. Derrière ce refus de la tradition, de l'héritage, de la piété, cette vertu éminemment illustrée par l'exemple de l'Énéide de Virgile auquel Theodor Haecker, que cite Soulié, a consacré une étude magistrale, Virgile, Père de l'Occident (publiée par Ad Solem), se lit, péché sartrien par excellence selon l'auteur, l'incapacité à aimer une terre, un corps, une cité selon Péguy (régulière et séculière) comme lieu invisible où Jeanne d’Arc donne la main à François Villon, voire Gilles de Rais, une langue, leur fragile incarnation qui est nation, et nation élue, israélienne ou française, puisque la nation française n'est pas moins élue, qu'elle est élue différemment, que la juive.
À ce titre, et contre certaines pathétiques inepties traînant sur la Toile, cette niche immense où glapissent bien des bavards au cerveau contrefait et à la langue déformée, rappelons, comme le fait d'ailleurs Soulié dans son livre, ces lignes de Stéphane Mosès : «Le christianisme [...] a un besoin vital de s'appuyer sur l'existence physique du peuple juif. Le mystère de l'Incarnation s'appuie sur la réalité historique du juif Jésus et de sa participation au destin de son peuple. [...] Cette assise quasi physique du christianisme, ce n'est pas seulement la Bible qui la lui fournit; car la Bible elle-même ne serait encore qu'un livre, si le peuple juif ne témoignait pas, par son existence même, du fait que la Bible est une réalité vivante [...]. C'est pourquoi l'existence réelle du peuple juif est, pour le christianisme, la seule preuve absolument indubitable de la vérité de sa foi» (4).
Lien indéfectible que Rémi Soulié condensera en une seule phrase : «La chrétienté médiévale, cette immense cathédrale que décrit Léon Bloy dans La Femme pauvre, rassemblement du ciel et de la Terre, anticipation liturgique plus que politique du Royaume portant à son paroxysme la vocation collective du christianisme pour les nations fut, mutatis mutandis, une réplique/répétition catholique du Sinaï» (p. 97).

Notes
(1) Benny Lévy, Le Meurtre du Pasteur. Critique de la vision politique du monde (Grasset-Verdier, 2002), p. 18.
(2) J'emprunte cette belle image (doublement présente : dans Physiologie de la critique et Réflexions sur la critique) à Albert Thibaudet, ce remarquable lecteur qui nous a laissé, justement, bien des images toutes plus significatives les unes que les autres : «Pas de critique sans une critique de la critique. Et la forte critique, la valeur maîtresse, c’est une critique à cran d’arrêt.»
(3) Autre défaut de ce petit livre tendu de sa première ligne jusqu'à sa dernière qui est d'ailleurs une citation de Pierre Boutang : ses jeux de mots trop typiquement lacaniens (ainsi de ces frères Énée, p. 127).
(4) Stéphane Mosès, L'Ange de l'Histoire (Gallimard, coll. folio Essais, 2006), p. 287.

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08/01/2010 | Lien permanent

La collectionneuse d’Éric Rohmer, par Francis Moury

Mise en scèneÉric RohmerCasting succinctHaydée Politoff, Patrick Bauchau, Daniel Pommereulle, Seymour Hertzberg, Mijanou [Bardot], Annick Morice, Denis Berry, Alain Jouffroy.Résumé du scénario Adrien, un jeune mondain antiquaire désargenté laisse sa maîtresse mannequin Mijanou partir faire des photos à Londres et s’installe pour l’été dans une villa isolée des environs de Saint-Tropez, appartenant à son ami Rodolphe. Il partage la demeure avec un intellectuel artiste et nihiliste, Daniel, qu’il considère un peu comme son maître à penser. Adrien veut en profiter – accessoirement – pour conclure la vente d’un vase chinois à un riche collectionneur américain qu’il doit rencontrer. Mais Haydée une mystérieuse et séduisante jeune fille, elle aussi invitée par Rodolphe, vient troubler leurs vacances.CritiqueClassé comme «volume IV» par le générique comme par la B.A., La collectionneuse – qu’il ne faut évidemment pas confondre avec le film érotique allemand distribué par Alpha-France, Liebe zwischen Tier und Angel [Les collectionneuses] (R.F.A., 1973) d’Ilya von Anutroff (sic !) – est en réalité le troisième dans l’ordre chronologique de tournage des six «contes moraux». Le film fut distribué par Georges de Beauregard (le bien nommé) et produit avec un budget serré par Barbet Schroeder. Jean-Louis Trintignant n’étant pas disponible à l’époque, ce conte moral fut tourné avant Ma nuit chez Maud dont le scénario, écrit en partie dès 1945, avait été refusé par la Commission d’avance sur recettes ! La structure du scénario est originale : trois prologues présentent dans leur environnement psychologique et mondain les deux hommes et dans un environnement naturel et anti-mondain la jeune fille, qui est ainsi connotée dès le début comme mystérieuse : on ne sait rien d’elle – simplement on la voit, érotique, belle, sorte de Vénus marchant au bord de l’eau. On sait par ailleurs que Rohmer fit constamment «dialoguer» le scénario et les interprètes : ils se nourrirent mutuellement pendant le tournage, en dépit de la tyrannie de la «prise unique». Puis le film les réunit et l’histoire se noue.Il y a deux lectures possibles du film : La sublime Haydée Politoff (la conservation du prénom réel «Haydée» signifie un renoncement symbolique à la distance personnage-personne réelle) est une incarnation du concept théologique de la grâce qui vient troubler le nihilisme philosophique d’Adrien : il est immédiatement «ravi», tombe malgré lui amoureux d’elle, mais au dernier moment, pêche par orgueil et renonce à son bénéfice pour retrouver une illusoire liberté. Sa liberté n’est pas la liberté volontaire infinie de Descartes qui s’apparente à l’infinité divine elle-même – ce qu’il croit et dit au moment où il revient vers la villa, seul. Haydée laissée sur la route, il ressent un vide mais ne peut plus le combler qu’en prenant l’avion pour Londres où il va retrouver une conquête sans saveur, habituelle pour lui. Ce retour à Londres marque l’échec de la grâce. C’est précisément parce qu’il ne voulait pas aller à Londres avec sa maîtresse qu’Adrien avait été en mesure de rencontrer Haydée. Il avait en lui-même préparé le terrain, fait le vide pour accueillir une telle venue.Une lecture profane purement psychologique et sociologique. On serait alors en présence d’une comédie discrètement dramatique écrite dans un style qui alternerait Marivaux, le romantisme allemand, les penseurs politiques des années 1960-1965 «révolutionnaires». On constate une impossibilité de l’amour en raison de la liberté même des mœurs qui provoque finalement une incommunicabilité entre les êtres, interchangeables. Aussi une réflexion sur le nihilisme comme fin en soi et l’impossibilité d’y échapper. Enfin le constat brut d’une histoire d’amour naissante puis avortée au parfum mystérieux : Adrien emprunte un moment à «Daniel» (Daniel Pommereulle, cinéaste expérimental de l’époque, assez étonnant comme acteur et parfait contrepoint à «Adrien», tant physique que psychologique – qui lui aussi garde son vrai prénom dans le film) un volume des Œuvres complètes de Rousseau (gros plan sur la couverture de la Pléiade) tandis qu’un soir Haydée lit… Dracula de Bram Stoker – on reconnaît de loin la belle édition belge Marabout originale. Ce qui évoque quelque part une rencontre entre naturel et surnaturel. Haydée ramène chaque soir un jeune homme différent, qui ressort de sa chambre le matin l’air épuisé… métaphore de la séductrice vampirique, entre deux tirades socrato-platoniciennes (le dialogue sur la beauté et la laideur entre Adrien et les deux femmes, avant qu’il ne voie Haydée faire l’amour) ou nietzschéennes (le second prologue présentant la «beauté aux lames de rasoir» crée par Daniel et la discussion sur la nature «tranchante» de l’œuvre d’art, posée combativement sur du néant)…Entre les deux interprétations, on hésite si on ne sait pas que Rohmer est catholique et que ses films sont imprégnés de problématique théologique. Mais le charme secret du film vient du fait que sachant cela, on hésite pourtant encore. Cette description entre éloge et simple constat d’une marginalité luxueuse mais authentiquement philosophique (les deux amis se gaussent, pour notre plus grand plaisir, du jeune abruti matérialiste et ignare ramené par Haydée et finissent même par le chasser d’une manière glacée et comique tout à la fois) «agressée» par le désir pur, brut, obscur qui annihile toute tentative de fuite ou de distance, cette histoire d’amour pointilliste, qui sous des dehors sages maintient un «suspens» constant a tout le charme du cinéma indépendant, proche de l’underground parfois, de l’époque.La mise en scène est extrêmement sophistiquée sous son apparent dépouillement et sa relative sagesse : beaux plans fixes, beaux mouvements de caméra lents et lointains, paisibles… une mise en scène passionnée par le rapport de l’homme et de la nature (Rousseau encore une fois) mais aussi par l’inaltérable insensibilité de cette dernière (romantisme français et allemand du XIXe siècle), par la captation de l’essence des âmes derrière la plénitude de la chair dans des gros plans et des inserts somptueux de visages ou de parties du corps, par la capacité de s’élever à une sécheresse introduisant une certaine violence (quelques plans subjectifs nerveux et chaotiques de la «jeep» remontant vers villa). Beau mélange, en somme, de temporalité «datée» et d’intemporalité dont le charme semble augmenter avec le temps lui-même. Entre Marivaux et Pascal, encore une fois mais aussi un documentaire brut de la modernité pré-1968.Note complémentaire sur les acteursDaniel Pommereulle était dans la vie comme dans le film un artiste sculpteur. Il réalisa en 1967 One more time, court-métrage d’une quinzaine de minute dont Paul-Hervé Mathis avait pu écrire qu’il était, bien que sans rapport direct avec l’histoire extraordinaire de Poe, une des plus belles illustrations de Le Puits et le pendule. Cf. : Paul-Hervé Mathis, D’après Edgar Poe – L’anti-folie à l’écran in Écran 77, n°64 (éd. de l’Atalante, 15 décembre 1977), p. 30.Mijanou a pour nom complet Mijanou Bardot : elle est la sœur de Brigitte.SupplémentUne étudiante d’aujourd’hui (1966). Distribué par Les Films du Losange de Barbet Schroeder, produit par Pierre Cottrel, il s’agit d’un documentaire sur la montée en puissance statistique des jeunes filles étudiantes dans les universités françaises. Leur nombre avait triplé depuis l’avant-guerre. Rohmer filme ainsi des jeunes femmes à la Faculté des Sciences de Paris et d’Orsay. Aucun dialogue autre que ceux entendus par bribes et comme pris sur le vif en arrières-plans sonores. Le commentaire rédigé (lu par ?) Antoine Vitez apparaît presque parodique avec le recul – on ne sait si cet effet était volontaire – en raison de son objectivité datée et de son volontarisme militant pour une étudiante qui n’oublie pas ses finalités familiales. Les dernières séquences sont d’une ringardise qui vaut le déplacement : on ne vous en dit pas plus ! Un aspect très déplaisant : des étudiantes d’on ne sait plus quelle Faculté discutent tranquillement des variations d’un graphique inscrit par une machine… reliée à des électrodes branchées sur le cœur ouvert d’une tortue posée sur le dos et dont les organes internes palpitants apparaissent au grand jour ! Scène parfaitement immonde et révoltante quand on la voit aujourd’hui... Une autre du même genre mais heureusement moins pénible et cette fois-ci involontairement (?) comique : l’héroïne exemplaire travaille, après ses études, dans un laboratoire de psychologie animale. Elle a pour patronne ou directrice de recherche une brave femme d’une cinquantaine d’années qui discute gravement des contradictions du relevé d’un électroencéphalogramme d’un… chat placé dans une cage vitrée avec des électrodes sur la tête. L’ancienne étudiante promue laborantine fait un ou deux gestes devant le chat qui suit ses mouvements et constate que la courbe graphique est modifiée instantanément. Comment dépenser inutilement l’argent des contribuables de 1966 : mode d’emploi rétrospectif… Mais on se demande si tout cela n’est pas au fond un détournement quasi situationniste quoique assez discret. Dans le cas contraire, on s’amusera de la naïveté d’un documentaire flirtant avec le populisme et qui n’aurait pas choqué dans l’U.R.S.S. de la même époque.

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31/01/2010 | Lien permanent

Dialogues sur l'achèvement des temps modernes de Jaime Semprun

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Semprun.JPGAcheter Dialogues sur l'achèvement des temps modernes sur Amazon.

Si les temps modernes sont achevés, il ne reste plus qu'à plier bagage, tirer sa révérence et quitter la scène sur laquelle l'homme européen voire occidental aura plus ou moins convenablement paradé. C'est ce que semble vouloir nous dire l'auteur de la si délicieusement ironique Défense et illustration de la novlangue française dans ce dialogue publié en 1993, s'inspirant de Brecht et mettant en scène deux personnages, Ziffel et Kalle, par le biais d'une postulation double : tout d'abord, il se pourrait bien que l'homme puisse «se perdre lui-même sans acquérir la conscience de cette perte» (1) et, ensuite (ou avant, c'est tout un à notre époque si confuse), il ne faut jamais oublier que, "pendant le désastre, la vente continue» (p. 59).
S'il n'y avait dans le texte de Jaime Semprun, comme nous le suggère cette dernière assertion, qu'une espèce d'annonce ou bien de redite de tant des truculentes critiques et des bons mots de Philippe Muray, nous nous dépêcherions de le faire connaître aux meilleurs représentants de l'espèce homo reactus, qui présente la notable particularité d'évoluer à reculons, qu'il s'agisse de Jacques de Guillebon ou de son jumeau monozygote Romaric Sangars ou encore d'Alain Finkielkraut et de Richard Millet, celui que, tous, nous savons être le dernier écrivain de race charolaise. Il y a heureusement plus, chez Semprun, qu'une assurance d'imbécile ou plutôt, moins, puisque ces Dialogues valent surtout par l'hésitation que nous y lisons, le doute même, peut-être et pourquoi pas l'exposition d'une position purement intenable ailleurs que dans un livre.
Hésitation sur la bonne catégorisation de pensée politique, donc de praxis : réaction ou conservation ? Ainsi, si l'auteur affirme que les réactionnaires ont proféré beaucoup «d'excellentes vérités sur la société moderne», car ils «étaient plus libres» de voir venir l'avenir «sans préjugés, et donc de le considérer lucidement une fois qu'il a été là» (p. 32), il faut toutefois noter qu'ils «réagissent bien peu, faute de savoir ce qu'ils pourraient bien sauver» (p. 34), alors qu'un problème existe apparemment du côté de la conservation «de ce qui auparavant était normal et sans phrases», puisque, fût-elle «remarquable», cette conservation rend «factice» (p. 42) tout ce qu'elle touche. Certes encore, le simple fait qu'Orwell puisse apparemment être classé dans les rangs des conservateurs semble ne pas poser de problème à l'auteur, qui écrit : «Orwell, voilà justement quelqu'un qui est un bon exemple de ce dont je parlais, du fait qu'au moment où les hommes se sont trouvés précipités dans un monde indéfendable, avoir quelque chose à défendre du passé condamné permettait de voir dans toute son horreur la nouveauté, l'effondrement historique en cours» (p. 46), mais il n'en reste pas moins qu'il serait faux de supposer un intérêt quelconque au fait de conserver pour conserver puisque, une fois encore, nous tomberions dans la facticité, le remède privilégié par notre époque consistant «à faire accéder n'importe qui à une reconstitution truquée de ce dont a disparu la version authentique» (p. 59). Ailleurs, la subversion elle-même est reconnue comme l'un des plus hauts degrés du mensonge, lorsqu'elle est l'apanage de «chanteurs subversifs en quête de subventions étatiques» ou bien d'artistes prétendument maudits qui revendiquent une «couverture sociale» (p. 96). Muray, une fois encore, n'est pas loin et, avec lui, l'habituel cortège inculte des lecteurs de L'Incorrect ou de Valeurs actuelles, une proximité avec les veaux et les ânes à réaction qui eût je pense tétanisé Jaime Semprun !
La position conservatrice que nous avons évoquée est encore illustrée par la très belle parabole du «sage hassid» exposée par Ziffel à la page 66 du livre, exemple même d'une déchéance inéluctable de la parole de foi au travers des âges sans foi ni même loi, faute d'un auditoire suffisant ou même simplement intéressé par le fait de l'écouter et, donc, de la recevoir.
La position réactionnaire, à son tour, présente des désavantages, surtout lorsqu'elle semble être incarnée, aux yeux de Jaime Semprun, par Karl Kraus, un homme dont on a dit qu'il ne s'intéressait «à rien qui [eût pu] affaiblir sa colère», ce qui est juste, du moins en partie, mais (ce qui est absolument faux pour le coup) occasion pour l'auteur de proférer une ineptie totale, ce qui ma foi est fort rare sous sa plume, à l'égard du furieux polémiste autrichien (cf. p. 62). Ailleurs et par l'entremise de Ziffel, Semprun note que l'on peut «fort bien s'opposer à la désolation sans pour autant se sentir obligé de revendiquer un sol et une patrie, ou vouloir restaurer une tradition quelconque» (p. 77). Avouons qu'une telle réserve nous paraît de pure forme, car je ne vois guère comment il nous serait possible, d'un strict point de vue pratique, de repartir d'un zéro absolu, sans désirer invoquer ce qui a existé avant, avant la catastrophe, et qui pourra servir de socle, aussi friable qu'on le voudra ou bien craindra. Même le si poignant roman intitulé La Route de Cormac McCarthy, l'un des textes qui à notre connaissance pousse le plus loin la possibilité d'une fondation ô combien fragile abandonnant le passé à l'engloutissement, refuse de sombrer dans le puits sans fond d'une abolition totale de l'humanité et, surtout, de ce qu'elle a été.
Ni la conservation ni la réaction ne semblent finalement trouver grâce devant Jaime Semprun qui évoque une troisième option, plus radicale, puisqu'elle consiste à faire table rase de toutes choses et, d'abord, de notre société entièrement corrompue qui, d'ailleurs, n'a pas besoin que l'on précipite sa chute puisqu'elle s'écroule sous nos yeux : laissons-la «s'effondrer, et faisons l'inventaire des outils qui seront nécessaires pour reconstruire le monde» (p. 72). Nous constatons que la position de Jaime Semprun n'est point totalement nihiliste ou, si elle l'est, elle ne l'est qu'imparfaitement, un temps du moins, pour faire la part du feu en somme puisque, une fois survenu l'effondrement, il faudra bien se mettre à reconstruire, quelles que soient les modalités de cette reconstruction (il en existe des centaines, comme j'ai pu l'évoquer dans cette série consacrée à des textes post-apocalyptiques), en gardant toutefois à l'esprit la réserve que nous avons mentionnée plus haut et qui, selon nous, ne risque certainement pas de faciliter une hypothétique reconstruction.
Par ailleurs, rien ne semble vraiment fixé, du moins dans cet ouvrage, car Jaime Semprun ne manque pas de vanter les vertus d'une attitude conservatrice, l'auteur se demandant par exemple s'il ne convient pas «qu'aux époques les plus troublées se creuse ainsi malgré eux la solitude de quelques êtres, dont le rôle est d'éviter que périsse ce qui ne doit subsister passablement que dans un coin de serre, pour trouver beaucoup plus tard sa place au centre du nouvel ordre» (p. 139). Quelques pages avant cet extrait, Jaime Semprun nous semble même aller jusqu'à adopter une posture réactionnaire, quel comble pour lui !, lorsqu'il évoque ce que nous pourrions appeler, sur les brisées d'un Joseph de Maistre, l'universelle analogie : «La certitude que le monde est un, et multiples, entre ses plans, les correspondances, a par le passé animé des emprises diverses dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles font plutôt bonne figure face à celles qui, niant cela, ont effectivement mis le monde en pièces, comme pour justifier leur aveuglement» (p. 125).
Ni conservateur ni réactionnaire, même s'il est difficile de trouver une voie qui se contenterait subtilement de longer la crête d'une espèce de nihilisme que nous pourrions qualifier, après d'autres, de passif, Jaime Semprun semble naviguer à vue dans ces Dialogues, oscillant commodément, par le biais de ses deux protagonistes, entre une position attentiste ou au contraire désireuse que l'abîme, en quelque sorte, ne se repeuple pas, mais, à l'occasion, ne dédaignant pas le fait de prôner les vertus de l'action, à tout le moins une certaine simplicité qui n'aurait pas besoin de se griser de grands mots ni de grandes théories, comme, ici, par la bouche de Kalle : «Vous l'avez dit l'autre jour, ceux dont les idées sonnent juste sont ceux qui ne s'affranchissent pas en pensée des limites qu'ils rencontrent dans la réalité» (p. 140). Ce sont peut-être ces limites bien réelles qui ont obligé Jaime Semprun à tenter un dangereux numéro d'équilibriste.

Note
(1) Jaime Semprun, Dialogues sur l'achèvement des temps modernes (Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1993), p. 134.

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16/07/2019 | Lien permanent

Revue de presse de La Littérature à contre-nuit aux éditions Sulliver

Crédits photographiques : Stringer (Reuters).
Les première et quatrième de couverture ici.


Revue de presse

Paméla Ramos, Juan Asensio, Antonin Artaud et autres héros au culte impossible [texte supprimé].
Cécile Balavoine, Le mal pris au mot pour le site Nonfiction.fr.
Jean-Luc Evard, Spectres et trous noirs, article publié sur Stalker.
Stéphane Partiot, Masques du Mal, Face de Dieu pour la revue électronique Polaire [site supprimé].
Dominique Autié, La littérature et le Mal. Ma réponse. Je signale que Dominique et moi-même avions mené un entretien sur la réédition de mon livre, ici.
Axelle Felgine sur le site Le-Mort-qui-Trompe [qui n'existe plus].
Laurent Mabire sur son blog, Iaboc [qui n'existe plus]. Ce texte a ensuite paru (sous le titre Leçon de ténèbres) dans le n°34, été 2006, de la revue Liberté politique dirigée par Philippe de Saint-Germain.
Marc Alpozzo, Juan Asensio : le sens du mal, critique ayant d'abord paru sur le site E-Torpedo avant d'être reprise sur son blog [et supprimée depuis].
Pierre-Antoine Rey dit Cormary, La littérature sera pentecôtiste ou ne sera pas, pseudo-article paru dans Le journal de la culture n°14 avant d'être repris sur le blog de ce pitoyable lecteur. Ma réponse [laquelle contient la critique de Rey, supprimée sur son propre blog].
Joseph Vebret, Le journal de la culture n°14, mai/juin 2005 (extrait) : «Un mot, un seul, me fit réagir à la lecture difficile mais éclairante de l’imposant livre de Juan Asensio, La Littérature à contre-nuit (Éditions A Contrario), qui tente, et y parvient, d’identifier et de dénouer les liens complexes qui unissent le démoniaque à la littérature, insistant sur le «cancer que représente le Mal rongeant le langage», celui-ci étant suffisamment rusé comme Baudelaire en avait révélé de si belle façon le paradoxe et pervers pour parvenir à nous faire croire qu’il n’existe pas. Une simple note en bas de page [...]».
Olivier Noël, dans une critique parue sur son blog (datée du 6 décembre 2005) consacrée à Cosmos Incorporated de Maurice G. Dantec, écrit : «Dans La Littérature à contre-nuit, le recueil de textes critiques de Juan Asensio, figure un passage intitulé «de la littérature considérée comme un trou noir» où il est opportunément rappelé que cette singularité fut aussi désignée par Nerval comme l’œil de Dieu. «[N]ous mettons en rapport la négativité d’un espace aboli, celle d’un astre inversé ou retourné, et l’apparition, au sein d’une écriture romanesque, d’un vide qui la creusera jusqu’à son amuïssement final.» D’amuïssement, il ne saurait être question dans Cosmos Incorporated puisque la parole – contre-verbe – y est déjà vaincue. On saisit quel abîme sépare irrémédiablement le roman de Maurice G. Dantec et le chef-d’œuvre de Georges Bernanos, Monsieur Ouine, dont Juan Asensio, qui lui consacre les plus belles pages de son livre, écrit à juste titre qu’il est une révélation, ce que Cosmos Incorporated, à trop vouloir tutoyer les dieux, ne parvient jamais à être».
Lucien Suel, note de lecture publiée dans la Zone, intitulée Dans la gorge de l'ombre.
Pol Vandromme pour Valeurs actuelles, n°3580, du 8 au 14 juillet 2005, article repris dans Le Bulletin célinien n°269, novembre 2005 : «Un auteur, Juan Asensio, a la coquetterie de s'adapter à la mode (il utilise les techniques les plus modernes) pour mieux narguer le conformisme. Son blog dérange au point d'inquiéter et d'éveiller de vilains soupçons : le prêt-à-penser et le prêt-à-écrire l'ont mis sous surveillance. Ce n'est pas encore un maudit; c'est déjà un rebelle en voie de marginalisation. La littérature, la vraie, se reconnaît aux œuvres exemplaires qui réprouvent la règle commune et confusionniste selon laquelle «n'importe quelle bluette consensuelle et marchande a la profondeur de L'Enfer de Dante ou la dimension tragique de l'œuvre de Dostoïevski». Juan Asensio, indisposé par le bavardage frivole, la clarté factice, la prose sans dessous, se réclame d'un courage de hardiesse sur un ton tranchant et parfois oraculaire. Avec lui, en compagnie de Dominique de Roux, de Gadenne, de Péguy, de Bernanos (les pages qu'il lui consacre autour de Monsieur Ouine constituent le point culminant du livre), l'analyse inflexible de la grande critique et le style éclatant de la grande polémique sont de retour parmi nous».
Michel Crépu pour La Revue des deux mondes, numéro du mois de septembre 2005 : «Il se trouve encore des lecteurs pour se confronter avec les œuvres, des lecteurs pour savoir que la littérature n'est pas seulement une affaire de classes et de prix littéraires. Juan Asensio est de ceux-là. Les lecteurs de la Revue des Deux mondes se souviennent de l'étonnante étude qu'il avait consacrée au roman Villa Vortex de Maurice Dantec : il y faisait montre d'un sens de la vision qu'on retrouve ici, dans un volume d'études réunies autour de quelques écrivains majeurs [...]. Ce qu'il y a de commun entre ces auteurs si différents les uns des autres ? Peut-être ceci, qui est capital : faire sentir que la littérature a partie liée avec un drame métaphysique propre à l'Occident nihiliste où nous sommes désormais; donner à lire ce clandestin où la théologie joue moins comme une référence que comme une dimension irréductible, la part de transcendance sauvage. Une certaine culture littéraire française s'effarouche de tels propos, leur préférant un paysage plus neutre, paisible et rationnel. C'est oublier que nous avons Léon Bloy dans la bibliothèque, et Bernanos et aussi Bataille... Tous gens de ténèbres [...]. Juan Asensio s'inscrit tout à fait dans cette filiation peu faite pour les âmes sensibles, impatient d'y faire entendre la grande voix de la littérature, désespérant d'une époque médiocre, éteinte. [...] Lire Conrad à travers Maistre, mettre en relation Les Soirées de Saint-Pétersbourg avec Au cœur des ténèbres, ce n'est pas seulement manier une analogie de surface, c'est chercher au contraire comment ces œuvres révèlent la question essentielle qui hante ce livre : qu'en est-il du langage, qu'en est-il de la parole dans un monde où tout concourt à sa disparition, où l'imposture elle-même est promue comme vérité, où l'on félicite les imposteurs ? De s'engager sur un tel chemin vaudra sans nul doute à l'auteur bien des désagréments et beaucoup d'indifférence. Lui-même semble mettre un point d'honneur à aggraver son cas en multipliant l'invective, quand une légère pointe suffirait à embarrasser l'adversaire. Peu importe, il s'agit là [...] d'une équipée vitale. S'en détourner, c'est se mentir à soi-même, renoncer à l'essentiel. En ce sens, Juan Asensio est le digne élève de ces maîtres».
Le Vif L'Express, week-end du 22 avril 2005, compte rendu signé par M.E.B.
Alain Santacreu pour Contrelittérature, n°16, été 2005, dans un article intitulé La traversée du trou noir dont voici quelques lignes : «Il est important de surprendre l’angle sous lequel Juan Asensio voudrait que l’on considérât son livre et pour cela on commencera par lire son «avant-propos». Que faut-il entendre par ce titre : La Littérature à contre-nuit ? Il y a là toute la méthode de son herméneutique : lire comme on grave, selon la technique baroque dite «à contre-nuit». Le lecteur éclairé, le critique authentique, sera donc graveur à la «manière noire», autre nom de ce procédé qui consiste à noircir entièrement une plaque de cuivre avant de la graver : «J’avance péniblement dans l’extraordinaire complexité des œuvres que j’évoque, grattant patiemment, à mon tour, le noir de la plaque de cuivre pour en faire apparaître quelques traits», dira l’auteur, évoquant cette métaphore de la littérature à contre-nuit (p. 24).
Cette pratique de la lecture métaphorise un procédé contraire à celui de la gravure traditionnelle. Dans cette dernière, la pointe opère à la façon du crayon noir sur le papier blanc tandis que, dans la «manière noire», le grattoir produit l’effet d’un crayon blanc sur du papier noir. En filant la métaphore, on pourrait donc considérer l’ouvrage de Juan Asensio comme une plaque de cuivre que le critique-graveur aurait d’abord fendillée jusqu’à obtenir le noir le plus noir, pour approcher ensuite – en relissant au grattoir les lamelles métalliques – le blanc absolu. Les trois chapitres du livre correspondraient ainsi aux stations opératoires d’une herméneutique existentielle.»
Une lettre de Sarah Vajda.

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31/07/2007 | Lien permanent

Intégralité de l'entretien avec Marc Alpozzo : les larmes du Stalker

Crédits photographiques : Photo and caption by Lorenzo Menendez (Nature/National Geographic Photo Contest).
Marc AlpozzoCe qui frappe d’emblée en lisant votre troisième ouvrage (1), c’est la facilité par laquelle on y entre en comparaison avec le deuxième (2). Doit-on y voir, dans cette autre forme de votre travail critique, l’aveu même que vous cherchez un plus grand public ? Ne pensez-vous pas que votre critique de la littérature bavarde puisse sensibiliser, au-delà d’un public d’initiés et déjà convaincus, dans la mesure où l’on voit l’art aujourd’hui franchir sans aucun complexe la frontière du divertissement pur pour s’y installer au mépris de ses règles académiques ?Juan AsensioJe réponds à votre dernière question, très clairement : non. Je me moque de toucher ce que vous appelez le «grand public», chimère médiatique qui ne correspond pas à grand-chose, si ce n’est, peut-être, à quelque entité acéphale assez étrange lisant (sans même les comprendre, donc !) les livres d’Anna Gavalda et de Marc Levy. Le jour où je verrai, dans une rame de métro, un Parisien en train de lire mon troisième ouvrage (qui n’est facile que comparé au deuxième…), c’est que je serai probablement descendu au niveau d’un journalisme uniquement capable d’habiller les dépêches de l’AFP, elles-mêmes trop souvent écrites dans une langue simplifiée, bientôt proche du novlangue d’Orwell. Précision supplémentaire : pas davantage que gros vendeur, je ne me rêve autorité académique, nouveau Barthes ou Genette, ce dernier vivant très confortablement des piles de livres que les classes préparatoires et les Universités commandent à ses éditeurs. Je ne vis pas de ce que j’écris et, ma foi, c’est une situation dont je m’accommode parfaitement, ne serait-ce que si l’on considère la liberté de ton qu’elle m’offre. Je m’adresse à des hommes libres, du moins j’en fais le pari : les hommes libres ne se trouvent point, disons, plus prudemment, peu, dans les salles de cours, et de moins en moins souvent dans les salles de rédaction des principaux quotidiens.Marc AlpozzoCette question de la perversion de l’art, vous la traitez d’ailleurs dans votre Critique meurt jeune (3). Vous visez par votre critique l’art contemporain que vous dénoncez en des termes sans appels: «Nous considérons comme une évidence absolue la nullité de l’art contemporain dans la presque totalité de sa production picturale.» Vous justifiez cette formule en refusant à l’art de passer d’un matériau noble à un matériau plus pauvre, plus anodin, dont la mesquinerie ne l’empêche plus d’être représenté. Est-ce la position réactionnaire d’un conservateur, ou cherchez-vous derrière cette «terrible» critique, à rappeler à l’ordre une production artistique et littéraire actuelle au fond assez peu imaginative, créative, se contentant d’une posture plus qu’autre chose ? Juan AsensioJe ne rappelle personne à l’ordre, n’ayant pas l’instinct corporatiste d’un mouchard comme Daniel Lindenberg et, plus largement, de tous ces pétitionnaires qui entendent le claquement des bottes nazies dès qu’une mouche brune plutôt que verte s’avise de tomber dans leur soupe de vermicelles. Dans l’expression que vous citez, ce qui compte, c’est le membre de phrase suivant : «dans la presque totalité de sa production picturale». Je ne fais donc référence qu’à un domaine que je connais assez bien et je n’affirme nullement que l’art contemporain est, par essence, nul, ce qui serait un mensonge, doublé d’une idiotie. Seule m’inquiète la disproportion, constatée par beaucoup d’auteurs comme Jean Clair ou Jean-Philippe Domecq (sans parler de Philippe Muray), entre le bavardage fait autour des œuvres (lequel est érigé en unique valeur sépulcrale ou, permettez-moi ce néologisme digne d’un petit Derrida, spectraculaire de l’art), et la valeur intrinsèque de ces dernières. Julien Gracq au tout début des années cinquante évoquait dans sa Littérature à l’estomac ce bavardage incessant qui entourant les livres, prenait quasiment leur place.Je ne stigmatise absolument pas le fait que l’art soit passé d’un matériau noble à un autre, vil, mais où êtes-vous donc allé pêcher pareil créature d’eau trouble ? L’art choisit le matériau qu’il veut et quelques-unes de ses merveilles ont été peintes à même la roche, il y a plusieurs dizaines de milliers d’années. Je ne sais pas si, lorsque nos artistes seront capables de peindre sur un mur de photons, ils seront beaucoup plus avancés, en matière d’art, que leurs ancêtres préhistoriques.Marc AlpozzoVous reprochez à l’art contemporain d’être sans œuvres d’art, sans paroles. Vous êtes un intellectuel qui vomit cette époque de vacarmes, de bavardages, de désenchantement (4). N’avez-vous pas ce sentiment que l’art contemporain lui-même, en mettant à mort le choix strict des supports, accordant à l’artiste tous les supports possibles de la poussière aux excréments, en passant par la vaisselle, les pots de chambre, les poubelles, l’électricité etc. dénonce, de la même manière, ce désenchantement, qu’il est une critique, finalement, bien plus acerbe, bien plus puissante que la vôtre, de notre époque ? Le décodage nécessaires aux œuvres contemporaines transforme le regardeur en artiste. En refusant cette nouvelle donne, n’avez-vous pas l’impression de faire partie de cette école qui ne voudrait point se servir de l’électricité, lui préférant la lampe à pétrole ?Juan AsensioEncore une fois, vous m’avez mal lu : l’art contemporain a bien produit des œuvres dignes de ce nom, mais en une quantité toutefois assez faible, ce qui est peut-être me rétorquerez-vous, une des marques d’un art exigeant. Certes. Ce qui me choque énormément, c’est plutôt la publicité faite autour d’insignifiances, comme celles de Daniel Buren. Je ne vomis absolument rien du tout, surtout pas une époque dans laquelle je vis : si j’étais laborantin, peut-être pourrais-je m’observer en me réifiant, au travers de l’optique puissante d’un microscope, comme une bizarre créature toute différente de l’homme que je suis. Cette idée serait moins un vœu pieu qu’une absurdité, digne d’un baron de Münchhausen qui lui-même s’attrape par le collet pour s’extirper d’un danger. Vous avez peut-être remarqué que j’ai créé un blog il y a maintenant près de quatre années. Si je vomissais l’électricité, croyez-vous que je m’amuserais à utiliser comme je le fais, c’est-à-dire en y consacrant beaucoup de temps, l’Internet ? Je vous conseille de méditer la phrase de Nicolás Gómez Dávila: «Mais si le réactionnaire n’a aucun pouvoir à notre époque, sa condition l’oblige à témoigner de son écœurement. La liberté, pour le réactionnaire, est soumission à un commandement» (5). Témoigner, c’est bien ce que je fais, parmi, bien sûr, une multitude d’autres voix. Et ce témoignage n’implique, de ma part, aucun courage : je le fais parce que je dois le faire, et c’est dans ce lien que je trouve ma liberté.Que l’art contemporain soit une mise en abyme de l’art ou, si vous y tenez, une critique, est une vieille lune qui a sacrément pâli depuis les amusements de Duchamp. Je veux bien qu’un urinoir trônant au beau milieu d’une salle de musée soit un acte absolument courageux de radicalité révolutionnaire, mais une batterie d’urinoirs, un art transformé tout entier en appareils warholisés évacuant ou recyclant la merde elle-même enchâssée, c’est à la longue, comment dirais-je, un peu répétitif et lassant, ne trouvez-vous pas ? Les œuvres les plus révolutionnaires, en art comme en littérature, sont du reste, à mon sens, celles qui s’inscrivent dans une continuité symbolique : n’avez-vous donc pas remarqué que les romanciers les plus extrêmes si je puis dire, Faulkner, Joyce, Kafka, Canetti ou Broch, sont également ceux qui, de la littérature qui les a précédés, ont une connaissance remarquable et manifestent à la fois une humilité extraordinaire et la volonté, comme le rappelait l’excellent critique anglo-saxon Harold Bloom, de ruiner les vérités sacrées ? Nous sommes bien loin, avec ces romanciers qui ont écrit plutôt que théorisé ce qu’ils écrivaient, des impuissants cacographes qui se réclamèrent du Nouveau Roman. Un artiste digne de ce nom est un esprit pétri de culture. Au lieu que nos petits actionnistes parisiens, s’amusant à découper des cochons vivants tout en éructant des prières à la vierge, sont, avant tout : des crétins dénués de la moindre culture, ensuite de faux artistes et de réels imposteurs dont la volonté de détruire l’univers est comparable à celle d’un papillon folâtrant sous un ciel bleu de printemps.J’employais plus haut, à dessein, le terme «symbolique». Jean Clair (6) , à qui nul ne reprochera d’évoquer un sujet qu’il ne maîtrise pas, déclare sans ambages : «quand l’ordre du symbolique, qui marque le contrôle du signifiant et l’imposition de la figure paternelle, est aboli, la liberté de faire n’importe quoi est complaisamment revendiquée. C’est parce que nous n’accordons plus aucune importance au sens, à la valeur, aux pouvoirs et aux dangers des images que nous laissons à l’œuvre d’art la licence d’être insignifiante. La pseudo-liberté d’expression de l’art moderne, l’audace de ses sujets, l’autonomie présumée des formes qui la composent ne sont jamais que les déchets d’une fonction qui n’est plus discernable.»Marc AlpozzoVotre critique de l’art contemporain repose en grande partie sur la fausseté du langage, parole incapable de commenter, que vous accusez de vulgarité et de bassesse. Vous voulez en finir avec le mensonge, le bavardage parisien, la grande «parlouze», pour retrouver le langage rédimé, le silence qui est, vous dites, une autre forme de prière. Mais n’est-ce pas un refus de votre part d’accepter que l’art ne pourra plus être semblable à celui d’hier ou d’avant-hier ? Vous qui reprenez le film de Tarkovski, Stalker, cette parabole pour la fin des temps, pourquoi n’accepteriez-vous pas de voir dans ce passage du Beau à l’Idée une autre forme de dénonciation de cette fin des temps ? L’homme incapable de remonter à l’émotion du sensible, coupé du monde par la technique, la science et les formules mathématiques, voire économiques ? On a cet étrange sentiment que, à l’instar du professeur dans le film de Tarkovski, vous cherchez à détruire l’endroit.Juan AsensioErreur. Pourquoi vouloir détruire notre dernière chance de beauté ? Si je devais m’identifier à un personnage du chef-d’œuvre de Tarkovski, ce serait peut-être à l’écrivain, désabusé et cynique mais désireux finalement qu’on lui prouve que le surnaturel existe, voire au stalker lui-même, qui n’est autre qu’un passeur. Je ne vois vraiment pas ce que vous voulez dire en évoquant ce passage du Beau à l’Idée : d’abord, je n’accorde de majuscule qu’à un seul mot, Dieu et je vous fais remarquer que le Beau et l’Idéal restent, à mon sens, indissociables, comme l’évoque un magnifique conte d’Hawthorne intitulé L’Artiste du Beau. Ensuite, je suis bien évidemment, en tant que «réactionnaire authentique», un affamé de beauté, et cela où qu’elle se trouve, y compris bien sûr, puisque je ne la cherche pas dans quelque ailleurs éthéré, y compris donc (c’est décidément chez vous une idée fixe) dans le monde qui m’entoure et qui est, je vous le répète, le mien. Je ne cherche donc pas à détruire la Zone ou, plus exactement, la mystérieuse Chambre des miracles, mais au contraire à y faire pénétrer ceux qui auront décidé, à leurs risques et périls, de le faire. Un passeur vous disais-je, un cicérone ou, pour réemployer une métaphore utilisée par Carlo Ossola, un lanternarius (7) .Stalker n’est absolument pas une parabole pour les temps de la fin : je la comprends et elle doit d’ailleurs être comprise selon Tarkosvki lui-même comme une méditation ayant bien évidemment valeur séminale pour notre époque. C’est la définition même de l’art : une façon, non obvie à la différence de la parabole dont le sens est toujours clair, de lire une époque, aussi trouble soit-elle. C’est curieux mais j’ai l’impression que, davantage que je ne le suis, vous paraissez obsédé par l’Apocalypse…Marc AlpozzoJe reviens sur cette idée de destruction qui semble vous hanter. Votre prose est souvent polémique, imprécatoire, par moment violente contre l’époque et ses idoles. Vous critiquez les œuvres récentes de trois auteurs contemporains, Maurice G. Dantec, Éric Bénier-Brückiel, Marc-Édouard Nabe, sans manquer de souligner toutefois l’échec monumental du roman que vous commentez, excepté peut-être celui de Nabe, Alain Zannini que vous sauvez in extremis. Je ne sais pas si j’extrapole mais n’est-ce pas l’aveu de votre part que l’époque est incapable de produire une œuvre infinie, transcendante et intemporelle ? Au fond, n’avez-vous pas le sentiment d’être, par votre regard critique sur la production moderne, dans la posture de l’homme révolté d’Albert Camus dont Léon Bloy dira qu’il «pleure son idéal saccagé», que vous citez d’ailleurs dans La Littérature à contre-nuit (8) ?Juan AsensioJe ne vois pas bien comment Léon Bloy peut dire quoi que ce soit d’un type analysé par Camus. Passons, je vous taquine. Je suis d’accord avec la fin de votre question (un révolté, oui) et absolument en désaccord avec son début. Voyons, aucune époque n’a prétendu produire une œuvre, je vous cite, «infinie, transcendante et intemporelle» pour la bonne et simple raison que l’art est fini, immanent et temporel. Son mystère, partant justement de l’humilité absolue de son extraction, est qu’il parvient à rejoindre une sphère qui le dépasse… Non, qui l’accomplit plutôt, qui assume, récapitule, encharne si je puis dire (voir les beaux livres de Leupin, Weidlé et les textes, non traduits en français, de Lorentzatos, dont le plus célèbre a pour titre éloquent Le centre perdu) son humilité. L’art est ainsi, à mes yeux, christique : il ne maudit pas la matière, il ne maudit pas la chair, il affirme qu’ils sont chair, matière et esprit. L’art assume la matière et la chair.Bien sûr, si vous voulez dire que l’art contemporain confond la matière et la chair qu’il transforme en viande, dans ce cas, oui, je suis d’accord avec vous : il manque d’ambition, tout simplement. Il croit produire ce que Joyce appelait une épiphanie et, dans le meilleur des cas, il ne provoque qu’une émotion érigée en parangon des sens et de l’esprit, malgré tout le bavardage pseudo-intellectuel qui salue ses très maigres résultats.Marc AlpozzoÉcrivant à propos de Villa vortex de Dantec et Alain Zannini de Nabe, vous n’hésitez pas à dire que ces deux romans sont monstrueux car «ils traitent de l’unique question absolument méprisée par nos écrivains qui refusent de sonder le cœur secret de leur art» (9), à savoir le langage, qu’il faut sauver d’une littérature en putréfaction et encore trop bavarde. Quelle est selon vous la conséquence immédiate de cette perte du langage ? Est-ce que, à l’instar d’un Heidegger par exemple, vous y voyez une perte de la recherche de l’être ? Juan AsensioIncontestablement. Selon Pierre Boutang, les critiques ne servent à rien, hormis, ce qui est absolument énorme et d’une portée tout de même plus noble que les bluettes de Gérard Genette, à «maintenir le sens et la fonction religieuse du langage» (10). Ce que je cherche en lisant un roman, c’est le visage de Dieu et ma foi, quelle que soit l’outrance du maquillage, j’ai toujours réussi à déceler, sous le masque grotesque, une face rayonnante de beauté. Sur Dantec et Nabe, je crois n’avoir pas une ligne à ajouter à celles que j’ai écrites à propos des deux romans que vous évoquez, Villa Vortex et Alain Zannini. Ce n’est pas de la prétention, c’est un simple constat : Dantec, par exemple, ne nous raconte à peu près plus rien d’intéressant depuis Villa Vortex. Il se répète, répétition aggravée par le fait que son rythme de publication me semble draconien. Pour exténuer un écrivain et, finalement, le ridiculiser, on ne s’y prendrait pas mieux.Quoi qu’il en soit, la conséquence immédiate du manquement que vous évoquez n’est point une nouveauté : elle réside dans le fait, pour les puissants, de parvenir à manier les foules dont les émotions simples ont été décrites une fois pour toutes par Gustave Le Bon. Il semblerait aujourd’hui que le pouvoir lui-même ou plutôt, maintenant, la sphère du politico-médiatique, ne soit plus en mesure de résister à la force centrifuge de cette toupie devenue folle évoquée par Chesterton puis Bernanos : plus aucun domaine ne semble devoir donc échapper à l’emprise tentaculaire de ce qu’Armand Robin, dans un livre que je ne me lasse pas de relire, appelait la «fausse parole». Marc AlpozzoContinuons avec Dantec et Nabe. Vous les considérez comme les deux derniers écrivains qui ont ressenti «la nécessité irrécusable de venir au secours de l’écriture» (11). Question naïve : les considérez-vous comme les deux derniers grands écrivains d’une époque littéraire révolue ? Pensez-vous qu’après ces deux écrivains, d’ailleurs controversés et bannis par le système, la littérature française aura rendu son dernier souffle ? Et d’ailleurs, pourriez-vous vous expliquer ce bannissement, presque aussi violent que celui qui touche encore aujourd’hui Joseph de Maistre, Léon Daudet, ou Drieu La Rochelle ?Juan AsensioJe serai bref : je ne considère absolument pas Nabe et Dantec comme deux écrivains de génie, je ne l’ai d’ailleurs jamais écrit, pas même comme les derniers représentants d’une «époque littéraire révolue». Quelle époque littéraire d’ailleurs ? Celle des Mauriac, Bernanos, Claudel ou Green ? Allons allons, il y avait quelque sens, avec de pareils écrivains (et d’autres comme Malraux et même Camus) à parler d’époque mais avec Dantec et Nabe ? Écrivains de talent, sans doute, encore que les romans de Dantec deviennent de plus en plus commerciaux, donc franchement mauvais je vous l’ai dit. D’une façon purement formelle, et malgré d’évidentes fulgurances dans leurs livres, ce ne sont guère des stylistes si on les compare à un Dupré ou même à un Gracq. Soyons clairs : les ouvrages de Dantec ne m’intéressent et ne m’ont toujours intéressé que comme vecteurs. Quelque chose cherche à se dire dans ses meilleurs romans, une fusion entre la science-fiction et la littérature chrétienne qui pour le moment ne s’opère que fort maladroitement, si tant est qu’elle se réalise un jour… Que valent un Dantec et un Nabe si on compare leurs ouvrages, y compris les meilleurs, à ceux d’un Cormac McCarthy, d’un László Krasznahorkai ? Pas grand-chose, peut-être même rien du tout. Dantec, qui est un humble véritable, ne vous dira d’ailleurs pas le contraire

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25/08/2008 | Lien permanent

La crise de la littérature française et la nullitologie horizontale, 2 : la déshumanisation de l'art romanesque

Crédits photographiques : Charles Rex Arbogast (AP Photo).
«In hac Verbi copulaStupet omni regulaVerbum caro factum est.»«Dans la copule de ce VerbeToute règle est frappée d'inanité :Le Verbe a été fait chair.»Alain de Lille, Rythmus de Incarnatione Christi (in L'homme devant Dieu,Mélanges de Lubac, Aubier, 1964, pp. 126-128, traduction d'Alexandre Leupin).Le roman français exsude un parfum de charnier : il est rempli de corps en décomposition que quelques habiles embaumeurs maquillent avec les couleurs de la vie. Beigbeder, Meyronnis, Haenel, Sollers, Binet, Ezine, Claro, Enard, Gaudé, ces noms et tant d'autres ne sont plus portés par des écrivains français. Ils ne sont peut-être même plus portés par des hommes vivants.Proposition non pas contraire mais strictement équivalente à la précédente, notre époque est celle, pour le roman français, de sa plus parfaite déshumanisation, parce qu'elle n'a été voulue par personne, parce qu'elle n'a été portée en étendard par nul chef de file d'une école esthétique proclamant le refus de la chair et du monde, exaltant, une fois encore, le refuge dans l'art pur, l'art qui oublie le visage de l'homme pour lui préférer le masque des abstractions.Après la dévitalisation de la langue française considérée comme un organisme vivant malade, sa désincarnation. Ces deux mouvements sont bien évidemment liés puisque, en perdant sa capacité d'évocation et en se figeant dans l'immobilité de la redite bavarde, la langue ne circule plus dans l'organisme, ne l'informe plus, ne saisit pas le monde pour l'homme qui en célébrera la beauté et le mystère.Avec l'étiolement de la capacité d'admiration de l'homme (puisque, dit le grand poète, elles sont dans l'exultation, les voix de l'homme), la beauté se referme, s'enclot dans la tristesse et le mutisme selon Walter Benjamin, et l'homme se meurt, il traîne derrière lui son désespoir ridicule, qu'il ne prétend même plus chanter comme le faisait, au moins, le Vieux Marin de Coleridge. Un mourant n'a que faire de l'art, et un homme sans parole parce qu'il en prononce trop se moque d'écrire des romans ayant une voix, cherchant leur voie dans l'exultation. Le romancier contemporain n'est qu'un ventriloque mais, s'il est honnête, ce qui est finalement rare, il sait qu'il n'est, au mieux, qu'un commis ou, mieux, un vicaire.Le romancier médiocre attend le grand romancier et, n'osant s'avouer la nature de son attente, il trompe son ennui en écrivant de mauvais romans et en consumant sa colère de n'être que cela, un nain en lieu et place d'un grand.Il sera, du moins espérons-le, balayé par le grand, qui ne prendra même pas le soin de se faire baptiser par son prédécesseur.Le salut ne nous sera pas donné pour autant, mais simplement indiqué et, de nouveau, attendu. Qui oserait prétendre que le grand romancier pourrait faire autre chose qu'être, à son tour, une vigie ? Le salut n'appartient assurément pas au domaine de l'art que ce dernier, lorsqu'il tente de se hausser à une transparence d'icône, lorsqu'il oublie de bavarder pour créer et recréer un monde, ne peut qu'espérer, figurer maladroitement dans ses plus hautes tentatives.Cette figuration serait cependant, pour nous, une bouffée d'oxygène, parce qu'elle retrouverait, en même temps que le sens de la grandeur, la volonté de redonner quelque consistance à des romans qui, littéralement, ne se tiennent plus.Le salut viendrait-il, ainsi, d'une réincarnation du roman, proposition qui s'érigerait contre la thèse, remarquable, extrême, du grand médiéviste Alexandre Leupin ? Nous retrouverons cette question à la fin de notre texte.Pour le moment, plongeons dans le rêve de l'homme qui fixe, sans s'intéresser à leurs mouvements et à leurs discussions, les figures humaines qui l'entourent dans ce café où il est entré lire un livre dont nous ne voyons pas la couverture.Il a posé ce livre lorsqu'il a salué, d'une poignée de main, l'homme avec lequel il a ensuite discuté un temps, Jean-Philippe Domecq, un nom qui a fait trembler et continue de faire trembler beaucoup de nains et de mégères.Le vacarme du Zimmer se referme sur lui comme s'il était tout à coup plongé dans la profondeur d'une eau de plus en plus noire. Il s'enfonce dans une nouvelle songerie.Chutant comme le dormeur d'Aloysius Bertrand de mauvais rêve en mauvais rêve, poursuivant ma bizarre rêverie sur les possibles raisons d'une crise de la littérature française contemporaine (surtout, je l'ai dit, dans ses productions romanesques, les seules que je connaisse bien), il m'a semblé que le texte de José Ortega y Gasset intitulé La déshumanisation de l'art (1), pourtant publié en 1925 (dans la Revista de Occidente), pouvait ouvrir quelque jour dans l'épaisse muraille de livres médiocres derrière laquelle se cache, peut-être, le Minotaure que j'attends sans relâche depuis des années : un auteur français non point de talent (il y en a beaucoup, fort heureusement) mais de génie, un romancier de race dont l'intelligence et la puissance d'écriture pourraient être réellement comparées à celles d'un Conrad, d'un Balzac, d'un Faulkner, d'un Proust, d'un Broch ou d'un Musil, d'un Penn Warren, d'un Gadenne, d'un McCarthy ou d'un Bolaño.Ce Minotaure, le monstre du romanesque selon Bergamin, existe sans doute mais il reste invisible, car je n'ai bien évidemment pas tout lu et j'ai peut-être même mal lu certaines œuvres. Du moins, me dis-je pour ne point trop accabler le ridicule empan de mes lectures, du moins aurais-je, dans l'hypothèse où je fus passé à côté d'un grand auteur vivant, sans doute fini par lire quelque article où cet écrivain inconnu ou ignoré de moi eût été considéré, à tort ou à raison, selon l'irrésistible sottise des images journalistiques, comme la version française d'un Faulkner, ou de tout autre grand romancier anglo-saxon. Mais cet article, je ne l'ai pas lu à moins qu'il n'existe tout simplement pas puisque la matière qui serait la sienne serait une absurde vue de l'esprit : un romancier français, encore vivant, de génie, voilà une absurdité à laquelle aucun journaliste, fût-il la crapule la plus lamentablement corrompue, ne nous fera croire.Il est vrai que les noms de Richard Millet, Pierre Jourde, François Taillandier ont pu être ici ou là associés à ceux d'écrivains nord-américains, même de façon éphémère et irraisonnée, afin d'éviter une étude plus poussée des liens d'écriture et de composition unissant les univers respectifs de ces auteurs, mais enfin, aucune rumeur d'importance, aucune lame déferlante, pas même un tenace bruit de fond qui serait parvenu lécher les premières briques du Haut Château depuis lequel, esclave bien plus que maître, je prêche dans le désert des lettres françaises, ne sont venus rompre ma solitude enchantée. Le sortilège qui m'emprisonne n'est pas facile à délier : je serai libre le jour où je saluerai un écrivain français, de préférence vivant, dont les romans signeront une œuvre de grande importance.«Le 14 octobre 1924, écrit le grand critique Michel Raimond dans sa Crise du roman (2) Boylesve donnait à la Revue de France son article, Un genre littéraire en danger, le Roman. C'était l'ouverture d'une querelle qui devait occuper toute l'année 1925, et pendant laquelle les défenses succédaient aux réquisitoires.» Il y a bien peu de chances, je le crains, pour qu'une nouvelle querelle, autour de cette question on le constate ancienne, d'une crise réelle ou fantasmée du roman puisse émerger de son caveau, se défaire des bandelettes avec lesquelles les journalistes ont enveloppé le cadavre et, devant nos regards ahuris et dégoûtés, jette de nouveau quelques pincées de sa chair saponifiée, embaume l'atmosphère de putrides fragrances, nous oblige enfin à considérer avec attention ses révélations sur le royaume des ombres, comme s'il s'agissait de quelque M. Valdemar dont la voix d'outre-tombe eût été miraculeusement préservée de la corruption et de la pourriture, le temps d'une ultime révélation.Pourtant, le stakhanoviste Richard Millet publie un livre par semestre pour nous expliquer que le roman français ne vaut, dans son ensemble, plus rien du tout et les jumeaux Meyronnis/Haenel, Janus de la médiocrité bavarde et de la fausse érudition, n'hésitent pas à plonger dans le chaos germanopratin pour sortir, tout fumants des indicibles dangers traversés, dans la gloire de l'extase d'une écriture qui aurait enfin triomphé du nihilisme, ce Golem que nul n'a jamais vu se déplacer, lourd et vacillant sur ses pieds de terre, dans les venelles sombres, rôdant pour commettre quelque crime horrible dans les boudoirs du petit monde des lettres. Diable, Sollers aurait-il donc disparu ?Mais nous avons beau affirmer (réaffirmer) que les concaténations de nos deux études ne s'apparentent qu'au déroulement étrange et pourtant implacable qui est celui des rêves, il ne doit toutefois pas y avoir de place dans notre songe, même celle que l'on réserve aux larves et aux grotesques qui, s'ils sont sur scène, se produisent sur les planches d'un vaudeville dont le scénario miteux a été rédigé par quelque M. Déloyal, Philippe Sollers par exemple tout pressé de flinguer ses plus dignes héritiers en autorisant toutes leurs inepties.Et puis, déjà, un danger me presse, car je dois faire face aux critiques qui sont soulevées par mes lecteurs, à la simple évocation d'une déshumanisation de l'art romanesque, alors même, me rétorquera-t-on, que le roman français est sorti vivant du piège que lui avaient tendu les laborieux cacographes irénistes du Nouveau Roman, robots poussifs exécrant toute trace de chair qui eût signifié à leurs yeux la présence irrécusable de l'auteur, alors même que notre époque déborde pourtant de romans qui fouillent et fouaillent la chair ou plutôt le corps, parfois beaux, le plus souvent irrécupérablement nuls comme ceux de Yann Moix ou de Virginie Despentes, parfois encore ineptes ou médiocres (avant même qu'ils ne se boucanent d'un vague fumet de mysticisme), louches ou oscillant entre l'éclair de poésie et la répétition maladive et fastidieuse. Oui, ils sont légion, les romans qui évoquent la chair et les transformations de la figure humaine en face ou en masque grimaçant.Cette quantité qui se drape des atours de la respectabilité, cette pétition de principe que nous pourrions énoncer de la façon suivante : le roman français contemporain est obsédé par le corps, donc il est au centre de la question de l'humain, sont trompeuses. Il y a déshumanisation de l'art romanesque contemporain, mais celle-ci, à la différence de ce qu'Ortega y Gasset affirma de l'art nouveau, n'est tout d'abord pas érigée en guise de manifeste esthétique : elle est, tout simplement, un fait tellement irrécusable que nul ne s'avise de tenter son analyse. En somme, nous ne parvenons pas à adopter le point de vue de Sirius sur les productions romanesques actuelles parce que, aux yeux même de celles et ceux qui les écrivent, il n'y a ni crise ni volonté de faire table rase de formes littéraires héritées du passé. Ensuite, cette déshumanisation est à ce point profonde, inconsciente, instinctive, que nul ne semble s'être avisé que c'est bien la figure véritable de l'homme que les romanciers français n'osent plus mettre au centre de leur texte, fascinant caméléon selon Pic de la Mirandole depuis lequel rayonne l'univers entier.Les naïfs et les optimistes indécrottables, pourtant, de me répéter, inlassablement : vous vous trompez, l'humain est bien au cœur de l'art romanesque contemporain puisque, voyez, le corps y exulte ! Il me serait en effet aisé de parer à cette double objection, qui n'en est certainement qu'une si l'on admet que le Nouveau Roman, bien qu'abandonné de tous les écrivains sauf de quelques vieux mollusques verdâtres réfugiés aux Éditions de Minuit et qui filtrent leur ennui comme une moule tamise des hectolitres d'eau de mer au cours de sa vie pourtant courte, a tout de même saigné durablement l'art romanesque français, le vidant de ses entrailles, le laissant comme une coquille vide accrochée pour des siècles à son arrête de rocher battu par le ressac. Faisons de plus remarquer que le fait que les romanciers contemporains paraissent de toute leur force chercher la signification du visage, de la chair, du corps humain, ne signifie donc pas qu'ils puissent partir de cette certitude toute simple, non médiatisable, qu'est la réelle présence qui se donne dans et par la figure comme métonymie de l'infini, afin d'en oser quelque oraison (elle aussi, on le suppose, strictement charnelle).En guise et place de personnages romanesques qui seraient suffisamment incarnés pour hanter, plus féroces que des êtres de chair et de sang, nos nuits et nos jours durant des mois comme le furent pour le jeune lecteur affamé que j'étais, tels des démons torves et remplis d'un souffle infernal, le Popeye ou le Thomas Sutpen de Faulkner, le Nostromo de Conrad, le Consul de Lowry ou l'Alejandra de Sábato, en guise et place de ces créations remarquables qui semblent aisément pouvoir quitter les pages d'un livre pour s'aventurer à la lumière du jour, nous n'avons que quelques pénibles marionnettes jouant le rôle convenu du raté alcoolisé à prétentions littéraires ou celui, tout aussi convenu, du ridicule bad boy à la française qui trompe son ennui entre les cuisses des cocottes littéraires. Lorsque, paraît-il, le sorcier ayant créé ces homoncules est vraiment doué selon les journalistes (comme Jean-Louis Ezine, nous dit-on, est doué), nous nous trouvons en face d'un irrépressible nostalgique qui ne parvient guère à ajointer l'histoire de son enfance et celle de la France et nous bassine des pages durant avec une histoire mort-née qui ne parvient pas à se taire.Un corps vide, donc, celui des romans français qui pourtant ne cessent de mettre en scène des corps, sans vraiment parvenir à nous persuader qu'ils sont autre chose que de fluets ectoplasmes rhétoriques.Omne corpus fugiendum est disait saint Augustin. Nous pourrions ainsi répéter avec lui que tout corps est fugace, surtout celui que nous expose le cadavre de la littérature française. Les exemples sont multipliables à l'infini ou presque je crois de ces marionnettes qui s'agitent entre les pages des romans hexagonaux les plus récents sans jamais nous donner l'impression de nous trouver en face de créatures que la seule volonté de l'auteur a rendues vivantes. En fait, il faut peut-être, pour être tout à fait juste envers ces créatures chimériques, reconnaître le fait qu'elles sont tout de même moins creuses que leurs créateurs et qu'elles nous semblent douées de plus de vie que celle qui s'enfuit des veines de nos écrivains.La déshumanisation de l'art romanesque français contemporain me semble une espèce d'évidence qui, quels que soient les exemples donnés confortant le constat d'un véritable naufrage, est assez difficile à définir, encore plus à expliquer.D'où nous vient donc cette impression, pour le moins tenace, que, multipliant les scènes entre des corps, le roman français ressemble à une vaste salle de dissection où sont exposés des centaines de cadavres mimant les gestes des vivants ?Examinant l'art nouveau de son époque, José Ortega y Gasset constatait qu'il prônait la déshumanisation pour deux raisons : «l’art dont nous parlons n’est pas seulement inhumain parce qu’il ne contient aucune chose humaine, mais parce qu’il consiste activement en cette opération de déshumaniser. Dans sa fuite de l’humain, ce qui lui importe, ce n’est pas tant le terme ad quem, la faune hétéroclite à laquelle il parvient, que le terme a quo, l’aspect humain qu’il détruit» (p. 83).L'art nouveau, selon le philosophe espagnol, ne se contente donc pas seulement de se détourner de l'aspect humain, mais encore il l'exècre et lui fait violence : «Le plaisir esthétique pour le nouvel artiste émane de ce triomphe sur l’humain; c’est pour cela qu’il faut concrétiser la victoire et présenter chaque fois la victime étranglée» (pp. 83-4).Dans cette victoire de l'art nouveau sur la si vieille lune qu'est la représentation de l'humain dans les arts, Ortega y Gasset lit un geste d'orgueil, qu'il ne condamne d'aucune façon, qu'il comprend même : «La «réalité» guette constamment l’artiste pour l’empêcher de s’évader. Que d’astuce est nécessaire à la fugue géniale ! Il doit être un Ulysse à l’envers, qui se libère de sa Pénélope quotidienne pour naviguer parmi les écueils vers la sorcellerie de Circé. Lorsqu’il parvient à échapper un moment à cette traque perpétuelle, n’interprétons pas mal chez l’artiste un geste d’orgueil, un geste bref à la Saint-Georges, le dragon jugulé à ses pieds» (p. 84).Comment notre penseur explique-t-il ce véritable dégoût de la chair (3) ? Étrange explication à vrai dire que celle d'Ortega y Gasset, qui tient dans le fait que l'art nouveau n'a pu que se retourner contre celui qui l'a précédé et qui a non seulement consacré le triomphe des corps en littérature (que l'on songe aux romans de Zola) mais qui a exalté la multitude démocratique des corps qui étaient les lecteurs de ces mêmes romans. De telle sorte que naturalisme et romantisme (romantisme surtout) ont été les formes triomphales de l'ascension au pouvoir des foules, alors que l'art nouveau semble avoir trouvé son couronnement singulier dans la figure de Mallarmé à tout prix désireux d'effacer la figure humaine de ses textes (4) : «Le romantisme a été le style populaire par excellence. Premier enfant de la démocratie, il fut traité avec la plus grande considération même par la masse» (p. 67).Or, puisque toute répétition, en matière d'art, est un échec (5), il faut bien que l'art nouveau se consacre à l'exploration du domaine, infini, de la non-représentation de la réalité, tout en acceptant puis en revendiquant le fait de ne plus s'adresser aux masses qui préfèrent, à la pure désincarnation du style, le grossier spectacle de poupées de cire mimant l'apparence de l'humain.Étrange retournement, à vrai dire, de la proposition faite par Ortega y Gasset puisque ce sont au contraire, de nos jours, les romans qui sont lus par le plus de lecteurs qui paraissent être les plus déshumanisés mais non point comme s'ils étaient l'application consciente d'un programme esthétique : leur déshumanisation provient plutôt d'un manque essentiel bien davantage que d'une pose artistique ou de la volonté d'une école de faire table rase du passé, manque que j'ai cru pouvoir analyser en évoquant la fatigue de la langue française, vieux corps malade attaqué de toutes parts.Second retournement ensuite puisque, si Ortega y Gasset pouvait saluer le fait que l'art pur ou nouveau excluait toute forme de pathétisme (cf. p. 104), nous constatons bien au contraire que l'art romanesque contemporain, à de très rares exceptions près (comme Le jour où le ciel s'en va de Jean-Philippe Domecq), suinte de bons sentiments comme une éponge gorgée de sirop, y compris même lorsque le propos du romancier se prétend faussement détaché par la vertu de la distanciation historique (voir Yannick Haenel mais aussi Laurent Binet).Tout se passe en fait comme si le roman contemporain, parce qu'il est peu désireux de frayer les voies traditionnelles (6) qui furent celles du siècle passé (exception faite, je l'ai dit, de l'aventure sans lendemain du Nouveau Roman, qui tout entier semble sorti d'une phrase d'Ortgea y Gasset), manquait à sa parole, errait comme une âme en peine privée du double refuge de la chair ou bien du Paradis (ou de l'Enfer). Le roman français vit d'une existence atone, fuligineuse, sans doute parce que son lieu d'élection involontaire n'est autre que le royaume sans forme des limbes.Refusant la représentation de la réalité et de la nature humaine mais sombrant pourtant dans le remugle des corps, exécrant toute forme de pathétisme mais déversant pourtant des tombereaux de naïves banalités, le roman contemporain poursuit, une fois de plus sans le savoir, le projet fou d'accomplir l'ultime travail d'Hercule, qui à vrai dire effraya Ortega y Gasset lui-même (7) : en finir avec Dieu après s'être retourné contre lui-même.Double échec, de nouveau : car, en se retournant contre lui-même, le roman contemporain n'est point le témoignage, comme l'affirmait Ortega y Gasset de celui de son époque, d'une ironie salutaire (8). Certes, nos petits romanciers font les malins, ils veulent rire puisqu'ils sont de grands enfants. José Ortega y Gasset n'affirmait-il pas, d'ailleurs, que l'art nouveau se distinguait, aussi, par sa volonté d'être puéril ? : «Tout l’art nouveau devient compréhensible et acquiert une certaine dose de grandeur lorsqu’on l’interprète comme une tentative d’insuffler de la puérilité dans un monde vieux» (p. 108). Ce n'est là que la surface d'une mer qui, littéralement, bouillonne dans ses profondeurs. Observez bien ce qu'ils écrivent, nos romanciers qui ne sont jeunes qu'en apparence, qui en fait sont des vieillards ayant non point oublié mais trahi l'esprit d'enfance. Goûtez le ridicule et l'odieux de certaines de leurs déclarations (tout récemment jamais mieux illustrées que par Michel Houellebecq exsudant à grosses gouttes une joie et un plaisir non pas enfantins mais infantiles après avoir reçu le Prix Goncourt) : leur ironie est feinte, leur assurance est fausse, leur joie n'existe pas, c'est une délectation et un ennui morbides qui ont pris la place de la joie enfuie, qu'ils ont même renoncé à poursuivre de livre en livre. Ils savent bien, au fond, que quelque chose est pourri dans le royaume de papier de la littérature française. Ils le savent bien, du moins pour les plus sensibles ou honnêtes mais, comme ils n'ont pas la force de lancer une œuvre qui balaierait d'un souffle la montagne de rinçures, ils continuent d'écrire des insignifiances, vivant à crédit, transmettant leur vide aux générations qui viennent et leurs mots vidés de leur chair, pipés comme des dés truqués.Ai-je également besoin de préciser que, étant enfin parvenus à se débarrasser de Dieu à si peu de frais puisque ce sont leurs prédécesseurs qui ont lutté de toutes leurs forces contre Lui, ils paraissent ne plus supporter l'horrible solitude qui règne dans leur château désert où, devenus des vieillards guignant vers la chair tentatrice des jeunes, ils mendient un simple geste d'amitié, ils attendent, de l'horrible visage qui se reflète dans leur miroir, un sourire de satisfaction vicieuse, comme nous le montrent Gabriel Matzneff mais aussi Renaud Camus, tous deux tombés dans le bidet de l'auto-contemplation perpétuelle ? De sorte qu'ils tentent de la repeupler de toutes leurs forces, substituant à la certitude de Dieu (qu'importe même qu'il soit invisible, s'il existe) une foultitude de fantômes grimaçants ou, comme l'écrit Ortega y Gasset en utilisant une image pour le moins évocatrice : «Si l’on peut dire que l’art sauve l’homme, c’est seulement parce qu’il le sauve de la gravité de la vie et suscite en lui un état puéril inespéré. La flûte magique de Pan redevient le symbole même de l’art, qui fait danser les boucs à la lisière du bois» (p. 108).En effet, si la déshumanisation de l'art n'est plus, en aucun cas, un projet artistique mais la triste vérité de notre présent et aussi la forme d'incarnation parodique dans lesquelles le roman français actuel est tombé, il nous semble que ce même roman a remplacé Dieu par le sacré, tout comme il a remplacé la chair par l'excoriation du corps. Je n'ai bien évidemment pas la place de tenter de définir l'indéfinissable concept qu'est le sacré mais sans doute ferons-nous quelque économie de temps en excluant de pénétrer dans le vaste domaine de l'histoire des religions et en remarquant que le sacré lui-même semble s'être vidé de tout contenu, ne laissant plus, en lieu et place d'un symbolisme universel évoquant, sur Terre, la présence des dieux enfuis, que le torve et le louche, le grotesque et le fantastique, comme tel récent roman de Romain Verger l'illustre.Et c'est ainsi que nous retrouvons le constat plus haut évoqué d'une disparition, dirait-on honteuse, de la chair et de ses tourments alors même que la pornographie triomphe dans les romans comme dans le reste des médias et, partant, dans nos cerveaux harassés par des images orthonormées de désirs immédiatement satisfaits et de créatures dont nous connaissons mieux les cavités que si nous étions des chirurgiens expérimentés. Le refus de la transcendance, qui lui aussi effraya Ortega y Gasset (9), est intimement lié à la métaphore filée de la déshumanisation (10). Voici ce qu'écrit le penseur sur ce refus de la transcendance, dernière caractéristique à ses yeux de l'art nouveau (11), refus s'exprimant doublement, d'abord par un art qui rejette l'horizon théologique mais, tout autant, n'accorde plus guère d'importance à sa propre transcendante puissance sociale : «L’art était transcendant aux deux sens du terme. Il l’était par son sujet qui était constitué par les plus graves problèmes de l’humanité, et il l’était par lui-même, comme puissance humaine qui octroyait une justification et une dignité à l’espèce. Il fallait voir ce geste solennel qu’adoptaient devant la foule le grand poète et le musicien génial, le geste d’un prophète ou d’un fondateur de religion, la prestance majestueuse d’un homme d’État responsable des destinées universelles» (p. 107). Nouveau retournement, selon la logique propre à notre époque car, en refusant la chair et Dieu, en refusant le Dieu incarné, le roman contemporain retrouve l'une et l'autre, mais putanisés. Il est de fait assez facile d'avancer que jamais la chair, ses secrets, ses humbles misères et ses répugnantes splendeurs n'aura été plus présente, dans le roman français, qu'à l'époque où le catholicisme exerçait encore une véritable magistrature sur les esprits et, bien sûr, les âmes (12).Je ne vois pas que nos auteurs soient excessivement fascinés par la très profonde théologie chrétienne de la chair même si, ici ou là, dans les romans de Dantec le récent converti (conversion que j'annonçai comme étant, pour cet auteur, la seule voie logique) comme dans le dernier texte de Michel Houellebecq, j'ai cru déceler une fascination qui emprunte son vocabulaire au christianisme.De fait, ce sont pourtant les textes hantés par une chair chrétienne déchue (comme avec M. Ouine ou, bien avant le roman de Bernanos, l'ignoble Peredonov de Sologoub), souffrante (le Didier des splendides Hauts-Quartiers de Paul Gadenne) ou même misérable (le père et le fils de La Route de McCarthy), ce sont pourtant ces textes qui nous permettent de penser que l'art sans la réelle présence du corps (exécré, torturé, mortifié, mais corps tout de même) est un art non point déshumanisé mais réduit à sa plus bavarde insignifiance.Dans un très grand essai à peu près oublié intitulé Fiction et incarnation. Littérature et théologie au Moyen Âge (Flammarion, coll. Idées et Recherches, 1993), Alexandre Leupin cite un très beau poème d'Alain de Lille, le Rythmus de Incarnatione Christi qui, en quelques vers ramassés à l'extrême et contre l'exemple même des Noces de Mercure et de Philologie évoquant la possibilité d'une totalisation du savoir par les mots et les chiffres mathématiques, affirme «l'impuissance des sept disciplines libérales devant le miracle de l'Incarnation» (cf. op cit., p. 136). Je ne puis que me contenter de renvoyer le lecteur intéressé à ce grand essai de Leupin qui développe longuement, au moyen d'exemples précis, une thèse infirmant la puissance du discours antique, thèse que nous résumerons commodément par cette phrase significative : «La grammaire ne peut saisir le Christ incarné, qui est à la fois sujet divin et complément d'objet humain; la dialectique se trouve renversée par l'union des contraires que représente un Dieu fait homme; la rhétorique ne trouve pas, dans ses inventaires, le nouveau trope, la métaphore inouïe de l'Incarnation» (Ibid.).Loin d'incarner, donc, une présence réelle, eucharistique, la littérature témoignerait en l'illustrant d'un mouvement de désincarnation qui, selon Alain de Lille, ne peut être annulé que dans et par le discours théologique et la poésie chrétienne. Tout autre usage des figures littéraires telles que la métaphore, sur laquelle José Ortega y Gasset a de très belles phrases (13), ne peut être que falsigraphie inspirée par l'hérésie docétiste qui n'admet, dans le corps incarné du Christ, qu'un ectoplasme et vide ainsi l'eucharistie de sa substance.La vérité de la fiction littéraire se fonde donc sur l'absolu dégoût de la présence réelle, si la littérature, comme l'affirme Leupin évoquant les vers de Guillaume de Machaut, est une «profanation de la théologie» (p. 190).La thèse de Leupin est peut-être très intéressante et même diablement séduisante, mais elle est assurément extrémiste dans ses conclusions, même si l'auteur, aux dernières lignes de son livre, prend le soin d'élargir le corpus des œuvres qui pourraient bénéficier d'un tel éclairage en évoquant quelques auteurs modernes (notons, au passage, qu'il évoque alors une étude thématique de l'incarnation plutôt que les raisons de l'échec de la littérature à la dire et la figurer) : non plus seulement la littérature antique et médiévale mais «le Racine des pièces dites «religieuses», le Christ balzacien de la paternité, les résurrections de Thomas l'obscur [...] chez Maurice Blanchot, l'Eucharistie perverse de Klossowski» (p. 196).Mon travail, en tous les cas, a toujours consisté à saluer des romans qui rendaient à l'homme sa figure, c'est-à-dire sa grandeur et sa dignité et ce n'est sans doute pas faire preuve d'un orgueil démesuré que d'affirmer que ce travail critique essaie lui aussi, tant bien que mal, de réhumaniser des livres sans poids ni conséquences, pour paraphraser Jean-Philippe Domecq (14).Noteslittérature,critique littéraire,polémiques,josé ortega y gasset,la déshumanisation de l'art(1) José Ortega y Gasset, La déshumanisation de l'art suivie de Idées sur le roman et de L'art au présent et au passé (traduit de l'espagnol par Paul Aubert et Ève Giustiniani, préface, remarquable soulignons-le, de Paul Aubert, Éditions Sulliver, 2008). Les pages entre parenthèses renvoient toutes à cette édition.(2) La crise du roman, des lendemains du Naturalisme aux années vingt [1966], José Corti, 1993, p. 128.(3) «Il me semble que la nouvelle sensibilité est dominée par un dégoût de ce qui est humain dans l’art très proche de celui qu’ont toujours ressenti les hommes supérieurs devant les figures de cire. En revanche, cette macabre farce de cire a toujours enthousiasmé la plèbe» (p. 89).(4) «Mallarmé fut le premier homme du siècle passé qui voulut être un poète. […] Cette poésie n’a pas besoin d’être «sentie» parce que, comme il n’y a rien d’humain en elle, il n’y a rien de pathétique en elle» (p. 91) et encore : «Que peut faire parmi ces physionomies le pauvre visage de l’homme qui officie comme poète ? une seule chose : disparaître, se volatiliser et être changé en pure voix anonyme qui soutient les mots dans l’air, véritables protagonistes de l’entreprise lyrique» (Ibid.).(5) «Dans le domaine artistique, toute répétition est nulle. Chaque style qui apparaît dans l’histoire peut engendrer un certain nombre de formes différentes à l’intérieur d’un type générique. Mais un jour vient où la magnifique carrière s’épuise. Cela est arrivé, par exemple, avec le roman ou le théâtre romantico-naturaliste» (p. 75). Aussi : «Dans l’art, comme dans la morale, le devoir ne dépend pas de notre libre arbitre; il faut accepter l’impératif de travail que l’époque nous impose. Cette docilité à l’ordre du temps est l’unique probabilité de succès qu’a l’individu. Même ainsi, il est possible qu’il ne parvienne à rien; mais son échec est beaucoup plus sûr s’il s’obstine à composer un opéra wagnérien de plus, ou un roman naturaliste» (Ibid.).(6) «Une bonne partie de ce que j’ai appelé «déshumanisation» et dégoût des formes de vie provient de cette antipathie pour l’interprétation traditionnelle des réalités» (p. 103).(7) «Si maintenant nous regardons de biais la question de savoir de quel type de vie cette attaque du passé artistique est le symptôme, une vision étrange au dramatisme gigantesque nous saisit. Car, en fin de compte, agresser l’art du passé, de façon aussi générale, cela revient à se retourner contre l’Art lui-même, puisque concrètement, qu’est-ce que l’art, sinon celui qui s’est fait jusqu’ici ?» (p. 103, l'auteur souligne).(8) «[…] l’artiste d’aujourd’hui nous invite à contempler un art qui est une plaisanterie, qui est, essentiellement, une parodie de lui-même. Au lieu de se moquer de quelqu’un ou de quelque chose en particulier – sans victime, il n’est point de comédie –, l’art nouveau ridiculise l’art» (p. 105). Et encore : «Jamais l’art ne démontre mieux son don magique qu’en se moquant de lui-même. Car, en faisant le geste de s’anéantir lui-même, il reste toujours de l’art, et par une merveilleuse dialectique, cette négation est aussi le gage de sa conservation et de son triomphe» (p. 106).(9) «Pour l’homme de la toute nouvelle génération, l’art est quelque chose qui n’a aucune transcendance. Une fois écrite, cette phrase m’effraie, car je me rends compte qu’elle irradie d’innombrables sens différents. Ce n’est pas que l’homme d’aujourd’hui trouve que l’art est une chose sans importance, ou moins importante que pour l’homme d’hier, mais c’est que l’artiste lui-même voit son art comme une tâche sans transcendance» (p. 107).(10) Mais aussi au fait que l'art n'occupe plus, dans la société qui est celle d'Ortega y Gasset (et que dire de la nôtre !) la place qu'il y occupait dans le passé : «Tous les caractères de l’art nouveau peuvent se résumer à ce manque de transcendance, qui, à son tour, n’est dû qu’au fait que l’art ait changé de position dans la hiérarchie des préoccupations ou des intérêts humains» (p. 109).(11) «Si on analyse le nouveau style, on y trouve certaines tendances connexes. Il tend : 1) à la déshumanisation de l’art; 2) à éviter les formes vivantes; 3) à faire en sorte que l’œuvre d’art ne soit rien d’autre qu’une œuvre d’art; 4) à considérer l’art comme un jeu, et rien de plus; 5) à une ironie essentielle; 6) à éluder toute fausseté, et, par conséquent, à une scrupuleuse réalisation. Enfin, 7) l’art, selon les jeunes artistes, n’a aucune espèce de transcendance» (p. 75).(12) Voir le remarquable ouvrage de Frédéric Gugelot intitulé La conversion des intellectuels au catholicisme en France (1885-1935) (Éditions CNRS, 2010).(13) Sur la métaphore comme puissance d'extraction hors du réel (et donc force de déshumanisation) et «floraison d'îles sans pesanteur», José Ortega utilise cette très belle... métaphore : «La métaphore est probablement la puissance la plus fertile que l’homme possède. Son efficience va jusqu’à toucher les confins de la thaumaturgie et elle semble être un travail de création que Dieu oublia au sein de l’une de ses créatures au moment de la former, tout comme le chirurgien distrait oublie un instrument dans le ventre de l’opéré» (p. 92).(14) Artistes sans art ? (Presses Pocket, Agora, 1999), p. 218.

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Statique ou dynamique des intellectuels ?, par Francis Moury

Crédits photographiques : Valentin Flauraud (Reuters).
41WDthLM2hL._SS500_.jpgÀ propos de Alain Minc, Une histoire politique des intellectuels, avec bibliographie et chronologie de 1715 à 2007 (Éditions Bernard Grasset & Fasquelle, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).
8.1 Bouton Commandez 100-30«Avant d’appeler mademoiselle de Lespinasse auprès d’elle, madame du Deffand lui avait écrit : «Il y a un article sur lequel il faut que je m’explique avec vous, c’est que le moindre artifice, et même le plus petit art que vous mettriez dans votre conduite avec moi me serait insupportable […]»… Cet art, cet artifice, mademoiselle de Lespinasse s’en rendit coupable le jour où, allant sur les brisées de sa protectrice, disons le mot vrai, de sa maîtresse, elle réunit dans sa petite chambre de derrière, à la dérobée et comme en cachette, les plus illustres amis de la marquise : Turgot, Marmontel, d’Alembert, d’Alembert lui-même, le favori de madame du Deffand; où elle se mit ainsi à tenir salon pendant que celle-ci, fatiguée de ses veilles prolongées, dormait encore. Quand madame du Deffand découvrit ce mystère, sa colère éclata en sanglants reproches.»Lettres de mademoiselle de Lespinasse, suivies de ses autres œuvres, avec appendices, variantes, index, notices biographiques et littéraires, notes par Eugène Asse (Édition Eugène Fasquelle, couronnée par l’Académie française, Bibliothèque Charpentier, 1913), pp. XII-XIII.«Les ressemblances entre Saint-Simon et Léon Daudet sont nombreuses […]. Les différences sont nombreuses. Celle qui me frappe le plus est ce double «état» que nous avons de la pensée de Léon Daudet, dans la polémique et dans ses souvenirs. Je connais depuis peu la polémique de Léon Daudet. Ne pouvant plus lire qu’un journal, je lis, au lieu de ceux d’autrefois, L’Action française. Je peux dire qu’en cela je ne suis pas sans mérite. La pensée de ce qu’un homme pouvait souffrir m’ayant jadis rendu dreyfusard (1), on peut imaginer que la lecture d’une «feuille» infiniment plus cruelle que Le Figaro et les Débats, desquels je me contentais jadis, me donne souvent comme les premières atteintes d’une maladie de cœur. Mais dans quel autre journal le portique est-il décoré à fresque par Saint-Simon lui-même, j’entends par là Léon Daudet ? Plus loin, verticale, unique en son cristal infrangible, me conduit infailliblement à travers le désert de la politique extérieure, la colonne lumineuse de Bainville. Que Maurras, qui semble détenir aujourd’hui le record de la hauteur, donne sur Lamartine une indication générale, et c’est pour nous mieux qu’une promenade en avion, une cure d’altitude mentale. À l’autre point de l’horizon scintille la constellation d’Orion.»Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux Mélanges, Journées de lecture, XI : Léon Daudet (1918-1919), préface de Bernard de Fallois (Édition Gallimard-N.R.F. 1954), pp. 439-440.Ni l’auteur ni son éditeur ne sont naïfs. On le comprend dès la couverture, première comme quatrième pages de couverture qui méritent, chacune, un mot préliminaire.Les deux photos de la «première de couverture», celle d’un Victor Hugo presque rigidifié par la pose choisie, pose qui métamorphose son image en une sorte de buste vivant, hésitant ontologiquement entre le vivant déjà proche de la mort et la pierre presque vivante par sa fidélité expressive, celle d’un Jean-Paul Sartre surpris un instant méditatif et presque angoissé, surgissent telles des images (qui seraient saisies par on ne sait quel fantastique procédé photographique) de deux fantômes qui se détachent nettement mais presque fugitivement, l’espace d’un rapprochement spatio-temporel par nature impossible, d’une commune ombre noire et sépulcrale, menaçante, presque expressionniste. Faut-il le dire ? Cet ensemble nous a plastiquement séduit – il nous semblait produire un effet de sens à décrypter, le rendant mystérieux et donc excitant – et c’est d’abord à cause de ce dispositif esthétique, outre la signature, que nous l'avons demandé en SP à l'éditeur.Elles encadrent un titre trompeur, volontairement lacunaire : Une histoire politique des intellectuels. Des intellectuels, oui, mais de quel pays, et de quel temps ? Concernant le pays, le lecteur cultivé se doute qu’il s’agit des intellectuels français puisque les deux photographies sont celles de Français. Les autres lecteurs peuvent passer à côté de la bonne réponse, si par hasard ils se posent la question. De quel temps ? C’est ici que la «quatrième de couverture», constituée d’extraits provenant de l’introduction, énonce le principe de base qui fonde cette étude dynamique correspondant à une statique, statiques et dynamiques ne correspondant ni à la statique sociale ni à la dynamique sociale que la sociologie d’Auguste Comte avait, toutes deux, chargé de dévoiler sa théorie des institutions et sa philosophie de l’histoire. Minc nous prévient donc : «L’intellectuel moderne naît, à mes yeux, au XVIIIe siècle, lorsqu’il échappe à la mainmise royale et à l’omniprésence religieuse. C’est la société qui constitue son bain amniotique et non plus la monarchie et l’Église. Il prend place pour un face-à-face avec le pouvoir : cet affrontement définit son identité autant que le travail de création. L’intellectuel pense le monde : les mots sont des actes, les idées des armes, les théories des canons. C’est une spécialité très française.»Il y aurait beaucoup à dire sur cette pétition de principe (2) mais il faut, pour la comprendre et l’estimer, peut-être revenir presque quinze ans en arrière, à un autre ouvrage, le Dictionnaire des intellectuels français, collectif édité sous la direction de Jacques Julliard et Michel Winock, aidés de Pascal Balmand et Christophe Prochasson et de bien d’autres contributeurs (édition originale 1996 puis rééditée en 2009). Ce dictionnaire est en effet la véritable statique dont le livre d’Alain Minc se veut la dynamique. Minc précise en outre qu’il avait auparavant, dans le même esprit, écrit et publié Une histoire de France (Édition Grasset, 2008) : son histoire des intellectuels bénéficie tout naturellement de sa rédaction car Minc avait encore bien présents à l’esprit le soubassement des évènements, la vision qu’il en avait retenue. Sa confrontation aux intellectuels sous l’angle de leur histoire politique fut ainsi, sans aucun doute, mentalement plus aisée en raison de cette proximité.Les points communs du dictionnaire de Julliard et Winock d’une part, de l’histoire des intellectuels français par Minc d’autre part (on rajoute l’adjectif «français» par commodité pour le lecteur qui prendrait ce paragraphe au vol, sans avoir lu ce qui précède : son titre exact devrait être Une histoire des intellectuels français du XVIIIe siècle à nos jours) nous semblent être au nombre de trois : l’éveil des libertés individuelles et la montée des démocraties, les compétitions [le mot est faible : les guerres souvent !] entre capitalisme ouvert et systèmes économiques fermés totalitaires, les luttes contre les forces réactionnaires ou «antimodernes» et les modifications de celles-ci. Le point nodal du dictionnaire comme de cette histoire étant de repérer en profondeur ce qui amène à l’Affaire Dreyfus depuis les plus lointaines origines (donc depuis le XVIIIe siècle, à cause des intellectuels juifs progressistes d’une part et à cause des intellectuels français progressistes d’autre part, qui tous auraient pu devenir dreyfusards deux siècles plus tard) puis de définir les conséquences de l’Affaire Dreyfus jusqu’à nos jours. L’Affaire Dreyfus étant une affaire juive autant que française, naissant presque avec le sionisme, et au sein de la France la plus intelligente de l’époque, on comprend cette fascination que tout intellectuel juif comme non-juif, qu’il soit historien ou philosophe, journaliste ou sociologue, haut fonctionnaire ou administrateur privé, éprouve presque naturellement à l’égard de ce phénomène intellectuel au sens large puisque qu’il allia le social, le politique, l’historique, le religieux, le philosophique. Rétrospectivement, cette Affaire Dreyfus éclaire assurément ce qui est venu avant elle et ce qui viendra après elle. Dont acte. Mais l’éclaire-t-elle davantage qu’une autre affaire (affaire Calas dans laquelle Voltaire intervient, etc.) de calibre à peu semblable, à défaut d’une nature ou d’une essence semblable ? On peut se poser la question et à son propos, s’en poser une seconde, à savoir celle de la nécessité, ou non, du paradigme en histoire ?Car se la posant, on retombe sur une autre histoire célèbre d’une discipline voisine, supérieure par essence, englobant toutes les autres comme en se jouant, à savoir l’Histoire de la philosophie d’Émile Bréhier. On se souvient que Bréhier avait choisi Plotin comme paradigme de toute l’histoire de la philosophie occidentale. Presque chacun des grands systèmes de l’histoire de la philosophie était comparé, que ce soit au moyen d’une simple phrase pertinente ou, mieux encore, d’un plus ample paragraphe souvent admirable, à celui de Plotin. Bréhier avait choisi Plotin comme paradigme pour des raisons métaphysiques internes à l’histoire de la philosophie, mais aussi sans doute en raison de sa connaissance profonde du système : il édita les Ennéades aux Belles lettre, en C.U.F. avec texte grec et traduction française. Une sourde nécessité interne et une pure contingence avaient, en somme, toutes deux présidé à ce choix du paradigme. Mais il aurait pu choisir aussi bien Platon ou Aristote, Parménide ou Héraclite ! Et si nous revenons à nos moutons (de Panurge), on leur signale que si le mot «intellectuel» date bien de l’affaire Dreyfus (de 1898 précisément), la chose – ou plus exactement les individus que désigne ce terme – existait bien avant. En Occident, l’intellectuel laisse ses premières traces écrites en Grèce entre le Xe et le Ve siècle avant J.-C., en même temps que le premier homme intelligent : Ulysse chez Homère. Homère est un intellectuel qui méprise les intellectuels : il peint des hommes menés par une passion ou plusieurs, doté de quelques qualités communes (Ulysse est nostalgique de sa patrie d’origine et il est, en outre, astucieux, intelligent, fidèle aux Dieux qu’il honore, etc.) mais très peu d’intellectuels, sinon pas du tout. En revanche, il n’hésite pas à peindre des Dieux, des Déesses, des magiciennes, des spectres dont certains émettent parfois des remarques intellectuelles sur la race humaine, son gouvernement, sa société, son monde. En Orient, selon qu’il s’agit du Proche-Orient, du Moyen-Orient ou de l’Extrême-Orient, on peut remonter à une période plus haute encore de l’Antiquité.Revenons-en à la dynamique de Minc et à la statique de Julliard et Winock : les deux ouvrages sont «intellectuellement» très excitants et assurément très savoureux. Bien sûr, la vie c’est le dynamisme, l’action, le mouvement : les trois derniers siècles de la vie intellectuelle de la France, restitués par Minc, sont très vivants. La statique des noms et des biographies, restituée par le dictionnaire, fige inévitablement ce qui vécut en destin désormais accompli : c’est moins vivant. Minc prétend à une totalité et à une généralité temporellement plus amples, dans laquelle il replace des individus d’élite. Le dictionnaire (plus modeste bien que plus analytique et épais) prétendait, pour sa part, à une parcellisation scientifique ramassée sur une période plus brève, plutôt qu’à la totalité dialectique du mouvement d’ensemble. Raison pour laquelle lire ces trois siècles de Minc est plus excitant que de lire le siècle unique du dictionnaire. Si un index avait été établi pour le livre de Minc (c’est une lacune : il n’y en a pas) il ne comprendrait probablement pas les 240 noms que le dictionnaire compte dans son édition originale. Le dictionnaire savait, par exemple, qui fut Lucien Laberthonnière (1860-1932) alors que Minc ne le cite pas : plutôt un théologien qu’un intellectuel, à ses yeux ? Ignoré comme intellectuel ? Jamais lu donc ignoré… totalement ? Après tout, Minc n’écrit pas l’histoire générale des intellectuels mais une histoire des intellectuels, celle de son rapport à des personnalités qu’il estime emblématiques d’un mouvement, donc à des personnalités «représentatives» pour employer un mot démocratique. Minc est un libéral et un démocrate : il croit au succès de l’intellectuel, et mesure ce succès à l’influence politique ou pratique que l’intellectuel a sur la société. Sa conception de l’intellectuel est exactement opposée à celle de Plotin qui méprisait totalement la politique et l’histoire du monde sub-lunaire; il faut se souvenir qu’on ne trouve l’entrée «cité» mentionnée qu’une seule et unique fois dans le monumental Index des mots grecs comme dans l’Index analytique des matières, établis par Émile Bréhier à la fin du dernier volume des Ennéades (tome VI, 2e partie, p. 254 de notre édition originale de 1938) et encore l’y trouve-t-on afin d’y préciser simplement qu’une cité bien gouvernée… n’est pas composée d’égaux ! La République de Platon ? Une simple propédeutique selon Plotin, dixit Maurice de Gandillac dans sa Sagesse de Plotin !Retour à Minc, bien que nous ne nous en soyons écartés qu’en apparence : sa conception de l’intellectuel est au fond bien plus restrictive que la conception plotinienne. Il est certain qu’il synthétise bien le mouvement général des trois siècles écoulés, les enjeux qui sont souvent disséminés dans d’autres manuels ou traités. On comprendra mieux, plus clairement et plus simplement l’histoire intellectuelle de la France du XVIIIe siècle à nos jours en lisant ce livre de Minc qu’en lisant les trois volumes du Lagarde et Michard consacrés au XVIIIe, XIXe et XXe (première comme seconde édition, concernant ce tome sur le XXe siècle) ou le tome II de Bréhier, donc un manuel d’histoire de la littérature et une manuel d’histoire de la philosophie chassant sur des terres proches, s’intéressant aux mêmes évènements et soubassements. Précisons immédiatement : on la comprendra mieux à condition de déjà connaître le contenu précis du Lagarde et Michard, le contenu du Bréhier. Minc connaît aussi ses classiques étrangers : il sait que l’intellectuel français possède certaines spécificités qui le distinguent parfois nettement de ses alter ego étrangers : par exemple, celle de publier individuellement des articles sur divers supports, en fonction de leurs contenus. Nous nous flattons de constater que c’est exactement notre cas, encore aujourd’hui bien qu’un support plus compréhensif ou extensif (comme parle la logique formelle antique) accueille parfois des textes de nature différente : Stalker (Juan Asensio) édite nos notes littéraires, philosophiques, politiques (politique = économie + morale) et certaines de nos petites études d’histoire et d’esthétique du cinéma que nous ne nous résolvons pas à nommer «critiques» en raison de la connotation journalistique négative qui nous semble être attaché à ce méchant terme et bien que ce soit, pour des raisons sociologiques, sous ce nom médiocre que nous en fassions paraître ailleurs. Le Cercle jeune France de Raphaël Dargent a publié notre texte sur Bossuet et celui sur les S.A.S. de Gérard de Villiers bien qu’il s’agisse aussi, en apparence (leur souci métaphysique est pourtant, à qui sait lire, toujours identique, simplement appliqué à divers objets) de deux textes d’essences bien différentes. Oh ! Et puis… à la réflexion, ce terme de critique ne mérite peut-être pas cet excès d’indignité que nous lui attribuons : le «criticisme» de Kant ou de Renouvier, ce n’était pas rien ni rien de médiocre non plus !Certains chapitres de Minc, disions-nous, sont admirables d’humour, d’intelligence, de pertinence, de lucidité, et tout, lorsque c’est le cas, nous y paraît alors bien vrai, bien formulé, bien pensé. Les leçons étonnantes (ou attendues mais qu’il fallait redire : on ne perd jamais à la répétition du vrai) admirablement tirées ! Tels sont, ou nous semblent être, par exemple, les chapitres sur madame du Tencin et madame du Deffand, ceux sur Victor Hugo, sur Renan, sur Marc Bloch (à un ou deux points près : il aurait peut-être fallu citer aussi le logicien Jean Cavaillès qui servit de modèle au personnage organisateur de «Luc Jardie» interprété par l’acteur Paul Meurisse dans le film français L’Armée des ombres, réalisé en 1969 par Jean-Pierre Melville) et sur Raymond Aron. D’autres nous semblent paradoxalement (car ils ne sont pas moins épais ni intenses que ceux que nous citions antérieurement) plus légers : André Malraux ou Jean-Paul Sartre, pourtant bien fouillés du point de vue de l’histoire de leur action comme de celle de leur pensée sur cette action. Mais justement, le problème est là ! Nous voulons dire que parler seulement de l’aspect politique de la pensée de Malraux ou de Sartre ou de Aron, c’est inévitablement rater Malraux, Sartre ou Aron ! Sartre c’est par exemple d’abord La Nausée, qui est peut-être plus authentiquement métaphysique que la succession laborieuse des dissertations scolaires qui composent L’Être et le néant, et qui est sans doute aussi plus fondamentalement «intellectuelle» – au sens où Minc lui-même l’entend – que les Situations reprises des Temps modernes. André Malraux, c’est aussi sa préface de 1932 à la traduction française de L’Amant de Lady Chatterley de D. H. Lawrence en Gallimard-NRF, et c’est autant son autre préface de 1949 à la traduction française du Sanctuaire de William Faulkner, encore en Gallimard-NRF ! Raymond Aron, c’est d’abord en 1938 son Introduction à l’étude de l’histoire : essai sur les limites de l’objectivité historique, anti-hégélien et pro-hégélien à la fois, méditant les thèses contemporaines de Paul Valéry sur l’histoire, Raymond Aron c’est aussi Les Étapes de la pensée sociologique un peu plus tard. On n’est d’ailleurs pas convaincu du tout du caractère «illusoire» [sic] de ses Dix-huit leçons sur la société industrielle, contrairement à ce qu’en pense Minc : après tout, la convergence politique entre capitalisme et communisme, provoquée par la technologie et les exigences économiques pures, a bien lieu : nous en sommes les témoins vivants. Le capitalisme autoritaire russe ou chinois sont dorénavant plus proches de la démocratie capitaliste ou socialiste européenne qu’ils ne le sont du communisme. Il se peut même qu’ils préfigurent l’avenir des démocraties européennes : un contrôle maximal pour une efficacité maximale. On nous répondra : le Japon est une démocratie capitaliste très proche de la démocratie européenne mais on sait que le Japon est une démocratie bien plus disciplinée que les démocraties européennes. Bref… chacun rêve sans doute de voir le restant converger vers lui, autrui se plier à ses règles : le paradis serait l’unité, en rêve. La réalité de la vie est la diversité, voire la guerre ou l’affrontement, voire parfois et heureusement, l’amour et la réconciliation de la paix.Certains raccourcis de Minc sont parfois douteux : a-t-on le droit d’écrire qu’Albert Camus ou Jean-Paul Sartre furent des «protégés» de la Censure allemande pendant la Seconde Guerre mondiale parce qu’ils publièrent tous deux leurs romans et firent jouer tous deux certaines de leurs pièces de théâtre durant cette période ? Qu’on le dise de Robert Brasillach – dont il faudrait absolument, soit dit en passant, rééditer un jour Notre avant-guerre (Plon, 1941) qui témoigne d’une belle capacité de restitution du concret à défaut de témoigner de la profondeur d’esprit de Brasillach lui-même, qui s’y peint d’ailleurs assez honnêtement comme incapable de comprendre vraiment les cours de philosophie qu’on lui enseignait à Louis-le-Grand, mais qui fut tout de même capable d’écrire une biographie de Virgile d’une manière apparemment inédite, biographie qui nous semble intéressante telle qu’il l’y mentionne et qu’il faudrait peut-être rééditer aussi ! – admettons… mais qu’on le dise de Sartre ou de Camus, c’est une assertion problématique du point de vue historique. Nous avons lu attentivement, et deux fois, intégralement, Les Mémoires d’une jeune fille rangée, La Force de l’âge et La Force des choses : à aucun moment des deux derniers titres, Simone de Beauvoir n’écrit quelque chose qui puisse laisser penser cela de l’un ou de l’autre, si notre mémoire est bonne. Par ailleurs, contrairement à ce que dit le début du chapitre 50 intitulé Les Nouveaux maîtres, il n’est pas historiquement exact que «l’ascendant passe brutalement aux sciences humaines» dans les années 1970. Qu’on relise, si on souhaite se convaincre du contraire, le beau volume collectif dirigé par Gaëtan Picon, Panorama des idées contemporaines (Éditions Gallimard, 1957) qui prenait certes soin de maintenir une saine subsumation de ces dernières sous l’autorité métaphysique et gnoséologique de la philosophie, mais qui leur accordait néanmoins déjà une place très généreuse au long des 800 pages serrées qu’il comptait ! En revanche, dans le même chapitre 50, la manière de parler d’André Glucksmann nous a plu et nous semble bien rendre compte de ses qualités stylistiques, même si le paragraphe est inévitablement très très léger relativement à son sujet. Il aurait peut-être fallu mentionner, par exemple, que Glucksmann fut le premier philosophe français à écrire un livre pertinent sur l’irruption du V.I.H. dans la société française et dans sa manière de penser le rapport de l’amour à la maladie ou à la mort. Chaque génération a sa maladie emblématique dont il faut souffrir et parfois mourir : au XVIIIe siècle, la petite vérole, au XIXe la tuberculose (maladie des Romantiques allemands, anglais, français) et la syphilis, au XXe première moitié, encore la tuberculose, et seconde moitié, cancer et S.I.D.A. : l’intellectuel grec, romain, français, anglais, allemand, espagnol, italien, portugais, norvégien, russe, suédois, polonais, irlandais, autant que l’intellectuel argentin ou japonais, chinois ou thaïlandais se reconnaît aussi à la manière dont il pense, à chaque génération, la mort qui l’entoure et lui ravit ses amis ou ses proches, la menace de mort qui le met en joue personnellement, sa mort annoncée parfois. La femme nue et la tête de mort doivent décorer, à part égale, la bibliothèque de l’intellectuel authentique. Glucksmann a pensé la politique parce qu’il pensait aussi – et aussi sérieusement – la mort et le désir, pas seulement la politique !Et puis il y a les grands absents : rien, nada sauf erreur ou oubli d’une simple mention aussi vite mentionnée qu’oubliée, sur Paul Valéry ! Valéry qui a pourtant publié régulièrement des articles et des conférences sur les problèmes les plus brûlants comme les plus profond liés à la modernité de la première moitié du XXe siècle, articles et conférences rassemblés ensuite vers 1945 sous le titre Regards sur le monde actuel (Gallimard, NRF puis réédition en collection de poche Idées-Gallimard, en deux jolis tirages successifs, le petit et le plus grand format, illustré chacun d’un photographisme différent d’H. Cohen, aussi beau l’un que l’autre). Rien sur Étienne Gilson alors qu’il y a eu une «Affaire Gilson» dans les années 1950 ! Rien sur Régis Debray dont l’itinéraire est pourtant un des plus passionnants de la seconde moitié du XXe siècle ! Rien sur bien d’autres encore… ! C’est évidemment à dessein, et afin de lui rendre justice car nous l’aimons bien, que nous avons voulu ouvrir ce texte par une citation en exergue provenant des lettres de mademoiselle de Lespinasse dont Minc ne dit pas un mot non plus alors qu’elle fut la rivale puis l’égale de madame du Deffand… que nous admirons tout autant. Rien sur Alain Finkielkraut non plus, dans un autre registre. Du point de vue culturel, scientifique, le dictionnaire de Julliard et Winock demeure donc bien supérieur à l’ouvrage de Minc, au moins concernant la période communément couverte, c’est évident. Sur la fin du XIXe et le XXe, le dictionnaire est la Terre, l’histoire de Minc un de ses arbres, ou de ses arbustes qui y poussent.«[…] impasses voulues, choix assumés… tous les ingrédients sont là d’un procès en sorcellerie. Mais un peu de mauvaise foi souriante n’est pas interdit vis-à-vis des intellectuels qui cultivent souvent la mauvaise foi grinçante.»Minc a, certes, répondu par avance à nos reproches en introduction reprise en quatrième de couverture : non pas une histoire complète, générale, où tous les noms d’un monumental dictionnaire seraient rassemblés et analysés, mais son histoire, une histoire parmi d’autres possibles, son point de vue (de faux Candide, plutôt d’amateur très éclairé) sur cette histoire. Dont acte, à nouveau.Reste que… même sur le plus concret et le plus singulier, sur le moins douteux car le plus rapproché, on peut ne pas voir ni comprendre du tout les choses comme il les voit et les comprend. Rien que de naturel mais enfin il faut le dire ! Minc assène ainsi très tranquillement page 360 que Bernard Henri-Lévy est le premier intellectuel à avoir bien «manié» la télévision, comme Valéry Giscard d’Estaing est, selon lui, le premier homme politique à avoir bien «manié» la télévision. Concernant BHL, on ne pense pas que le fait d’avoir été l’un des premiers (Sartre l’avait précédé, sur son tonneau non pas diogénien mais prolétarien) à s’y montrer sans cravate lui confère un brevet d’intelligence médiatique ou médiologique (clin d’œil à Régis Debray) supérieure. Concernant l’ancien Président de la République Giscard d’Estaing, on garde pour notre part le souvenir d’un personnage caricatural, insupportable, mettant en scène ses vœux compassés aux Français, rigidement assis d’un côté de sa cheminée, son épouse de l’autre alors que le moindre document de l’I.N.A. montrant le Général Charles de Gaulle prouve avec éclat que le Général était bien plus à l’aise avec la télévision ! Il faut par exemple se remémorer son admirable répartie aux journalistes qui lui faisaient part des soupçons pesant sur son «coup d’État» et à qui il répondait en substance, s’amusant et les amusant bien aussi : «Est-ce que vous croyez que c’est à mon âge qu’on prendrait plaisir à faire un coup d’État !?», très détendu et alerte, aux antipodes d’un Giscard d’Estaing glacé et impersonnel. Autre problème, historique celui-là : on parle un peu d’Althusser mais en négligeant de signaler qu’il fut interné après avoir étranglé sa compagne. Ce n’est pourtant pas rien lorsqu’on s’intéresse à un intellectuel qui fut directeur de l’E.N.S. et marxiste ! Il aurait fallu le signaler. Enfin on ne pense pas, contrairement à Minc, qu’Internet change quoi que ce soit à la situation politique de l’intellectuel qu’il nomme «e-intellectuel» : les media sont neutres, contrairement à ce que les médiologues voudraient nous faire croire. De même que les armes sont neutres, ou que les stylographes furent neutres. Minc est un intellectuel mais il lui manque la culture profonde des choses : il ignore qu’en technique d’armurerie, on conçoit d’abord le calibre, qu’on fabrique ensuite la munition et que c’est seulement ensuite qu’on élabore le fusil qui tirera cette nouvelle cartouche. Un texte, qu’il soit diffusé par lecture orale, de bouche à oreille, ou par papier, ou par Internet qui n’est qu’un papier potentiellement «omniapparent» par-delà l’espace et le temps, sous réserve que la technique du réseau demeure active (elle pourrait mourir un jour, détruite par un virus informatique terroriste activé par un groupe ou un État, que sais-je ?) et demeure un texte, donc, à l’origine, une simple idée. Les idées gouvernent le monde. Les sentiments gouvernent le monde. Les croyances gouvernent le monde. Les intellectuels ne sont que des personnes un peu plus sensibles que les autres : des morceaux de cire sur lesquels le Destin, les Dieux, le Hasard, l’Histoire ou Dieu impriment mieux que sur les autres ces idées et ces sentiments et ces croyances.Quelques remarques matérielles, à présent : la chronologie finale et la bibliographie finale sont très honorables mais il manque (on l’a déjà dit) un index des noms cités. Il manque aussi les références des citations. On sait bien qu’en Lettres supérieures puis en Première supérieure, il fut un temps (1979-1981 en ce qui nous concerne) où les professeurs nous expliquaient que citer exactement sa source dans une dissertation était vulgaire, inutile et qu’il ne fallait surtout pas le faire. Cela nous amusait et nous navrait tout à la fois puisque nous savions que c’était l’inverse qui devenait vrai à partir du moment où nous voudrions devenir des universitaires respectés. La démocratie – au moins l’enseignement démocratique ! – c’est de donner accès aux sources, par définition. Qui est responsable de cela ? Gabriel Zucman, le jeune normalien remercié page 369 pour avoir sélectionné des «extraits d’ouvrages», a pioché des citations parfois tout à fait remarquables mais on ne sait pas d’où elles sortent, ni comment les retrouver, ni comment les lire dans leur contexte, tout bonnement dans leur texte pour le dire plus simplement en ne donnant pas prétexte à mauvais jeu de mots. Décision du prince Minc, probablement mais nous nous avançons peut-être à la légère : l’éditeur a peut-être aussi suggéré qu’on n’alourdisse pas inutilement les bas de page puisque la cible visée n’était pas en priorité le public étudiant ? Qui sait ? Bref… il aurait donc fallu citer ces sources. Au fond, c’est ce qui nous a le plus agacé : on attend une seconde édition avec les pages et les éditions précises ! Pour nous venger, nous n’avons pas donné toutes nos sources non plus dans cette recension. On précise qu’on accepterait sans difficulté qu’une édition nouvelle le précisant soit vendue plus chère en raison de l’augmentation de savoir qu’on en retirerait : nous sommes libéraux de ce point de vue, nous aussi, et nous savons comprendre la loi de l’offre et de la demande ! Plus d’informations, vaut davantage naturellement d’argent. D’une conséquence de l’informatisation de la société : retenir l’information à la source est preuve de savoir, mais aussi preuve de pouvoir. La classe 2010 n’est pas de voir apparaître le visage, la date de naissance, l’adresse, la localisation ni d’entendre la voix d’un individu sur le rectangle visuel d’un téléphone portable, c’est d’être invisible, secret, inconnu mais effectivement influent. Le nouvel intellectuel : l’influent qui ne dit pas son nom ni son adresse mais qui pénètre subrepticement les esprits. Bon… foin de fantasmes dignes du docteur Mabuse de Fritz Lang dans ses trois versions cinématographiques (celle de 1922, celle de 1932 et celle de 1960) mais de grâce, revenons-en à la saine habitude des parchemins et des collations méthodiques des philologues ! Guillaume Budé must rule !Bref… à lire absolument, même sans les sources des citations !Le plaisir du texte, c’est aussi le plaisir du suspense d’un texte actuel devenant texte possible, imaginaire, rêvé, parfait.Notes(1) Proust ne craint pas d’ajouter, quelques lignes après, à la page 440 de notre édition : «…si revenu que je sois depuis longtemps de tous les dreyfusards nantis qui essayent de se faire une position dans le faubourg Saint-Germain…».(2) Définition ne correspondant ni à celle du dictionnaire Larousse Universel en deux volumes de 1922 ni à celle de l’admirable Vocabulaire technique et critique de la philosophie en un fort volume dirigé par André Lalande et la Société française de Philosophie, édition originale parue dans les fascicules du Bulletin de la S.F.P. de 1902 à 1923 puis nouvelles éditions en volumes, constamment revues et augmentées jusqu’à la nôtre, la 12e de 1976 aux P.U.F. Cette œuvre monumentale demeure un des titres de gloire de la philosophie française en raison de la variété et de la qualité – inédites auparavant et depuis jamais égalées – des contributeurs.Liste de quelques coquilles et erreurs relevéesNous relevons ci-dessous quelques coquilles à corriger, en vue d’une seconde édition : - p. 80, second paragraphe : Joseph de Maistre mal orthographié «Mestre».- p. 110, premier paragraphe, un curieux «au mitant du siècle» au lieu de «au mitan».- p. 165, première ligne, on cite Le Ménage au lieu du correct En ménage de J.-K. Huysmans.- p. 169, à la liste des intellectuels allemands cités en bas et en s’en tenant à la définition restrictive de Minc, il faut (au moins) rajouter Novalis et F.-W. Schelling.- p. 171, le dernier texte du philosophe allemand Kant n’est pas, contrairement à ce qu’affirme le second paragraphe, l’Anthropologie de 1798 : on prie le lecteur de se reporter à la dernière page du sérieux tableau chronologique (couvrant sa vie et sa bibliographie) établi par Théodore Ruyssen. Kant (Librairie Félix Alcan, collection «Les Grands philosophes», troisième édition revue et corrigée, couronnée par l’Académie française, 1929), p. 380. On prend plaisir à signaler, en cette année où Kant est (une fois de plus) au programme de l’agrégation de philosophie, ce beau volume qui demeure une des meilleures synthèses jamais publiées sur son œuvre en langue française, avec celles – plus techniques et donc d’un niveau de difficulté inévitablement supérieur – données à la France par Émile Boutroux (métaphysique), Victor Delbos (philosophie pratique ou morale) et Victor Basch (esthétique et problème téléologique).- p. 174, il est inexact que Walt Whitman, parmi d’autres écrivains américains cités à la fin du second paragraphe, se soit désintéressé de la réalité sociale et politique qui l’entourait : il suffit de lire les Specimen Days [Pages de journal] sélectionnées et traduites par Léon Bazalgette, éditées au Mercure de France en 1926 puis leur version plus complète chez le même éditeur en 1993, pour s’en convaincre.- pp. 244-245 : il manque des italiques au titre du journal Marianne.- p. 407 : c’est sans doute Edgar Morin, plutôt qu’Edgar Maurin, qui est l’auteur de L’Homme et la mort en 1976.

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