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23/08/2005

Préfiguration de la Shoah : Justice sanglante (The Avenger) de Thomas De Quincey

Crédits photographiques : Hatem Omar (AP Photo).

4077373687.jpgThomas De Quincey dans la Zone.








Le Vengeur.JPG«La pièce est sans murs; ils ont disparu dans un abîme sans fond; alentour rien, si ce ne sont de frêles courtines; nuit épaisse dont le silence est rompu par le bruissement à distance de chuchotements; l’obscurité répond à l’obscurité comme une clameur répond à une autre tandis que chez le dormeur, du centre de son cœur rayonnent au-dehors les fils de l’inimaginable chaos grâce auquel des privations imaginaires de silence deviennent des réalités positives et terrifiantes.»
Thomas De Quincey, Justice sanglante [1838] (The Avenger, José Corti, coll. Romantique n° 52, traduit de l’anglais par Roger Kann, 1995), pp. 13-4. Ce titre a été de nouveau traduit, sous un titre fidèle à l'original, par la maison d'édition Baleine, coll. Baleine noire, en 2007.


Préfiguration de la Shoah, ai-je écrit en titre. L'image est exagérée, peut-être même, je ne me le pardonnerai point, journalistique ! Dans cette histoire de vengeance où un sombre héros, un peu trop byronien tout de même (1), châtie jusqu'au dernier les coupables, de paisibles bourgeois allemands ayant humilié puis décimé les membres de sa propre famille, juive, importe à mes yeux l'atmosphère de terreur et de ténèbres tombantes, tout entière inscrite dans les quelques lignes placées en exergue, davantage que le trop évident canevas de l'enquête policière, la première du genre disent les spécialistes, ayant effectivement paru deux années avant le célèbre Double assassinat dans la rue Morgue de Poe qui du reste avait lu Justice sanglante. Nous pourrions aussi rapprocher ce texte assez court d'une nouvelle magnifique d'Arthur Machen, La Terreur, l'un et l'autre de ces grands écrivains ayant de fait minutieusement évoqué la contagion panique, la terreur noire, aveugle provoquées par une série de meurtres conçus comme autant de chaînons d'une série mystérieuse, qui peuvent gagner une population jusqu'alors vivant paisiblement, mais désormais confrontée aux privations absolues du silence et de l'obscurité qui deviennent des puissances.
Comme si l'événement indicible de la Shoah avait projeté ses éclats de lumière noire non seulement vers le futur, donc notre présent, mais également vers le passé. Je ne parle pas, cela a déjà été noté bien des fois, de quelque don de prescience de la part d'écrivains tels que Sade, Bloy, Conrad, Kafka (voire, chez les peintres, l'admirable Goya) ni même d'une lente diffusion par capillarité, dans les sphères intellectuelles de l'Allemagne pré-hitlérienne, des signes et insignes de la catastrophe comme le fait avec talent Jean-Luc Evard.
Je veux dire que, comme un trou noir, le gouffre de la Shoah n'a pu surgir qu'au prix d'une inimaginable dévoration d'espace-temps, qu'elle a encore, d'une certaine façon, contracté le temps, l'a ramassé et, aussi, étendu à l'infini. Ainsi, de même que la destruction méthodique de millions de personnes est un événement que les historiens datent avec précision (même si la surrection proprement dite des camps de la mort continue de demeurer une énigme), j'affirme que la Shoah est un événement invisible qui non seulement se poursuit encore mais se poursuivra jusqu'à la fin des temps.
De telle sorte que la littérature, du moins celle qui a quelque chose à nous dire, ne pouvait pas et ne peut désormais plus ignorer les ténèbres dans lesquelles, avec les voix innombrables d'innocents, elle est descendue, ce remarquable petit texte de Thomas De Quincey figurant, avec une fulgurante prescience, le drame qui se jouerait dans l'Europe un siècle plus tard : des Juifs massacrés parce que Juifs. Notons une différence fondamentale entre le texte de Thomas De Quincey et la réalité car le bourreau des Juifs, contrairement à ce que figure De Quincey, ne finira pas crucifié comme le geôlier ayant abusé de l'une des sœurs du vengeur, et la haine, qualifiée de sentiment ignoble et peu chrétien, si elle n'en aura pas fini de grossir et de se propager comme un poison dans tous les membres de la société européenne, se proposant d'exterminer une population entière, ne pourra pas être comprise comme l'écho qu'elle faisait à la cruelle oppression qui avait dû exister pour l'engendrer.
En somme, Thomas De Quincey, en homme de raison qu'il a toujours été, n'a pu imaginer une haine se suffisant à elle-même, dont l'origine ne pouvait être en aucun cas être cherchée dans une cruelle oppression qui l'aurait rendue, sinon nécessaire, du moins logique, puisque la vengeance implacable qu'il figure dans son texte est encore une réponse qu'exige l'honneur, une mission incarnant la colère divine, ainsi qu'il l'écrit à la toute première page de sa noire parabole : Why callest thou me murderer, and not rather the wrath of God burning after the steps of the oppressor, and cleansing the earth when it is wet with blood ?.

Note
(1) Il nous semble que l'antagoniste de Maximilian Wyndham, Ferdinand von Harrelstein, l'amoureux éconduit de celle qui deviendra la femme de Maximilian, est plus intéressant que notre vengeur, lui qui, par dépit, disparaît littéralement de l'histoire que nous conte De Quincey, comme si le bras armé de la justice sanglante qu'incarne Maximilian ne pouvait, de même que les bourreaux de sa propre famille, qu'infliger de la souffrance à un innocent.