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02/09/2005
Katrina pour tout le monde
J'entends et je lis encore et encore les imbéciles s'amusant de Maurice G. Dantec décrivant l'état de notre civilisation post- (ou pré-, c'est selon...) apocalyptique, et ce dans à peine quelques dizaines d'années. Comme ils ont vite fait de le taxer de fou, d'illuminé, de prophète de foire amateur de drogues et de mauvais bouquins de SF. J'entends et je lis ces mêmes imbéciles, séparés du chaos qui gronde par une paroi dont l'épaisseur est plus fine que celle de la très mince couche de vernis constituant leur maigre culture, j'entends ces crétins s'exclamer que la Raison poursuit sa marche triomphale vers les champs élyséens de la Sérénité, du Bonheur, de la Béatitude vivifiante d'un Occidental enfin débarrassé de ses mauvais démons, sorti, droit comme un i et tout de même aidé par la béquille des droits de l'homme et du citoyen, des profonds marécages où son ancêtre pataugeait lamentablement il y a encore quelques siècles à peine. Il est vrai que celui-ci, pauvre singe, ne connaissait pas les tranchantes vertus du progrès révolutionnaire. J'entends et je lis ces gras collaborateurs d'une Europe sans âme tout entière devenue la putain de quelques gestionnaires perclus de frousse au fond d'un bureau sordide; ils nous promettent, mais oui c'est bien pour demain, la résolution de tous les conflits dans un continent enfin pacifié donc, dans leur esprit, déchristianisé et tolérant à l'égard de l'Autre fût-il turc ou même, pourquoi pas, martien; ils nous promettent un joug paisible sous le regard placide d'un Grand Inquisiteur bureaucrate; ils nous promettent la découverte de nouveaux mondes de plaisirs et de joies que le Divin Marquis n'avait même pas osé imaginer; ils nous promettent, contre Kierkegaard, contre Stirner, contre Nietzsche, la disparition de l'Individu, de l'Unique et de l'Inactuel et la venue du bonhomme massifié, l'homme des foules de Poe bien sûr débarrassé de ses penchants au meurtre grâce à quelque traitement homéopathique. J'entends et je lis ces promesses de lendemains meilleurs, j'en suis gavé depuis mon plus jeune âge comme si j'étais une oie dont on se proposerait de parfaire l'alimentation à des fins pour le moins certaines, inéluctables.
Et je vois, détournant mon regard de ces faces maladivement pâles, déjà tavelées par la Mort, et j'entends, refusant d'écouter ces filets limoneux de voix pourries, et j'entends et je vois venir l'horreur, le chaos, le déchaînement des instincts les plus bas que ces petits professeurs de morale croyaient définitivement ensevelis sous des millénaires de massacres, de sacrifices et de déprédations inhumaines.
C'est maintenant le triomphe d'un Kurtz boueux qui a enfin pu s'échapper de son repaire tapi au plus profond de la jungle, qu'importe qu'il arbore une face de noir aux yeux injectés par la haine. Une autre face n'est pas moins redoutable pourtant, celle-ci livide et sans âme, celle du petit-bourgeois européen réglant consciencieusement le thermostat du four de crémation.
Si notre belle capitale devait connaître un événement, je dis bien un seul, un seul événement même moins grave, infiniment moins grave, quelques dizaines de morts tout au plus (moisson d'un banal attentat après tout...), que celui, inimaginable (et pourtant nous dit-on, auquel il fallait bien s'attendre) qui vient de balayer la Nouvelle-Orléans et lâcher les bêtes sauvages dans ses rues, je n'ai aucun doute, pas le moindre doute sur l'issue de la catastrophe : en France, dans n'importe quelle ville de France, le chaos serait total et, en moins de quelques minutes, toute l'infecte charogne que nos pieux gouvernements, nos douces consciences morales et nos sereins professeurs de droit humanitaire s'obstinent à ne point voir et à prétendre même qu'elle est le fruit de notre imagination intolérante, toute cette boue hurlante dégorgerait avec la puissance d'un fleuve dans les tranquilles avenues parisiennes, pour la consternation des petits-bourgeois qui se dépêcheraient d'ailleurs, en toute légalité bien entendu monsieur, de s'armer pour sauver leur peau blême.
Je ne donne pas cher alors des capiteuses putains qui s'exhibent au Trocadéro ni de leurs cousines étiques, cette multitude discrète d'assistantes de rédaction et d'attachées de presse maladives mais tout aussi rongées par la vérole. Je ne donne pas cher des petits cancrelats, souvent les amants de ces dernières, politiciens, journalistes, écrivains, admirables consciences de gauche et de droite sans parler du centre qui regorge de belles âmes, je ne donne pas cher des réseaux en tous genres, visibles ou invisibles, de clientélisme et de népotisme qui font de la société française une vaste pantalonnade médiatique. Non, je ne donne pas cher de notre capacité à affronter semblable événement qui révélera sans doute l'ange mais aussi, surtout, la bête. Et, voyez-vous, pour tout vous dire : je m'en réjouis. Je me réjouis de voir la France crever sans même plus rêver qu'elle ose, enfin, une dernière aventure perdue d'avance mais où elle risquerait au moins son âme comme ce fut le cas, peut-être pour la dernière fois (la Résistance, tout de même...) lors de la Révolution. Alors coulait le vin de vigueur chanté par le poète, que m'importe qu'il fût poisseux comme le sang versé de milliers d'innocents. Alors la France vivait qui se souciait de régenter le monde en en chassant, magnifique et risible paradoxe qui ne tarderait pas à se retourner contre elle, la tyrannie royale !
Quelle est la grandeur du peuple américain ? Il est vivant. Nous, nous ne sommes que des Européens, c'est-à-dire que nous sommes des morts. Comme tout vivant véritable, ce peuple est donc confronté à l'extrême (terrorisme, menaces naturelles diverses, guerres, etc.), à ce que Günther Anders appelait d'un terme assez laid le supra-liminaire, confrontation épique qui ne risque point de nous surprendre vu que nous sommes déjà morts et que rien, pas même l'extrême qui n'a que faire de cadavres, ne peut ni surtout ne veut nous réveiller.
Car, nous les morts, comment donc prétendriez-vous pouvoir nous effrayer ?
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