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01/02/2006

Le Maljournalisme auto-amplificateur : Le grand bazar de l'info d'Yves Agnès, par Jean-Pierre Tailleur

Crédits photographiques : Jason Lee (Reuters).

Il semble logique que je publie dans la Zone, après avoir évoqué hier l'imprécateur Karl Kraus, un nouvel article évoquant un cas de maljournalisme caractérisé. Le texte ci-dessous consacré au récent ouvrage d'Yves Agnès intitulé Le grand bazar de l'info, est signé par mon ami Jean-Pierre Tailleur qui s'était illustré dans la Zone par la publication de plusieurs textes regroupés dans la catégorie Maljournalisme, terme dont il est sans conteste l'inventeur, n'en déplaise à ce même indélicat Yves Agnès, pourtant donneur de leçons journalistiques. Comme si un journaliste pouvait critiquer avec beaucoup de sérieux le travail d'un autre journaliste ! C'est bien là d'ailleurs l'un des sujets que nous avions abordés avec Jean-Pierre qui, tout de même bon prince, finit par me concéder que, sans doute, une critique impartiale sur le journalisme et ses errances ne pouvait effectivement venir que de l'extérieur de la forteresse, comme Kraus tenta d'en illustrer la prise, à la fois journaliste et plus que journaliste : écrivain, donc pourfendeur irréductible de la fausse parole disséquées par Armand Robin.

«Aller au devant de ce qui peut nourrir le débat. Essais, documents, romans, récits, la ligne éditoriale est tracée avec exigence. Pointer, quel que soit le genre, l’endroit où ça fait mal. Se battre contre le silence qui est la pire des plaies et avoir une démarche militante du point de vue des idées. Avec le parti pris de ne pas en avoir.» Yves Michalon.

Yves Agnès, Le grand bazar de l'info, éditions Michalon Les éditions Michalon ont publié dans les dernières semaines de 2005 une énième critique du journalisme français, intitulée Le grand bazar de l'info. Cet essai n’est qu’un entremêlement de propos convenus, parfois sensés mais amplement ressassés, sur les défauts les moins gênants et les plus avouables de la presse française. Les travers vraiment préoccupants et révélateurs de ses mauvaises pratiques sont occultés pour l’essentiel. L’auteur, Yves Agnès, est un ancien rédacteur en chef du Monde et a dirigé une des deux écoles de journalisme françaises les plus reconnues. Malgré (ou bien à cause) de ces deux titres dignes d’une Légion d’honneur de sa corporation, l’essai publié par Yves Michalon ne présente aucun intérêt. Le style fluide, saupoudré de pointes de grandiloquence, et les retours sur l’Histoire de la presse de ce si bien nommé Grand bazar, cachent mal sa vacuité. Mais il est utile d’analyser et de réfléchir sur son contenu car il illustre parfaitement ce que je qualifie de «maljournalisme» dans mes critiques sur les médias.
Le livre d’Yves Agnès a ironiquement – et accessoirement – la particularité d’être sous-titré Pour en finir avec le maljournalisme. L’ancien directeur général du Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes (CFPJ) reprend ainsi un terme que j’ai lancé en 2002 dans Bévues de presse ou à travers mon site, sans jamais faire référence à l’un ou à l’autre. Le Stalker a contribué à populariser ce néologisme en en faisant un titre d’une rubrique qui réunit certains de mes textes (extraits de mon deuxième livre, Maljournalisme à la française). Ces critiques et ces constats sur la presse française sont en quelque sorte les pendants journalistiques des flèches de Juan Asensio contre la mal-littérature.
Le chien de garde du Stalker m’a proposé de réitérer l’expérience avec une critique du Grand bazar de l'info. Voici donc.
Une précision pour commencer : Yves Agnès a tout à fait le droit d’employer le mot maljournalisme, si évident avec la popularisation du terme malbouffe. Je reviendrai plus loin sur ce qui est toutefois un manque d’élégance et un aveuglement de sa part, à mettre dans la série des mésaventures parfois cocasses vécues avec Bévues de presse. Il faut d’abord se pencher sur le contenu de son essai, inquiétant car il illustre page après page l’incapacité de la presse française à se remettre en question sans faux-fuyants. Cette mauvaise habitude intellectuelle a des conséquences graves sur le plan socio-politique, à moins que l’on dénie toute contribution utile au «quatrième pouvoir».
Le grand bazar de l’info est le symptôme amplificateur des maux qu’il prétend dénoncer, en effet. En ouvrant cet essai, on a l’impression de lire une liste de sujets déjà traités ces dernières années dans Arrêt sur images, l’hebdomadaire autocritique de la télévision. Ce livre m’en a rappelé un autre, d’ailleurs, apparemment plus futile, L'Audimat à mort (2004). Son auteur Hélène Risser, une ex-collaboratrice de l’émission de France 5, concentre ses tirs sur la télé-réalité et l’info-spectacle avec une argumentation plus consistante. Elle ne se contente pas de lamentations sur des fautes déjà médiatisées par Daniel Schneidermann dans son rendez-vous dominical, son récit apportant des compléments d’information instructifs. Pour prendre un des exemples les plus éloquents, la «pipolisation» progressive de l’émission Envoyé spécial, sur France 2, est abordée en quelques lignes dans Le grand bazar. Inversement, L'Audimat à mort consacre huit pages au magazine-alibi de la chaîne publique, avec des faits qui vont au-delà de ce qu’Arrêt sur images a pu dénoncer au fil des ans. Le témoignage d’Hélène Risser est un hommage à l’écrit, tandis que ce que raconte l’ancien rédacteur en chef du Monde n’apporte rien de plus que des commentaires rapides et dérisoires entendus à la radio ou à la télévision.
Faute d’enquête en profondeur, avec un festival de platitudes en guise de diagnostic sur la mal-information en France, Yves Agnès a fait du maljournalisme tout en croyant le combattre. Les défauts de son livre ne se limitent pas aux fautes d’orthographes sur les patronymes de deux Michel, par exemple (le docteur Garretta et le philosophe Benasayag). Celui qui a pourtant publié un Manuel de journalisme manque surtout de rigueur avec une série de mensonges par omission. Des oublis qui alimentent les contrevérités entretenues depuis des années par la «médiologie» française. Illustration avec une phrase tirée du premier chapitre: «On a encore en mémoire le cas de Janet Cooke, du Washington Post, un temps lauréate en 1991 du prix Pulitzer pour un reportage entièrement fabriqué».
Ce bref rappel historique au sujet d’une faute qui secoua la presse américaine est ahurissant et significatif à de multiples titres. D’une part, Yves Agnès se trompe d’une décennie (1981 et non pas 1991). Ensuite, le reportage de Janet Cooke n’était pas «entièrement» inventé, et puis le Pulitzer lui a pratiquement été retiré sur le champ. Le Washington Post s’est même amplement expliqué sur cette faute au bout de quelques jours. Enfin et surtout, l’auteur du Grand bazar se garde de citer des bévues liées au franco-français prix Albert Londres.
Le directeur du Monde diplomatique Ignacio Ramonet, qui semble être une des références intellectuelles de l’ancien professeur de journalisme, tient les mêmes propos malhonnêtes dans son essai La Tyrannie de la communication. Malhonnêtes parce que cet exemple états-unien, ressassé depuis plus de deux décennies, permet d’occulter un point bien plus préoccupant pour la démocratie en France. Une question au cœur de la notion de maljournalisme selon la définition que j’ai donné à ce terme : l’incapacité de la presse française d’enquêter et de s’expliquer sur certaines fautes majeures qui lui sont totalement imputables.
L’ancien chargé de rubrique «Communication» du Monde reprend aussi, logiquement, le discours altermondialiste qui voit dans le néo-libéralisme le principal virus qui infecterait les journalistes français. Cette posture est souvent légitime mais d’autres essayistes l’ont développée déjà, avec plus de pertinence et d’arguments précis (Serge Halimi pour ne citer que lui). En outre, cette cause n’explique que partiellement – et toujours unilatéralement – les raisons de la mal-information en France. Je l’ai amplement démontré dans Bévues de presse en comparant certains journaux de l’Hexagone avec ceux d’autres pays aussi «sous-pression-néo-libérale», à l’avantage de ces derniers. J’ai également eu l’occasion de faire ce type de constat avec des étudiants en journalisme, en mettant en parallèle les nouvelles formules du Figaro et du Guardian ainsi que des enquêtes primées en France et aux Etats-Unis.
L’ancien patron du CFPJ ne révèle ou ne développe aucun cas de maljournalisme, il en ignore d’autres ou bien parfois, plus subtilement, il en minimise certains. On comprend mal pourquoi, par exemple, alors qu’il évoque les fautes de son ancien journal lors des affaires du sang contaminé ou Alègre-Baudis, il ne cite pas les noms des rédacteurs pris en flagrant délit professionnel. Dans le sixième chapitre intitulé «Malaise» (sic), Yves Agnès prend même la défense d’Alain Ménargues, l’ex-patron de la rédaction de Radio France Internationale, évincé fin 2004 pour avoir tenu des propos nauséabonds. «On lui reproche d’avoir qualifié Israël d’"État raciste"» explique simplement l’auteur du Manuel de journalisme. Or on a reproché à Alain Ménargues son discours antisémite lorsque par exemple il a déclaré, dans une radio d’extrême droite, que les juifs avaient créé eux-mêmes leur premier ghetto à Venise. Dans une conférence en mars 2005 à Montpellier, il a même souligné des «similitudes entre le nazisme et l'extrémisme sioniste», en ajoutant : «Entre 1933 et 1938, des SS ont visité la Palestine.»
Comme beaucoup d’observateurs des médias français, souvent insensibles à des travers inadmissibles, Yves Agnès souffre d’une infirmité intellectuelle qui ne le rend pas seulement sourd aux commentaires judéophopes d’un ex-ponte de RFI. Cette maladie corporatiste fait aussi de lui un aveugle face aux constats exposés dans Bévues de presse, les ignorant au lieu de les critiquer ou de les accepter. C’est le cas, notamment, quand il cite pour modèle – à plusieurs reprises – le quotidien Ouest France. Quelles que soient les qualités de ce journal, on ne peut pas dire qu’il soit un battant du journalisme d’investigation, à commencer dans ses zones de chalandise. Comme la plupart de ses confrères régionaux, il est même plutôt un symbole de la sous-information dont souffre la société française. Ce déficit médiatique qui conduit à l’incompréhension entre les élites parisiennes et «les gens». Cette incommunication française dont on se lamente quand les banlieues «se révoltent» ou lorsque le Front national connaît des succès électoraux...
Comme je l'ai déjà indiqué, Le grand bazar de l’info contient également des passages sur lesquels il est difficile d’être en désaccord. Son auteur regrette la précarité, l’excès de paresse ou le manque d’ambition de beaucoup de journalistes, en précisant «ces vingt dernières années». On ne comprend pas bien pourquoi la mal-information se serait particulièrement développée depuis 1986, au moment de la privatisation de TF1, mais bon... Il défend aussi l’idée de la création d’instances d’autorégulation de la profession des journalistes, non sans raison. Toutefois, le refus ou l’incapacité d’Yves Agnès de reconnaître des cas de maljournalisme majeurs – et l’idée que ces organismes seraient contrôlés par des critiques opérant comme lui – donne froid dans le dos. J’écris ces lignes au moment même où nos bonnes âmes occidentales s’indignent que la société Google ait accepté de retirer de son moteur de recherche des références à des sites qui agacent les autorités chinoises. C’est pourtant exactement ce que fait le Grand bazar, en dévalorisant, en retirant du sens au concept de maljournalisme.
Je reviens et termine sur le fait qu’entre les lignes, Yves Agnès se présente comme l'inventeur d’un néologisme que j’ai déjà amplement utilisé (pour vérifier, il suffit de taper le mot dans… Google justement). Les éditions Michalon et leur auteur ont feint d'ignorer cette antériorité alors que ce dernier, croisé lors d’une conférence sur les médias en 2002, avait entendu parler de mes travaux. Mais je regrette surtout l’appauvrissement de ce concept dans leur livre, véritable bond en arrière faute d’ignorer les constats déjà désignés du label «maljournalisme». Un journaliste et un éditeur cramponnés au Minitel à l’époque d’Internet à haut débit n’auraient pas fait mieux.
Dans mes travaux, ce nouveau terme concerne d’abord le manque d’enquêtes sérieuses dans des journaux dont il faut remettre en cause la notoriété. Cette approche induit, par voie de conséquence, un retour sur toutes les idées reçues concernant la presse française, et en particulier sur ses animaux sacrés. La réputation usurpée du Canard enchaîné par exemple, et la légèreté de nombreuses enquêtes publiées dans des hebdomadaires de droite comme de gauche (Marianne et Valeurs actuelles notamment). Ce type de remise à plat est plus riche, plus constructif, que des pleurs (et des leurres) sur la marchandisation de l’information.
De même que le terme «mal-litterature» pointe du doigt les prises pour modèles de mauvais écrivains comme les dénonce Juan Asensio, le maljournalisme doit désigner les prescriptions malhonnêtes de travaux journalistiques médiocres. A l’aide de comparaisons internationales, ce concept permet de souligner le relatif manque de débat sur la qualité des contenus des journaux, dû à la pauvreté du journalisme sur le journalisme en France. De même que la malbouffe concerne les concepteurs et les producteurs de nourriture et pas seulement les intermédiaires que sont les restaurateurs, le maljournalisme ne peut pas se limiter aux fautes de certaines rédactions. Il concerne d’abord l’indifférence ou la malhonnêteté intellectuelle de «médiologues» qui ignorent des pratiques journalistiques déplorables.
Le titre, Le grand bazar de l’info décrit bien le contenu d’un livre qui, contrairement à ce qu’indique son sous-titre, ne peut que contribuer à consolider le maljournalisme en France. A moins que ses lecteurs ne le parcourent au second degré, comme un contre-modèle de regard à avoir sur le métier d’informer. Souhaitons-le, en les invitant à réfléchir également aux prétentions affichées par Yves Michalon en page vitrine de son site : «Pointer, quel que soit le genre, l’endroit où ça fait mal. Se battre contre le silence qui est la pire des plaies». Un beau credo.
En publiant un essai sur la base du pedigree de son auteur bien plus que sur sa valeur intrinsèque, cet éditeur a indirectement abordé une autre question douloureuse, la «mal-édition» en France… Un thème sur lequel il conviendrait également de s’attarder.