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15/03/2011

Günther Anders, le renoncement à l'état d'antiquité

Crédits photographiques : Wally Santana (Associated Press).

Remise en une d'une note publiée le 29 mai 2007.

Rappel
Eschatologie(s) de la catastrophe.

«Tous les grands poètes, que ce soit Dante, Milton ou Blake, doivent ruiner les vérités sacrées et n’en faire que fable et vieille chanson, parce que, précisément, la condition essentielle de la force poétique est que la nouvelle chanson, la sienne propre, doive toujours être une chanson de soi-même […].»
Harold Bloom, Ruiner les vérités sacrées (Circé, coll. Bibliothèque critique, 1999), p. 140.


f6aa26ef3ca73548328bea96720dd6ad.jpgC'est la lecture de cette information (Paul Warfield Tibbets Jr, le pilote américain qui était aux commandes du B-29 qui largua la bombe atomique sur Hiroshima, au Japon, le 6 août 1945, est mort jeudi à l'âge de 92 ans) qui m'a poussé à évoquer Günther Anders qui dialogua avec Claude Eatherly, le commandant de bord de l'avion météorologique qui accompagnait le bombardier Enola Gay.

Après tout, un roman ne vaut rien s'il ne cherche, en toute conscience de celui qui l'a écrit, à s'approcher de ce territoire qui constitue un espace où l'état d'exception abolit toutes nos croyances, et d'abord celles que les écrivains nourrissent sur la littérature.
Il s'agit toujours de plonger dans le gouffre hurlant, moins pour y trouver du nouveau que, selon Harold Bloom, jeter à terre (plus bas que terre) nos croyances les plus évidentes. Ainsi, selon ce critique, le grand roman est d'abord celui qui se moque des plus hautes réussites romanesques de l'humanité : Joyce s'est moqué d'Homère, malgré l'évident respect qu'il témoignait à l'auteur de L'Odyssée. Sans cette moquerie, il n'eût pu écrire son Ulysse avec le plus grand sérieux.
Peinant pour tenter de définir ce qu'était un infréquentable, je n'ai rien trouvé de mieux que cette évidence, qu'il m'a fallu toutefois extraire de sa gangue de banalités supposées et de faux présupposés : l'infréquentable est le révolutionnaire le plus abouti. Je précise que cette définition est encore parfaitement valable dans le cas où l'homme ne serait qu'un pleutre ou même le pire des lâches. L'homme peut être quelque ridicule exemple de conformisme bourgeois ou petit-bourgeois pourvu que le tigre qu'est l'écrivain aiguise ses dents de sabre.
Forcément, l'infréquentable déplaît. Forcément, il est tenu, prudemment, à l'écart du troupeau de moutons placides, que ses vues pourraient tout d'un coup inquiéter, voire : faire enrager.
Alors le troupeau de moutons devenus fous de terreur, comme les porcs de l'évangile, se jetteront probablement du haut d'une falaise, refusant de voir ce que le mouton noir leur a montré dans son regard aussi suspect qu'intelligent : la vérité sous les apparences.

bb40148146a5e4b250d5c4e3459945da.gifGünther Anders est de toute évidence l'un de ces infréquentables. Un révolutionnaire abouti ayant choisi son camp : chacun de ses textes est une charge impitoyable contre les faux-semblants (1). Chacun de ses écrits se dresse contre l'outrecuidance de l'homme moderne et son absolue lâcheté : Anders parle, dans son Obsolescence de l'homme publiée en 1956, de honte prométhéenne. Prométhé a ravi le feu mais voilà qu'il paraît en crever de honte et que, faisant amende honorable, il le retire aux hommes ou plutôt : il le leur confie tout en leur faisant croire qu'ils n'en seront point les maîtres. Ainsi pourront-ils gémir en pensant que le feu nucléaire ressemble à quelque punition divine, alors même qu'ils en ont eux-mêmes déclenché l'horreur il est vrai réellement démoniaque.
Espace n'obéissant pas aux lois communes, état d'exception que l'auteur a tenté sans relâche, avant Giorgio Agamben, de conceptualiser (ou bien de coucher sur le papier de son très kraussien roman molussien), forgeant moins de nouvelles notions (comme celle du supraliminaire (2)) qu'il n'a donné, aux anciennes catégories de l'apocalyptisme judéo-chrétien, 51d5b6e17298fe67cd54870242cd280e.gifune nouvelle vie; Anders, tentant donc de penser l'impensable, se moque de cela qui l'a précédé et d'abord : du christianisme. Il a tort. Le christianisme est devant nous (3), de même que le feu sur lequel Anders braque son regard, alors que le reste du troupeau, obstinément, continue de paître l'herbe succulente.
Du reste, cet auteur, s'il a beau jeu de réduire l'attente de la parousie a un jeu d'esprits pour le moins enfiévrés, ne rechigne cependant pas à se servir d'un vocabulaire et de notions éminemment religieux (4), spécifiquement chrétiens, puisque notre monde n'apprécie rien tant que la parodie (5), donc la moquerie des valeurs chrétiennes devenues folles, le carnaval universel.
Cette critique radicale n'est donc elle-même qu'un leurre. Sans elle, Anders n'aurait de toute façon tout simplement point écrit sur une époque dont l'unique religion est de n'en plus avoir, alors que nous continuons de vivre au plus près de l'Apocalypse (6) qu'un doigt de fonctionnaire, de bourgeois ou de petit-bourgeois, à n'importe quel moment, peut déclencher sur la Terre entière. 7c2d0183678f4bbb6ebff7424d177b2c.gifIl n'en exprimera de fait aucun regret, son geste étant noyé dans une accumulation de gestes sans la moindre importance : Anders, qui a interrogé Claude Eatherly, le commandant de bord de l'avion météorologique qui accompagnait le bombardier d'Hiroshima, sait de quoi il parle.
Il est vrai que le Mal sait se passer du démon, et que cette vérité était connue de la littérature bien avant qu'elle ne soit infernalement illustrée par l'horreur des massacres de masse de la Première Guerre, puis par celle des fours crématoires industrialisés.

Notes
(1) Étonnamment, Anders emploie une métaphore utilisée par Georges Bataille dans son ouvrage consacré à Gilles de Rais : «Les situations hitlériennes ne sont pas si immédiates à reconnaître. Il est vrai qu’il y a de temps à autre des éclairs qui font flamboyer pendant une seconde le paysage d’aujourd’hui et montrent comment il ressemble effroyablement à celui d’hier», Günther Anders, Les morts. Discours sur les trois guerres mondiales [Die Toten. Rede über die drei Weltkriege, 1965, paru dans Hiroshima ist überall, 1982], traduit de l’allemand par Denis Trierweiler et Ariel Morabia, revue Esprit, mai 2003, pp. 127-156, p. 129.
(2) «J'appelle supraliminaires les événements et les actions qui sont trop grands pour être encore conçus par l'homme : si c'était le cas, ils pourraient être perçus et mémorisés», Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?, Entretien avec Mathias Greffrath, Allia, 2001, p. 72.
(3) «Autrefois, on attendait une fin qui ne venait pas. Elle était, pour aller vite, infondée. Aujourd’hui, elle est au contraire objectivement justifiée. Comparé à l’attente actuelle de la fin, le discours des apôtres sur l’apocalypse n’est que pure imagination», Günther Anders, Le temps de la fin (L’Herne, coll. Carnet, 2007), p. 112. On regrettera, dans ce petit ouvrage, l'absence de toute indication quant à la provenance du texte d'Anders. Il s'agit en fait, habillé d'un nouveau titre, d'un des chapitres de l'ouvrage intitulé La menace nucléaire [Die atomare Drohung. Radikale Überlegungen zum atomaren Zeitalter] paru aux éditions Le Serpent à plumes.
(4) «C’était le bon temps lorsque la méchanceté s’incarnait encore dans des êtres méchants ou mauvais, et lorsqu’on était encore en droit d’espérer pouvoir combattre le mal en luttant contre les méchants. Que nous ne puissions plus l’espérer – et j’en reviens par là à mon propos initial – contribue également à définir notre nouveau statut «religieux», Günther Anders, Désuétude de la méchanceté, dernier chapitre de Die Antiquiertheit des Menschen, T. II, traduction par Michèle Colombo, revue Conférence n°9, automne 1999, p. 185.
(5) «[…] en un sens à vrai dire jamais soupçonné auparavant, et totalement étranger au christianisme, nous sommes tous devenus des proximi, des prochains : en ce sens, précisément, que personne n’a plus besoin de bouger de sa place, que chacun «avant déjà» (avant de se déplacer) peut atteindre et effacer chacun, comme il peut par chacun être atteint et effacé implacablement; et que de la sorte chacun est une victime possible», Günther Anders, La haine à l’état d’antiquité [Die Antiquiertheit des Hassens, 1985] (Payot & Rivages, coll. Bibliothèque Rivages, 2007), p. 90. Signalons une erreur sous la plume de Philippe Ivernel qui cite, à la place de la revue Conférence qui a toujours réservé aux textes d'Anders une place méritée, la revue Confluences.
(6) «Ce qui se tient derrière nous – au sens de ce qui est valide une fois pour toutes –, c’est la présupposition qui rend la catastrophe possible.
Ce qui se tient devant nous, c’est la possible catastrophe.
Ce qui est toujours là, c’est la possibilité que la catastrophe ait lieu à chaque instant.
Analogie : tout comme autrefois on avait essayé, en introduisant l’idée de délai, de garder les croyants dans la croyance (en l’avènement), on cherche aujourd’hui, en réintroduisant l’idée de délai, à garder les incroyants dans l’incroyance (en l’avènement)», Günther Anders, Le temps de la fin, op. cit., pp. 99-100.