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16/02/2009

Dans l’intimité douloureuse de Paul Gadenne : La Rupture, Carnets, 1937-1940

Crédits photographiques : Olivier Grunewald.

À propos de La Rupture, Carnets, 1937-1940 de Paul Gadenne, édition établie, présentée et annotée par Delphine Dupic, avant-propos de Didier Sarrou (Rézé, Séquences, 1999). Les pages entre parenthèses, sans autre indication, renvoient à cet ouvrage.

J'évoquerai brièvement, dans ces quelques lignes, l’intimité créatrice de ce grand romancier qu'est Paul Gadenne révélée par le patient travail de collation de Delphine Dupic. Celle-ci donne les éléments biographiques indispensables à la compréhension des carnets de l'écrivain. Je renvoie donc nos lecteurs à ces pages instruites, préférant me livrer à un exercice périlleux, qui excède certainement le cadre aseptisé du compte rendu et qui, en me permettant peut-être de délivrer quelques-unes des pensées noires qui tournent à vide dans ma cervelle, me donnera un aperçu – est-il illusoire ?, est-il vain ? – du chemin que j’ai parcouru depuis que, comme William Styron, je me suis retrouvé face aux ténèbres, les ayant fixées l'espace d'un instant, avant que l'habitude paresseuse du jour et sa patiente insignifiance ne reprennent leur droit. Ce travail d’écriture, je le fais donc, avant tout, pour moi, d’une façon que je confesse être parfaitement égoïste et même, probablement, inutile.
Vivre, pendant de longues semaines, dans l’état dolent et insupportable que Gadenne appelle magnifiquement une «Permanence de désespoir» (p. 183). Je demande à mon lecteur, durant quelques secondes, de tenter de se représenter ce que peut bien vouloir signifier pareille expression, dont il ne remarque peut-être pas tout de suite la bizarrerie, l’impossibilité : une permanence de désespoir, autant dire ou écrire, par exemple, comme Conrad, le cœur des ténèbres, afin de donner au Mal une consistance personnelle, beaucoup plus effrayante que le morne écoulement de sottises que laisse dégouliner Face aux ténèbres de Styron qui d’ailleurs, jamais, n’évoque précisément la rencontre avec le visage hideux. Cœur des ténèbres, permanence de désespoir… C’est comme si, par l’alliance des contraires, l’auteur voulait signifier la chose suivante : la monstruosité n’est pas directement compréhensible, comme le Mal, que nul ne peut se représenter dans son avide béance, comme le Désespoir, ici défroqué de toute individualité par l’usage de l’indéfini, comme, aussi, le Démoniaque. L’un et l’autre ne sont qu’une forme de mal intolérablement privé de lumière, une ombre péremptoirement maintenue dans l’obscurité alors qu’elle est toute proche de la source innocente : proche à l’en toucher, proche à pouvoir plonger sa main dans l’eau claire, contemplant de tout près la surface étale qui ne peut – par le commandement de quelle voix qu’il ne nous est pas permis de faire taire ? – refléter son visage ruisselant de larmes, le damné lève son front vers le ciel, s’enfuit en rugissant, la haine qui le consume n’est même pas parvenue à faire frémir une crête du précieux liquide. Comme Jean-Louis Chrétien l'écrit, «L'extrémité du mal ne réside pas dans l'abolition de tout rapport au bien, mais dans l'incessante proximité du bien devenu terrifiant» (1). L’innocence, certainement, est intouchable, sa pureté paraît inhumaine, froide et cruelle à celui qui n’a pas compris que cette distance même (distance hors de Dieu) est la forme la plus accomplie de la souffrance, et qui s’émeut un peu naïvement des pleurs et des hurlements du malheureux, celui qui souffre effectivement, mais seulement en rêve; car, oui, comme Simone Weil le dit dans La pesanteur et la grâce, l’innocent seul peut sentir l’enfer, non le damné qui y vit et y chante sa peine. La destinée du damné est donc scellée – ne l’a-t-elle pas toujours été, de toute éternité ? – et, au reste, peu nous importe, puisque le lecteur curieux de ces sombres mystères pourra se reporter aux phrases lumineuses que Kierkegaard a écrites, dans Crainte et Tremblement, à propos du sort réservé au triton qui a refusé le secours d’Agnès. Quoi qu’il en soit, Gadenne affirme : «Il faut un énorme courage non pas peut-être pour vivre mais pour survivre, c’est-à-dire pour marcher avec le Paradis derrière soi – [souffrance de damné]» (p. 74). Chaque homme avance dans sa nuit, avec, derrière lui, le poids intolérable du remords et, dans ses veines, le sang froid de la nostalgie : peu importe la faute, puisque, c’est une certitude, notre conscience ne s’éveille que par elle; chacun d’entre nous est ainsi pécheur, et la négation même de cet état (de fait, dirai-je) est aussi ridicule que vaine.
Mais celui auquel nul pardon n’est accordé, celui qui s’est fait, comme le Jean-Baptiste Clamence de Camus, son propre bourreau, celui-là est réellement perdu, parce qu’un homme, de son propre chef, ne peut se pardonner, et que nulle grâce ne peut jaillir de ses propres entrailles : le feu est son élément, selon la très stricte ordonnance des enfers : Je vis à même le feu, nous dit ainsi l’écrivain, avant d’ajouter, non sans une volonté de canaille exemplarité, à moins qu’il ne s’agisse du trait décoché par un de ces mystiques de l’extinction pure (Silesius, ainsi, ne l’eut sans doute pas désavoué), «Mais c’est le plus pur des éléments» (p. 125). Quel espoir reste-t-il, envers et contre toute fermeture de la volonté malade, mauvaise, crispée sur la haine et la certitude du malheur définitif, consommé, paraphé par l'autre ? Écoutons le narrateur de La Plage de Scheveningen : «Je lui en voulais de m'avoir refusé la clarté, de m'avoir condamné sans dire pourquoi. Pendant tant d'années, à cause d'elle, j'avais envisagé comme la splendeur même de la vie l'image de l'accusé devant ses juges, tout seul au milieu d'une salle attentive, et dont la moindre parole est entendue, consignée, appréciée. Tout le monde se tourne vers cet homme en noir, tout le monde le regarde,– et que peut-il se passer de plus, qu'une fêlure n'apparaisse sous les pieds de cet homme et de ceux qui l'écoutent, une fêlure où la terre va s'engloutir» (2). L’hermétisme irrémissible, dont l’absolu est constitué, selon Kierkegaard (3), par l’exemple de Satan, et son contraire, la folie du meurtre rédempteur, qui illumine l’horizon bas d’un rougeoiement de feu inquiétant : c’est la solution, étrange et souterraine, apportée par Le Vent noir, lorsque le personnage, par son geste meurtrier, rejoint mystérieusement la communauté des hommes, de laquelle la condamnation de la femme jadis aimée l’avait retranché (comme, d’ailleurs, nous le voyons presque de la même façon dans le premier roman de Sábato, Le Tunnel (4)) : «Le jour continuait à se lever devant lui, au-dessus du bois, où le soleil naissait dans une flaque de sang» (5). Reste aussi la solution que nous pourrions nommer énochienne, celle du ravissement, de l’irruption absolue de l’Infini dans le cachot du temps qu’il fait éclater : la reprise en somme, mais non plus conditionnée par et attachée aux petites banalités d'une reconquête purement terrestre, une femme à ravir, autrefois aimée et perdue, comme une borne de sel à trouver de nouveau au bord du temps reconquis, cette plage immobile et pérenne, éternellement nouvelle, vierge étendue de Scheveningen où la réconciliation nous lavera de l'amertume. La zébrure de l’éclair, la foudre de la grâce, c’est-à-dire l’invocation suppliante à Dieu, ici magnifiquement apostrophé par le romancier :

«Mon Dieu, où êtes-vous ?
Où êtes-vous, Dieu des Armées, Dieu de Sodome et de Gomorrhe ?
Dieu des pluies de poix et de plomb fondu ?
Vous êtes-vous réfugié dans la Bible et n’en sortirez-vous pas un jour ?
Nous sommes quelques-uns ici qui avons soif de JUSTICE.
Quelques-uns ?
Oui, moi» (p. 118, les italiques sont de l'écrivain).

Mais la comparution directe devant le Juge est don inimaginablement rare, tandis que nous cerne la mer plate du désespoir et que, comme l'autre, ce dernier veilleur de la ville de Copenhague, nous ne pouvons trouver le levier d'Archimède : mais je ne peux pas sortir de moi pour m'élever au-dessus de moi-même; quant au point d'Archimède, je ne puis le découvrir. Il nous reste donc, en ultime recours, à emprunter la voie douloureuse, solitaire et immonde, que je ne crains pas d’appeler christique, puisqu’elle commande au romancier de rechercher, dans une espèce de dépouillement dont le monde n’a plus l’idée et qui le choque profondément, la plus grande détresse, humaine et spirituelle; l’émergence d’une grande œuvre, toujours, se fait par le travail inhumain de ce que Simone Weil, une nouvelle fois, appelait la décréation. Comme le mystique, Maître Eckhart ou Tauler, comme le personnage des Hauts-Quartiers, Didier, l’écrivain est celui qui doit crever l’enflure du sujet, de la personne, de ce moi-écran dont la vanité absurde constitue la première et véritable barrière à la contemplation sereine et lumineuse de l’univers. Ce travail pénible (c’est là énoncer un pléonasme), parce qu’il commande l’ascèse extraordinaire qui consiste à vider l’être de l’être, le plein du mauvais rêve de l’existence quotidienne, afin de se faire attente, pure béance qui se remplira de Dieu, ce travail consiste donc à arracher, de sa propre chair, le poison du vieil homme, qui nourrissait de son suc la défroque puante.
Mais, pour un parcours accompli dans le pur rayonnement de la grâce enfantine et innocente – loin de la magie de conte de la Légende dorée, un saint purement et seulement joyeux a-t-il jamais existé ? –, mille plongées dans le chaos vociférant du Mal, de l’ordure, de la Réprobation, de la Damnation; et surtout, il s’agit de ne pas flancher, car la chute serait pathétique, pour celui qui, ayant entrevu la lumière lointaine, renoncerait finalement à s’avancer vers elle : «La Réprobation générale suppose chez celui qui en est l’objet une force d’âme. On n’admire pas assez les Réprouvés. C’est pourquoi peu de criminels résistent à leur crime. J’ai l’impression quand je les vois que j’ai les mains pleines de sang» (pp. 124-5). C’est donc, clairement exprimée, dans une image dont le sens est l’inverse de celle qu’utilise Shakespeare pour évoquer la culpabilité de Lady Macbeth, la tâche inouïe à laquelle se consacre le romancier : être du côté de l’opprimé, du raillé, du meurtrier qui assume son meurtre, même, du damné, par exemple Judas, comme le superbe roman posthume de l’écrivain l’affirme : «Il faut que tout le sang, la honte, la méchanceté du monde soient avec moi, sur moi; que toute la lie, l'écume du monde se retirent du monde avec moi et soient consumées avec moi. Je serai le réceptacle où le monde rejettera son ordure, c'est-à-dire sa souffrance. Le mal n'existe que par ma conscience. Ma conscience peut mourir dans le sein profané de cette fille. Ainsi s'établira la gloire de Dieu. Judas est nécessaire au monde. Mais est nécessaire aussi, beaucoup moins que Judas, quelque chose comme le valet de Judas» 6). Ainsi encore écrit-il dans ses Carnets, «Permettez-moi de vous dire que s’il y a une moitié de l’humanité qui rançonne l’autre, je me suis toujours honoré d’être dans la seconde moitié (p. 48). Gadenne est du côté de l’humanité rançonnée, d’Abel plutôt que de Caïn, du côté du frère blessé, assassiné, plutôt que de celui du victorieux par la force, qui n’est finalement qu’un faible, qui n’est finalement que le Vaincu; du reste, c’est cette quête du frère que mimera l’œuvre entière du romancier, déjà annoncée en projet du premier roman, Siloé : «Je repense au livre que je projette depuis longtemps : Le Frère – Recherche d’un frère» (p. 37). Cette quête, seule, est capable de vaincre le désespoir, la solitude, le silence qui sont le pain noir quotidien du malheureux; je ne dirai pas cependant, naïvement, que le secours vient du dehors, d’autrui, d’un autre visage. Non, Gadenne le sait, qui prône la méthode ascétique, parcours de Croix inhumain où les visages se détournent et se moquent : «Vendredi. Solitude hier. Il faut être fort, ne voir personne. Se fortifier dans la solitude, pis que cela, au milieu du blâme général, voire du mépris – et mépriser plus fort. S’élever par le mépris, par l’amour de l’ineffable et de l’invisible» (p. 123).
Alors se lève, mais oui, j’ose l’espérer, alors se lève cela que nous n’attendions plus, qui nous était refusé, qui nous avait été enlevé, ce que nous avions perdu : nous le retrouvons, parce que nous nous sommes tenus là, «pour-personne-et-pour-rien. / Non-connu de quiconque», comme Paul Celan le dit magnifiquement, connu et inconnu, inconnu des hommes et connu de Dieu seul, inconnu, j’ose cette monstruosité, peut-être même inconnu de Dieu, puisque nous nous sommes détournés de Sa Face, et que sa toute-puissance est respect de celui qui se détourne de Lui, de sa Volonté, de son Souffle, pour faire l’expérience de l’Autre, de sa volonté serve, de son souffle pestilentiel. Alors, le Dieu humilié qui est mort crucifié sur la croix pour que je dirige sur lui l’attention de mon âme me cherche de son regard brûlant, il ne peut rien faire d’autre : Dieu me cherche, moi, vermine prétentieuse, moi et moi seulement, moi plus que cette enfant qui vient de mourir dans la paix de l’innocence, moi et moi seulement, plus que ce malade au courage exemplaire, qui est pourtant tombé dans l’imbécillité d’un corps privé de volonté, gangrené par le délire et la mal-mort, moi et moi seulement, plus que ce saint blasphémateur qui hurle dans la nuit obscure, moi et moi seulement (c’est même l’unique raison, incompréhensible et scandaleuse, pour laquelle Il a donné son Fils aux voleurs et aux chiens), parce que l’amour souffre et ne peut tolérer une seule seconde — une seconde pour Dieu est comme mille ans pour nous – que l’aimé se détourne, vautré dans la boue de la prière facile et la fausse parole du sentiment véniel, le caquetage ridicule du plaisir et la comédie de l’amour éploré, véritable, nouveau-né, aussi frais que l'haleine d'une putain saoule, comédie qui n’est que la répétition insonore d’une pathétique absence de courage, de folie, pas celle de la Croix, oh non !, pauvre imbécile, pas celle-là, surtout pas celle-là, seulement celle de l’amour, pourtant préfiguratrice, signe de tous les flanchements, de toutes les bassesses, de toutes les médiocrités. Dieu me cherche. Il a donné son Fils pour me trouver ! Et Il me trouvera, afin d’effacer l’amertume des vieilles pages encrassées par le contact de tant de mains sales, le jaune chassieux du texte ancien, ridicule à présent que la lecture ne le vivifie plus; Gadenne use de semblable métaphore, afin d’évoquer l’aimée qui l’a lâché, afin d’offrir à la femme nouvelle, à l’inespérée attendue au-delà de son espoir et de son attente, la permanence d’une langue et d’une écriture où trouver son lieu d’épanouissement : «Mais alors qu’on s’ingénie aujourd’hui à effacer les cantiques récents pour retrouver les discours anciens, c’est le texte ancien, vous le savez, que je cherche à effacer de plus en plus, – sauf aux endroits peut-être où les lettres se rencontrent, où la boucle de l’une a servi de début de l’autre, de sorte que cette lettre-là n’a pas besoin d’être effacée, car c’est une plante neuve qui a poussé sur une plante morte, elle contient tout, à la fois passé et avenir, ils sont liés en elle, et la mort ne fait plus rien si la vie en a jailli et la recouvre. Partout ailleurs les mots du texte antérieur (me) sont mortels quand ils reparaissent, comme cela arrive chaque fois que le texte nouveau tend à s’effacer […]» (p. 179).
Gadenne, en ayant effacé le texte ancien de sa mémoire et de sa chair, en ayant accepté, pendant un temps, que nul n’écrive sur la page désespérément vierge de son âme, en ayant détourné son regard des écritures savantes chargées d’or et de pierreries, a su retrouver la parole d’un chant intarissable, où les linéaments douloureux du Christ en Croix ont dessiné les lignes du Livre unique, dont la Littérature n’est que le prologue orgueilleux et sublime.

Notes
(1) Jean-Louis Chrétien, Perdre la parole, Kierkegaard ou le Don Juan chrétien (éd. du Rocher, coll. Les cahiers du Rocher, 1989), p. 162.
(2) La Plage de Scheveningen (Gallimard, coll. L'Imaginaire, 1986), p. 97.
(3) Sören Kierkegaard, Traité du désespoir (Gallimard, coll. Folio Essais, 1999), III, 2, p. 109.
(4) Paru en 1948, soit un an après le roman de Gadenne.
(5) Le Vent noir (Seuil, 1983), p. 443.
(6) Les Hauts-Quartiers (Seuil, coll. Points Romans, 1991), p. 422.