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18/02/2009
Gothique charpentier de William Gaddis
Crédits photographiques : Joe Raedle (Getty Images).
«Si lèvre mortelle devinait
La Charge latente
D’une syllabe dite
Le poids la ferait s’effriter.»
Emily Dickinson à Samuel Bowles, Quatrains et autres poèmes brefs (traduction et présentation de Claire Malroux, Gallimard, coll. Poésie, 2007), p. 157.
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Quel est le pouvoir des mots, pour s'élancer ainsi à la poursuite du grand chasseur Nemrod et ne jamais parvenir à l'attraper qu'à la condition que lui-même ne se lasse pas de poursuivre, comme un léopard, comme un lion cherchant qui dévorer, l'ombre de Dieu escaladant les mots entassés en d'imprenables Ararat surgis des flots ? Toutes les tours, plus que des assemblages de pierres, de mortier, d'acier et de béton armé, de verre ou de matériaux composites aussi durs que le diamant, sont d'abord des constructions de mots. La tour de Babel en est le meilleur exemple archétypal mais non certes le seul. Il y a, dans cette surrection éclatante de la volonté humaine, parfois prodigieuse avec l'exemple de Burj Dubai, la réussite d'une ténacité, d'un courage, d'un savoir-faire étonnants sans doute, la concrétisation d'une technologie démiurgique, la fermentation stupéfiante de l'argent jetant au ciel ses rets illusoires mais il y a, d'abord, dans l'érection de ces édifices, la plus visible manifestation d'un substrat théologico-politique qui les a irriguées de son sang. Peu nous importe que Burj Dubai ne soit que l'emblème d'une richesse aussi suspecte que creuse, le paradis même de l'artifice et d'une technologie réservée aux millionnaires d'un jour. D'autres tours seront construites, certaines qu'on nous annonce d'une hauteur kilométrique, ailleurs que dans des déserts irrigués par la manne fragile du pétrole. Mais en France ?
Pourquoi donc s'étonner que notre pays, exceptions faites de raisons que l'on prétendra historiques, économiques, sociales, certainement pas techniques, soit incapable de construire un édifice plus haut que le symbole décati et nain d'un XIXe triomphant, l'unique chromo vantant les mérites touristiques d'une ville ayant cessé depuis des lustres d'être un phare dont l'éclat est néanmoins conservé par la beauté de ses rues chargées d'une histoire de laquelle elle semble, comme la France tout entière, s'être retirée ? Pourquoi s'étonner que la France, comme me le confiait un ami architecte (exerçant ses talent en... Australie), à l'exception du trop médiatique Jean Nouvel ayant reçu le prestigieux prix Pritzker et de François Roche, l'un et l'autre travaillant principalement en dehors de nos frontières (remarque surtout valable pour Roche, interdit d'enseignement dans notre pays, sans doute pour d'excellentes raisons que les mandarins se gardent bien de nous expliquer), pourquoi donc s'étonner que la France soit devenue, en matière d'architecture comme elle l'est en matière de littérature, un paltoquet tout juste bon à se parodier, à se complaire dans ce qui a été déjà fait, bref, à se morfondre dans ce que nous pourrions nommer, détournant la catégorie popularisée par un critique littéraire, l'illusion auto-référentielle ? Nous ne savons plus nous dresser, nous ne savons plus défier les cieux parce que nous n'avons plus de mots pour gueuler au monde entier que la France, sa voix géniale, ne sont pas mourantes ni même mortes. Elles le sont et, comme l'illustre le conte de Poe, ce n'est que l'instant d'un tour de passe-passe magnétique que la voix du mort peut encore raisonner, horriblement, dans la pièce où les quelques témoins, incrédules, assistent à cette bizarrerie scientifique, avant de devoir se boucher le nez devant l'exceptionnelle rapidité de la décomposition du pas-encore-mort. C'est ainsi. Couchés, nous mourons de notre belle mort, de compatissants journalistes servant la soupe à des Académiciens édentés qu'ils s'en voudraient de trop choquer en leur avouant que la grandeur, le rêve de grandeur, ne sont même plus une petite lueur traversant leur regard ouvert sur le vide.
Quel est le pouvoir des mots, me suis-je demandé en lisant les courriels hallucinés et érudits d'un inconnu qui est devenu, au fil de notre correspondance, un ami me demandant de l'appeler Bob, l'un des rares, avec François Monti, sachant évoquer les livres difficiles de William Gaddis, quel est leur pouvoir pour que, constituant des grilles de paroles trompeuses, ils nous permettent tout de même de tendre notre main vers le fauve qui s'y tient : «Tu sais là aussi tu as une lassitude profonde ! car tu vis avec des hommes à 98/100 vulgaires, idiots, racistes, n'ayant jamais lu un livre, lourds pétochards devant la sécurité ou devant une lettre avec une case à cocher... alors ta manière de dire la lassitude, je la comprends très bien. Mais tu as eu de la chance, d'avoir fait des études, là tu est avec des cons, des abrutis de première, mais qui te tendent la perche, ils sont la matière de tes courroux, de ton travail, de l'accent de ta voix ! ton travail c'est toi, en partie peut-être ! mais près de toi quand même. Le je est un autre est rare ! et tu n'as pas encore ce je est un autre et aussi pour dire plus généralement, ces blogs sur la toile et le tien aussi, parlent plus qu'ils n'écrivent ou critiquent. Il y a la vitesse d'écrire sur un clavier qui vous est commune et après vos paroles, votre agilité dans la répartie et une certaine loi du plus fort. On dirait la Bourse et les financiers. As-tu lu jr de Gaddis où ses milliers de voix, disant l'argent les livres, les œuvres de mécanisme (la machine dirait Pascal), tout ressemble à ça sur la toile ! et c'est bien (je ne sais pas... c'est ça qui lasse). Mais c'est nouveau pour moi (mais déjà si vieux, comme si on me parlait de mon passé à lire, combien ai-je découvert de nouveaux maîtres autres ceux que je connais) ! Pourtant je l'avais lu dans jr et dans Le dernier acte qui sont des livres géniaux d'une capture d'écran totale et une réflexion profonde en artiste sur la modernité les mécanismes (le piano mécanique...) le temps des voix ! Pynchon lui sait tout ça et il écrit pour montrer des astuces pour trouver du bonheur avec ! En gros ce que Gaddis a cristallisé c'est une entrée dans la connaissance (l'œuvre de Pynchon) à la manière dont Broch espérait, cherchait le pas encore mais déjà... qui précède les masses folles trouve chez Pynchon un déjà... lourd mélancolique comme chez McCarthy, mais le pas encore... chez Pynchon est arrivé... et il le regarde cherche des possibles... Tu as 37 ans, en 80, 81 82 j'ai lu Céline et autour de ça il y avait une corporation souvent d'anciens communistes qui on été convertis à Céline et à ses lectures, il y avait Bernanos, Barbusse, Cherbuliez etc... mais tous étaient devenus Céline, ils aimaient le cinéma mais il n'y avait plus que les films avec Arlety, Michel Simon, Le Vigan, et Nabe était idiot avec ça et des écrivains dans sa lignée, ou tout au moins moi j'entendais des copains d'amis à la fac qui disaient, tu lis ça Céline c'est génial, tu comprends rien pendant cent pages et après tout se met en marche, et Sollers donnait beaucoup la parole dans sa revue à ce genre ! J'écoutais sans rien dire ceux qui me parlaient de Céline, révolutionnaires communistes, grandes gueules des facs ! J'avais lu Céline depuis longtemps et m'étais ruiné pour acheter Bagatelles...»
Quel est le pouvoir des mots ? Quelle haute tour gravir ? Et puisque selon Franz Kafka, cette proposition peut être inversée, jusqu'à quelle profondeur ne faut-il pas craindre de s'aventurer pour prétendre découvrir quelque veine aurifère insoupçonnée des Assis, des peureux, des rampants, de celles et ceux qui, par trouille, n'osent pas s'aventurer là-bas pour en rapporter du nouveau ? Et William Gaddis, qu'une lecture un peu trop superficielle, donc journalistique, aura tendance à présenter comme un satiriste émérite (de l'Amérique dévorée par l'argent, la médiocrité, l'achat et la vente universel de tout par tous, de tous par tous), ne peut-on penser qu'il est descendu, qu'il a dû descendre lui aussi très profondément pour exploiter ainsi un filon qui livrera ses métaux les plus étranges peut-être dans Agonie d'agapé ?
Du reste, cette virulente critique de la société nord-américaine (critique bien entendu valable pour la nôtre) et du progrès tel qu'il fut vanté par les missionnaires moqués par Joseph Conrad dans Cœur des ténèbres (indirectement évoqué page 192 de notre roman, directement p. 214, mais rapporté à Faulkner...), rejoint sans doute une intention beaucoup plus profonde, nommée plus haut, lorsque l'on remarque que les romans de Gaddis stigmatisent un état de fait consternant que nous pourrions affirmer être la croissance inéluctable, dans la civilisation occidentale, du chaos, d'une sénescence remplaçant l'original par son simulacre (1), par une écriture elle-même, sous des apparences inverses, extrêmement maîtrisée, pensée, réfléchie, à tous les sens de ce terme.
Ainsi, il est étonnant de constater que l'unique zénith, forcément pur de toute immixtion avec les réalités terrestres (autant le dire : un leurre sans doute) sur lequel William Gaddis pointe ses instruments constitue une espèce d'îlot absolument hors de notre atteinte, hors de la portée des quelques hommes de bonne volonté qui tentent coûte que coûte de rassembler les membres épars d'Osiris, «toutes les pièces, trop de bon dieu de pièces» comme se désespère de le constater le mari de Liz (2). Dans son dernier ouvrage posthume, cette volonté convoque la métaphore de l'harmonie perdue, par le truchement de l'invention du piano mécanique. Dans mon propre Maudit soit Andreas Werckmeister !, ce n'est pas un hasard si je cite de façon voilée Gaddis qui écrit : «Ce rouleau de papier tout-ou-rien avec des trous, quarante mille pianos mécaniques construits en 1909, presque deux cent mille dix ans plus tard si jamais les filles du chant furent avilies je veux dire c’est ce que j’essaie d’expliquer, répartir les biens en trois parts une pour chaque fille tout ça réglé bien à l’avance avant que les avocats et les impôts engloutissent tout dans la confusion et le désordre mettre de l’ordre là-dedans la seule façon de le défendre contre la marée de l’entropie qui s’est répandue partout depuis l’année où le piano mécanique a été créé sur l’un des champs de bataille de la guerre de Sécession comme le Christ, pour citer son inventeur américain, et les siens ne l’ont pas reçu […]» (3).
Quel est le pouvoir des mots pour qu'ils parviennent à capturer ce qu'ils ne sont pas et ne peuvent être, la poétique matière des choses et, ainsi, nous révéler dans quelle angoisse vivent les êtres qui, comme Liz, confondent les écrivains et mélangent leurs livres, sont seulement confrontés à la fort maigre «pensée du journal», observent les signes naturels sans parvenir à en déchiffrer le langage : «Elle tira la couverture de nouveau contre une soudaine rafale de pluie à la fenêtre là dehors sur les vitres et ses yeux s'obscurcirent pour s'ouvrir grands de nouveau avec la pluie cinglante : qu'était-il arrivé à la nuit ? Tout était dans l'ombre; et qu'est-ce qui faisait souffrir le marronnier ? il se tordait et gémissait, tandis que le vent rugissait dans l'allée des lauriers, proche et profond comme le tonnerre grondait, furieux et fréquent comme l'éclair luisait frappant le grand marronnier d'Inde au bas du jardin et le fendant en deux» (4).
Quel est le pouvoir des mots puisque, sans qu'ils soient prononcés ni même peut-être pensés, ils s'élancent, confiants dans leur charge et mission, infatigables messagers et chasseurs devant l'Éternel, vers celle qui les recevra sans les lire ou les écouter ?
Notes
(1) Voir cet extraordinaire passage : «Oh la maison oui, la maison. Elle a été construite ainsi oui, elle a été construite pour être vue du dehors c'était, c'était le style [...]. Toute cette inspiration du gothique médiéval mais ces pauvres bougres ne l'avaient pas, la pierre et le fer forgé. Tout ce qu'ils avaient c'était les matériaux simples sur lesquels ils pouvaient compter, le bois, leur marteau et leur scie et leur ingéniosité maladroite pour ramener les visions grandioses que les maîtres avaient laissées après eux à l'échelle humaine avec leurs petites inventions à eux, ces traits verticaux qui descendent des gouttières ? et cette rangée d'œils-de-bœuf en dessous ? Il [McCandless] était debout repoussant les feuilles à coups de pied, faisant de grands gestes, les deux bras levés embrassant – un assemblage d'affectations, d'emprunts, de leurres, l'intérieur est un salmigondis de bonnes intentions comme un dernier effort ridicule pour achever une chose qui valait la peine d'être faite même sur une échelle aussi petite [...]», in William Gaddis, Gothique charpentier [1985] (traduction de Marc Cholodenko, Christian Bourgois, coll. Titres, n°11, 2006), pp. 304-5.
(2) Ibid., pp. 288-9.
(3) William Gaddis, Agonie d’agapè [2002] (traduction de Christophe Claro, Groupe Privat/Le Rocher, coll. Motifs, 2007), p. 14.
(4) Gothique charpentier, op. cit., p. 80.