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21/04/2009

Au-delà de l'effondrement, 3 : L'époque de la sécularisation d'Augusto Del Noce

Crédits photographiques : Eliseo Fernandez (Reuters).



«On comprend par là l’antitraditionalisme total de la civilisation technologique. Si l’opposition doit être fixée dans les termes de révolution et de réaction, nous pouvons dire sans hésiter que la révolution technologique est plus radicale que n’importe quelle révolution politique. Et ce parce qu’elle seule parviendrait à réaliser vraiment l’un des objectifs politiques qui voulaient «changer l’homme» : la suppression de la dimension transcendante.»
Augusto Del Noce, Civilisation technologique et christianisme in L’époque de la sécularisation

«Si nous réunissons ces deux assertions, nous avons la définition précise de la situation actuelle : mort des anciens idéaux, mais dans le même temps aveu que de nouveaux idéaux ne peuvent pas naître».
Augusto Del Noce, Tradition et innovation, in ibid., p. 80.
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Je n'ai pas les compétences philosophiques, politiques ni même celles d'un historien des idées pour commenter et critiquer réellement les études qui composent cet ouvrage remarquable (1) et qui dressent, de l'époque de la sécularisation qui est la nôtre bien sûr et de notre société occidentale, appelée également société technologique (2) ou société du bien-être (3), un constat aussi juste qu'accablant.
Je conseille à mes lecteurs, désireux de découvrir puis d'approfondir cet auteur de se procurer le recueil d'articles publié par la revue Catholica en 2002, intitulé Del Noce interprète du XXe siècle qui regroupe des interventions, critiques, commentaires et dialogues, me bornant à ne citer que quelques auteurs de langue française, entre MM. Philippe Baillet, Bernard Dumont, Éric Werner, Marc de Launay, Pierre Manent.
Un passage de ce livre m'a toutefois frappé, en ceci qu'il semble constituer une espèce de trouée purement littéraire dans la trame argumentative et stylistique plutôt sobre voire strictement fonctionnelle d'un texte qui discute et conteste avec érudition et acharnement les thèses les plus célèbres du marxisme (4) et celles de ces belles âmes catholiques qui tentèrent d'établir, dans les années 60, des convergences entre le christianisme et le marxisme (5). Ce travail critique, Del Noce l'accomplit afin de s'inscrire dans une réflexion concernant la crise du monde contemporain (6).
Cette trouée est une vision prophétique que je livre in extenso (op. cit., pp. 131-2, dans le texte intitulé Civilisation technologique et christianisme) : «L’opposition radicale, sans médiation possible, détruit toute communication entre ceux qui seront encore fidèles aux anciennes valeurs et les partisans du «nouveau». Les premiers seront socialement les exclus, dans la mesure où ils voudront modeler rigoureusement leurs jugements et leur vie sur les vérités en lesquelles ils croient. […] Ces derniers fidèles seront donc considérés comme les représentants d’une race morale inférieure, condamnée à disparaître. Il n’est pas exagéré de dire : en raison de cet abandon, ils seront les «pauvres» de demain, quand l’opulence aura effacé la misère. [...] Fin de la religion, de la liberté et de la démocratie, qui marquera la fin de l’Europe. Car le principe sur lequel est née la civilisation européenne est celui d’un monde de vérités universelles, auxquelles tous les hommes participent. Le principe du Logos, en d’autres termes, dont l’exacte antithèse est la réduction de l’idée au rang d’instrument de production et d’organisation. Que l’on approfondisse tout grand problème politique d’aujourd’hui, chaque fois on retrouvera la même opposition entre primat de la vérité et primat de la vie.»
Je crois que ces lignes, que seule des lectures inattentives ou partisanes seraient en droit de taxer d'obédience et d'horizon eschatologique millénaristes (7), ne nous ont absolument pas dévoilé ce qu'elles semblent avoir annoncé avec crainte et tremblement, une réalité que l'auteur explicite davantage dans une simple note (p. 225) : «[…] sans une redécouverte de la tradition, de pair avec un réveil religieux, le destin de l’Europe est scellé, qu’il s’agisse d’une démocratie sans liberté (à travers la constitution d’oligarchies féodales) ou d’un Moyen Âge sans foi, donc d’une époque païenne sans la Grèce».
Lisant ces lignes où Del Noce semble avoir abandonné sa coutumière prudence herméneutique, j'ai songé à Cristina Campo mais aussi à la multitude d'auteurs ayant imaginé la vie ou plutôt la survie, après quelque catastrophe planétaire dont il nous importe peu de connaître les causes, de petites communautés humaines au milieu de la débâcle et de la sauvagerie. Le plus grand d'entre eux est bien évidemment Cormac McCarthy qui, avec La Route, semble vouloir à tout prix nous forcer à ouvrir les yeux sur ce qui nous attend, comme s'il l'avait vu derrière le décor étrange et sordide d'El Paso, Texas, au moment où il s'y trouvait avec son fils, John Francis.

Notes
(1) Augusto Del Noce, L’époque de la sécularisation [L’epoca della secolarizzazione, 1970] (éditions des Syrtes, textes traduits et annotés par Philippe Baillet, 2001). Signalons que cette édition n'est pas complète puisqu'elle ne reprend pas les trois derniers textes de l’édition italienne : La signification actuelle de l’éthique de Rosmini, Aux origines de la notion d’idéologie, Croce et la pensée religieuse. La note placée en exergue est extraite de la page 126.
(2) «De cette société technologique, je propose la définition suivante : c’est une société qui accepte toutes les négations du marxisme à l’égard de la pensée contemplative, de la religion et de la métaphysique; qui accepte donc la réduction marxiste des idées au rang d’instruments de production; mais qui d’autre part rejette les aspects révolutionnaires et messianiques du marxisme, qui rejette par conséquent ce qu’il reste de religieux dans l’idée révolutionnaire», p. 36 (in Contestation et valeurs).
(3) «Par là, la société du bien-être a atteint un degré d’impiété plus grand que celui du marxisme. Car tout en étant rigoureusement athée, tout en niant toute révélation et tout surnaturel, le marxisme dans sa version communiste a en effet été une religion, l’Avenir remplaçant l’Éternité et la Totalité se substituant à l’Absolu et à la Cité de Dieu. Inversement, la société du bien-être est la seule dans l’histoire du monde qui ne tire pas origine d’une religion, mais qui naisse essentiellement contre une religion, même si le paradoxe veut que cette religion soit la religion marxiste […]», p. 51 (in Notes pour une philosophie de la jeunesse).
(4) Critiquant les positions exprimées par Herbert Marcuse dans L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée (Minuit, 1968), Del Noce écrit «Dès lors, la libération ne pourrait se produire que sur la base du déchaînement de forces primitives et, du fait de leur extranéité à la civilisation, en quelque sorte barbares. À une libération qui naîtrait de l’intérieur de la dialectique des classes se substitue chez Marcuse une libération qui vient de l’extérieur. Seules ces forces primitives auraient la capacité d’abolir les modes de la répression productive. Mais si cette circulation s’est fondée sur cette répression productive, son abolition, alors, ne conduirait qu’à un retour à la primitivité du sous-développement», p. 41 (in Contestation et valeurs).
(5) «Il n’y a pas une partie du marxisme qui puisse être assimilée par la pensée chrétienne. Tout le marxisme peut être pensé sous deux formes différentes, celle de l’eschatologisme immanent et celle du relativisme absolu; mieux : le marxisme est un eschatologisme immanent, qui, en se réalisant, doit se renverser en ce relativisme absolu qui est la philosophie sous-jacente à la civilisation technologique», Note p. 242 (in La morale courante du XIXe siècle et la morale d’aujourd’hui, l'auteur souligne). Et encore, cette sentence définitive et sans doute, si l'on se souvient du parcours intellectuel de Del Noce, ironique à son propre endroit : «Trop de «dialogues entre chrétiens et marxistes» ressemblent à des discussions sur la qualité de telle ou telle drogue», p. 220 (in Simone Weil, interprète du monde d’aujourd’hui).
(6) «Contrairement aux jugements courants, il faut reconnaître que ce qui est en crise aujourd’hui, ce n’est pas l’idée de la permanence des valeurs, mais exactement le principe opposé, celui qui est au fondement de la critique de la permanence. Ce dernier principe n’est pas en crise à cause de résistances anhistoriques ou moralistes, mais précisément parce qu’il est démenti par le résultat historique auquel il avait confié sa vérification», p. 43 (in Contestation et valeurs).
(7) «Pour moi, l’idéal de la civilisation technologique n’est autre que la dernière forme, désormais complètement laïcisée, de l’hérésie millénariste. Quelle est en effet l’essence de cette hérésie ? Rien d’autre que ceci : la cité de la paix et du bonheur universels succède dans le temps à une cité dégénérée qui a atteint le dernier stade de l’injustice et de la barbarie. Quand donc se réveille cette idée ? Dans les moments tragiques de l’histoire», pp. 132-3 (in Civilisation technologique et christianisme, l'auteur souligne). Et Del Noce de poursuivre, pp. 133-4 : «Car ce n’est pas le progrès scientifique qui conduit à l’antitraditionalisme, à la suppression des tabous, à la disparition du mystère, à la démythification, en bref à ses formes de justification réflexe, des plus primaires aux plus cultivées. C’est l’inverse qui est vrai : c’est l’idée millénariste d’une césure radicale dans l’histoire pour le passage à un type de civilisation radicalement nouveau, qui mène à la critique de la tradition et à ce qui s’ensuit.
Or, il n’y a qu’un moyen de critiquer le millénarisme : le rappel du besoin d’une vraie conscience historique. Si les jeunes d’aujourd’hui se sentent si loin de la tradition et si coupés d’elle, c’est parce qu’on leur a administré une version démonologique de l’histoire récente ; parce qu’ils en sont restés obsédés par le mythe d’un avenir absolument heureux, mythe qui ne s’exerce d’ailleurs, dans la pratique, que par la négation de toutes les valeurs du passé, ces valeurs qui en réalité n’ont rien à voir avec la science. Établir une vision vraiment historique du passé proche, telle qu’elle puisse montrer que les horreurs de ce passé sont précisément nées sur le mythe de la nouveauté : ce sera le premier pas d’une authentique démythification, capable d’investir le processus par lequel s’est construite l’idole trompeuse de la civilisation technologique».