Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Lettre ouverte au Juif imaginaire, par Jean-Luc Evard | Page d'accueil | Le voyage d'Allemagne de Philippe Barthelet et Éric Heitz »

09/07/2010

Le rationnel et l’irrationnel dans la pensée allemande, par Francis Moury

Crédits photographiques : Carlos Gutierrez.


À propos de : Jean-Clet Martin, Une intrigue criminelle de la philosophie – Lire la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel (Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2009) et Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme – L’impossibilité théologico-politique d’un œcuménisme judéo-chrétien ? (Le Cerf, coll. Humanités, 2008).
LRSP (livres reçus en service de presse).


«Cher frère,
Je suis sûr que tu as pensé à moi depuis que nous nous sommes quittés sur ce mot de ralliement – Royaume de Dieu ! A ce mot de ralliement, nous nous reconnaîtrions, je crois, après n’importe quelle métamorphose. […]»
Lettre de Hölderlin à Hegel, adressée le 10 juillet 1794, in Hölderlin, Œuvres (traduites sous la direction de Philippe Jaccottet, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade-N.R.F., 1967), p. 314.


Avec ces deux livres, voici deux exemples – l’un très connu, l’autre beaucoup moins – de la constante ambition philosophique allemande de penser conjointement l’irrationnel et le rationnel, de les tenir ensemble pour ainsi dire dans un même rayon visant un même terme, une même cible, une même fin. Rayon d’une nature inévitablement dualiste – le kantisme étant l’exemple d’une séparation affirmée et à peine franchissable entre les deux règnes – car composé d’une section lumineuse et d’une section ténébreuse, finissant par se réunir harmonieusement en une totalité apaisée, après leur combat déchirant. Combat à l’origine inévitable, naturel et que tout le problème est, pour les penseurs allemands les plus concernés par cette thématique, de penser correctement. Car il y a, assurément, un problème allemand du début de l’histoire comme il y a un problème allemand de la fin de l’histoire, marquant l’un le début, l’autre le terme du combat en question : les deux sont d’essence religieuse d’abord, philosophique ensuite, politique enfin.
De ce point de vue, G.W.F. Hegel au XIXe siècle, Carl Schmitt au XXe siècle, tels qu’ils sont étudiés en détail à l’occasion d’une oeuvre précise ici (Hegel par Martin), de l’ensemble de la vie et de l’œuvre là (Schmitt par Storme) sont bien tous deux autant représentatifs l’un que l’autre d’une pensée allemande que les études françaises d’histoire de la philosophie allemande n’ont jamais cessée de scruter d’un œil toujours plus fasciné, à mesure que les conséquences de ses positions se sont précisées. Lorsque nous disons «pensée allemande», il faut d’ailleurs s’entendre.
La ligne à laquelle appartiennent des penseurs comme le protestant Hegel ou le catholique Schmitt (1) est celle qui va de Luther à Nietzsche, pas celle de l’Aufklärung des Lumières, ni celle de Lessing ou Kant. Hegel est certes historiquement un «post-kantien» mais il est surtout un condisciple d’Hölderlin et l’auteur d’une grandiose tentative de conciliation métaphysique de l’idéalisme subjectif de Fichte et de l’idéalisme objectif de Schelling. Dans le terme «Phénoménologie», on voit sans être grand devin qu’il y a «phénomène» et qu’il y a «logos». Jean-Clet Martin place Hegel, au début de sa lecture commentée – qui est riche mais point exempte de jugements historiques sommaires, comme celui de la toute première page sur Spinoza, qui serait le premier penseur systématique selon l’auteur : au sens où l’entend Hegel peut-être, mais il y a eu bien des systèmes avant le sien, voir par exemple Octave Hamelin, Le Système d’Aristote édité par Léon Robin, et encore Octave Hamelin, Le Système de Descartes – sous le signe d’Héraclite. C’est vrai mais unilatéralement vrai donc réellement faux. Car Hegel s’est immédiatement placé dans ses propres Leçons sur l’histoire de la philosophie sous le double signe de Parménide et d’Héraclite, déterminant ainsi, dans sa Science de la Logique une théorie de l'être décomposée en une première triade dynamique «être» (Parménide), «néant», «devenir» (Héraclite). L’introduction du néant, de la négation, de la mort comme moyen-terme permettant à l’être d’accéder au devenir, c’est toute l’ambition dialectique de Hegel. De ce point de vue, Jean-Clet Martin a raison de considérer que le crime – et notamment le crime tragique – est une des clés de lecture de la Phénoménologie de l’Esprit (2). Histoire, crimes de l’histoire, guerres, grands hommes, héros : des Grecs à l’Allemagne prussienne, ils constituent des jalons. Le plus grand crime de l’histoire humaine signant aussi sa seconde naissance : la mort du Christ, le Christ auquel Hegel a consacré un livre, et qui fut l’un des points centraux, névralgiques, dynamiques de sa pensée concentrique, circulaire. Si l’un des moteurs irrationnels du rationalisme hégélien fut le Christ et sa mort, l’autre fut l’histoire des États avant et après le Christ. Schmitt repensera sur ces bases, mais d’une manière appauvrie.

Carl Schmitt était un juriste catholique, pas un philosophe de formation mais il est pourtant un passionné de théologie, considérant l’État comme conditionné par l’exigence sotériologique née de l’Ancien puis du Nouveau Testament. Le jeune Schmitt – grand lecteur d’Adolphe de Harnack et très intéressé par les positions du gnostique Marcion (3) – considère la désignation d’un ennemi comme le moteur post-adamique inévitable de la constitution de l’État. Le Schmitt mature, encouragé par Martin Heidegger à se rallier au nazisme, découvre dans le Léviathan de Hobbes une faille – celle du libéralisme et du droit naturel – par laquelle s’engouffre l’esprit maritime juif, opposé à l’esprit terrestre catholique et allemand. Il considère que Hitler perd la guerre en raison de son athéisme tandis que les SS se méfient politiquement de lui. Le Schmitt emprisonné, déchu, interdit d’Université de l’après-guerre, réfléchit sur la nouvelle disposition de l’espace mondial. Il reconnaît que la forme transnationale juive a triomphé sous les apparences de la victoire militaire des Juifs américains. Fernand Braudel avait raison, en somme ! Cependant, la Théorie du partisan assure que la pensée de la guerre internationale n’est possible que si on la considère comme une continuation de la politique. Tristan Storme ne cite pas Clausewitz (4) alors que cette formule schmittienne en semble être l’héritière directe. Du Mal originel lié au péché adamique, en passant par la rédemption incarnée par l’État, jusqu’à un nouvel ordre mondial catholique retardant la Parousie face à l’Antéchrist (ordre foncièrement antisémite, antisémitisme issu en partie du marcionisme de Schmitt qui refuse par exemple la possibilité de la conversion juive au catholicisme), la dynamique dialectique demeure évidente, récurrente.
Est-ce que Schmitt – discuté par ses contemporains allemands (par exemple Habermas) avec respect, voire admiré en son temps par Alexandre Kojève et Raymond Aron – est un fossoyeur de l’hégélianisme ou un de ses plus étranges avatars ? L’étude de Storme est autant nourrie de riches notes et commentaires – annexes entre lesquelles on doit constamment trancher mais qu’on doit aussi constamment conserver en mémoire, ce qui rend la lecture un peu difficile – que celle de Martin est linéaire, dépouillée, claire et coulée, seules quelques notes émaillant le commentaire. D’autre part, certaines phrases «universitaires» de Storme sont particulièrement ridicules voire parfaitement incompréhensibles (5). Dans un cas, on commente assez clairement un monument déjà bien cerné; dans l’autre, on pénètre un univers chaotique inconnu sauf par les spécialistes de la pensée politique allemande. Storme n’a pas eu la tâche la plus facile. G.W.F. Hegel est au programme de l’agrégation de philosophie depuis l’après-guerre de 1945 alors que Schmitt fut révélé tardivement par Julien Freund (Léviathan de Hobbes et Essence du politique obligeant : Freund s’intéressait à ce qui est intéressant dans son domaine) en France, vers 1970, et ne commence à être vraiment édité et commenté chez nous que depuis 1990. De toute évidence, le niveau de culture de Schmitt est inférieur à celui d’un Hegel, si on s’en tient à la médiocrité des quelques lignes commentant Spinoza, et même Hobbes, citées ou rapportées par Storme. Si le calibre général de sa pensée est inférieur à celle de Hegel, la ligne rouge dynamique de sa dialectique les relie forcément dans un même mouvement tragique. Comme Hegel a eu son moment «Napoléon», Schmitt a eu son moment «Hitler» : Schmitt se qualifiait d’Épiméthée chrétien pour s’en excuser, référence mythologique qu’il assumait au maximum de sa signification relativement à une critique des valeurs humanistes, critique contemporaine de celle de Martin Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme.
Il faut, en somme, considérer que les livres de Martin et de Storme confirment chacun, à nouveau et s’il en était besoin, la clairvoyance des analyses historiques, techniques et critiques de l’histoire de la philosophie allemande telles qu’on les trouve chez un Émile Boutroux (Études d’histoire de la philosophie allemande, Vrin 1926 et Le philosophe allemand Jacob Boehme (1888) repris in Études d’histoire de la philosophie, Félix Alcan, 1925), un Alexandre Koyré (La Philosophie de Jacob Boehme, Vrin, 1929), un Victor Delbos, un Émile Bréhier, un Jean-Édouard Spenlé ou plus récemment un François Chatelet (Hegel par lui-même, Seuil, coll Microcosmes, section Écrivains de toujours, 1968) et enfin un André Glucksmann (Les Maîtres penseurs, Grasset, 1977).

Notes
(1) Religions différentes qui peuvent, à l’occasion, se trouver d’accord sous la plume d’un Joseph de Maistre dans Du Pape (Éditions Pélagaud, Lyon, 1874), p. 19 : «Celui qui aurait le droit de dire au Pape qu’il s’est trompé, aurait, par la même raison, le droit de lui désobéir; ce qui anéantirait la suprématie (ou l’infaillibilité), et cette idée fondamentale est si frappante, que l’un des plus savants protestants qui ait écrit dans notre siècle a fait une dissertation pour établir que l’appel du Pape au futur concile détruit l’unité visible. Rien n’est plus vrai; car d’un gouvernement habituel, indispensable, sous peine de la dissolution du corps, il ne peut y avoir appel à un pouvoir intermittent.»
(2) Une remarque concernant les traductions françaises intégrales, modernes ou contemporaines, de ce texte classique de Hegel : il en existe actuellement quatre mais elles sont parfois considérablement différentes les unes des autres sur des points essentiels. En privilégier une au dépend des autres, ne va donc pas de soi. Pour mémoire, il s’agit dans l’ordre chronologique des traductions de Jean Hyppolite (Aubier, coll. Bibliothèque philosophique, deux volumes, VII-358, 1941), de Jean-Pierre Lefebvre (Aubier, Bibliothèque philosophique, 1991), de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière (Gallimard, coll. N.R.F.-Bibliothèque philosophique, 1993) et de Bernard Bourgeois (Vrin, coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2006).
Martin précise qu’il a privilégié celle de Lefebvre mais qu’il utilise parfois celle d’Hyppolite. Cette précision qui n’est pas justifiée était cependant nécessaire et honnête relativement à la situation inextricable, au choix cornélien posé au novice des études hégéliennes par cette multitude absurde de traductions. Pour notre part, nous déconseillons celle de la N.R.F. de 1993 : elle est redoutable de complexité et ses néologismes sont peut-être les pires jamais créés dans l’histoire des traductions hégéliennes en France. Nous aurions tendance à préconiser la première (parce que Jean Hyppolite fut un révélateur et un moment-clé, après Jean Wahl, Henri Lefebvre et N. Guterman, enfin Alexandre Kojève, de la révélation de l’hégélianisme en France) et la dernière (parce que Bernard Bourgeois a traduit l’essentiel de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques de Hegel et qu’il est, pour cette raison, bien tentant de le considérer comme le plus commode car le plus «totalisant» et peut-être aussi parce que le plus «totalisant», comme étant le plus proche de la vérité de cette totalité). Reste qu’en l’état, le spécialiste ou celui rêvant de le devenir, est tenu de lire les quatre, sans parler de l’essentiel : le texte allemand original.
Hegel et Heidegger sont les deux philosophes allemands ayant posé le plus de problèmes aux traducteurs français : pas de chance car ce sont deux des plus intéressants ! Dans le cas de Hegel, on se souvient que François Châtelet s’en remettait presque plus volontiers aux traductions françaises du XIXe siècle qu’à celles du XXe : en tout cas, nous confirmons qu’il n’est toujours pas inutile de comparer la vieille traduction de la Grande Logique par Véra avec celles de La Science de la Logique par S. Jankélévitch (même s’il y manque une négation, selon notre cher M. Barnouin !) ou plus récemment par Bernard Bourgeois. Pour une simple raison : les traducteurs contemporains d’un auteur saisissent parfois plus aisément ses nuances de style et de pensée. On sait ainsi que Goethe préférait, à la fin de sa vie, lire son propre Faust dans la traduction française de notre Gérard de Nerval.
(3) Cf. Serge Hutin, Les Gnostiques (P.U.F., coll. Que sais-je ? n°808, pp. 98 et 102) : Marcion fut excommunié, en raison de son dualisme radical «conséquence d’une minutieuse exégèse anti-judaïque» par son propre père qui était évêque de la communauté chrétienne de Sinope. Saint Paul, avant Marcion, avait déjà polémiqué contre la Loi de Moïse, loi morte gravée sur des pierres, opposée à la Loi nouvelle apportée par Jésus, gravée dans les cœurs. L’impossibilité de l’œcuménisme n’est pas uniquement le fait du gnosticisme mais aussi celui du catholicisme originel. Plusieurs penseurs allemands du XXe siècle récusèrent l’idée d’œcuménisme pour des raisons variées, pas uniquement religieuses : l’une d’elles étant que les formes de la culture, si elles se mélangent, disparaissent en perdant leur originalité.
(4) Dans le cas des livres de Martin comme de Storme, un commun défaut : les index des noms cités sont incomplets. Par exemple il manque Épiméthée, souvent cité mais irrémédiablement absent de l’index dans l’ouvrage de Storme et il manque Roger Caillois ou Alexandre Kojève, cités dans une note mais absents de l’index dans celui de Martin. Le cas de Clausewitz est un cas limite : Storme ne le cite pas du tout alors qu’il aurait dû le citer.
(5) Un terrifiant exemple, presque parodique, à la page 40 : «Cette théorie représente l’aboutissement d’une dynamique processuelle, ou plutôt d’un modèle théorico-narratif tendanciellement elliptique, tout au moins quant à sa trame, qui procède selon un mode fragmentaire, mais qui, cependant, n’exclut à aucun moment la possibilité d’une reconstruction cohérente, non interpolée, du schéma sous-tendu.»
Qui dit mieux ?
Derrida ou Guattari sont battus sur leur propre terrain.
Heureusement, de telles cauchemardesques occurrences demeurent assez rares et l’étude de Storme passionnante d’un bout à l’autre, en dépit de ces quelques inepties, et aussi des assez nombreuses répétitions et redites, ces dernières d’ailleurs pas tout à fait inutiles tant la matière est parfois ardue pour l’esprit français non prévenu ou peu rompu à l’analyse exégétique. Reste que ce livre de 265 pages aurait pu tenir en 100, y compris son bel appareil critique final. Mais encore une fois, tel quel, à lire de toute manière sans l’ombre d’une hésitation en raison de la richesse du contenu !