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07/10/2010

L’Europe sans ligne, l’Europe informe, par Jean-Luc Evard

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Crédits photographiques : Google (Google Maps, Street View).

Jean-Luc Evard dans la Zone

Géographie mentale de la Shoah
.
Leçon d'après ténèbres.
Spengler l'infréquenté.
La Grande Porte qui ne mène nulle part.
Spectres et tous noirs. Sur La Littérature à contre-nuit.
Miniature de l'immonde.
Lettre ouverte au Juif imaginaire.

Notes sur ses ouvrages :
Ernst Jünger, Autorité et domination.
Signes et insignes de la catastrophe.

Pour les amoureux de la photographie, je signale enfin que Jean-Luc-Evard expose un choix de ses clichés au Spirit Bar, 72 rue Gay-Lussac jusqu'à la mi-novembre.

***


Un instant, faisons comme si la figure géopolitique favorite des deux siècles passés pouvait inspirer la prospective grâce à laquelle anticiper les formes précises de satellisation de notre monde européen chaque jour un peu plus marginalisé par ce qui vient et l’exténue. Ce qui vient l’exténue : périme sa construction et son dessein géopolitiques propres, son monde de relations inter-nationales dans l’espace-temps horizontal et géosphérique des continents et des déserts océaniques. Ce qui vient l’exténue car cette mappemonde s’augmente depuis un siècle environ de l’espace-temps vertical et stratosphérique des cosmonautes et de son apesanteur. La géopolitique analysait le désordre introduit dans les relations inter-nationales par le phénomène régulier de la puissance impériale étendue en pure surface. C’était une physique métropolitaine, appliquée à la Terre colonisable : derrière les cartes, les territoires. Depuis quelques décennies, cette physique a changé d’éléments, et l’hégémonie, d’objets – donc d’objectifs. Les empires s’étendent, au-delà de la Terre et de son atmosphère, vers l’espace-temps interplanétaire, la stratosphère, la cosmosphère. La nouvelle physique impériale ne s’appuie plus sur des cartes, mais sur les hologrammes de l’ubiquité et de la simultanéité tendancielles de toutes choses. Délaissant la surface limitée mais extensible de l’empire survient l’empire complexe des interfaces astrophysiques.

*


Entre les nations, la figure géopolitique d’origine, l’«équilibre des puissances», faisait pièce à la «balance des pouvoirs» chère aux constitutionnalistes libéraux. À la différence de son modèle parlementariste, elle n’eut pourtant jamais valeur de principe : la puissance, à plus forte raison quand grande puissance il y avait, se destinait à l’expansion, donc au déséquilibre, comme à sa règle inhérente. Toute puissance candidate à la grandeur impériale ne justifiait cette ambition sur l’échelle d’intensité de l’hégémonie qu’en faisant la preuve de sa capacité à transgresser des frontières (autrement dit, à menacer une répartition géopolitique donnée), ou à contenir les transgresseurs. La géopolitique, au tournant du XIXe et du XXe siècles, admettait ainsi un thème théorique et une nécessité pragmatique, qu’elle ne confondait pas : que la puissance impériale des grandes nations (la puissance des nations en puissance d’empire) engendrât déséquilibre et privât le monde de son axe idéal, cela ne gênait personne, ne contredisait pas le précepte inter-nationaliste de l’«équilibre» puisque la pragmatique se présentait comme le moyen de corriger le déséquilibre apparemment causé par l’expansion et la rivalité des empires. Tout empire périrait ? Oui, mais toute nation vivrait, toujours.
Comme projection théorique, la géopolitique professait la fiction d’un espace-temps invariant, le planisphère et ses proportions fractales de masses continentales et de déserts liquides. En revanche, comme procédure pragmatique, technique impériale de la politique de puissance transnationale, elle impliquait un calcul de risques : jusqu’à quel point chaque puissance, chaque nation en puissance d’empire pouvait-elle transgresser le dispositif d’ensemble sans «trop» le déséquilibrer ? L’image de l’«équilibre» s’appliquait donc, sans nul doute, aux nations en concurrence pour la répartition entre masses continentales et masses maritimes. Mais ces nations étaient aussi en puissance d’empire, dont l’équilibre n’était qu’une vue de l’esprit, et le déséquilibre la seule modalité. Qu’en sortissent des empires y contredisant et semant un noir désordre, un monde désorbité et hors la loi des nations, cela ne tourmentait que les poètes et autres prophètes de l’Histoire universelle. Avec Virgile, ils se consolaient en arguant qu’une fois parvenu à l’intégralité de son mouvement de captation hégémonique du monde habité l’empire en gestation coïnciderait alors avec son étendue géographique idéale. L’heure théologico-politique de la paix aurait sonné, celle de la réconciliation géopolitique entre l’empire et les nations.
La théorie raisonnait donc comme toutes les théories, elle raisonnait comme si : elle raisonnait comme s’il y aurait toujours, dans l’oikoumène, dans cet espace-temps à la Mercator, «assez» de place pour toute puissance présente et à venir. Mais elle ne s’appliquait pas le moins du monde aux empires en concurrence, et pour la bonne raison, justement, qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu de légitimation juridique possible pour aucune entité impériale. L’idée de nation plonge dans l’histoire du droit (mores, jus, fas, lex), l’idée d’empire est pure expansion hors de soi, et à des fins expresses d’hégémonie sur l’Autre, elle ne peut donc pas, quoi qu’elle en ait, se fonder sur d’autres alibis qu’idéologiques ou mythologiques, visant à rationaliser cette hégémonie par référence à des fins universelles. Or ces fins universelles-là, par définition, n’existent pour aucune nation. Elles ne peuvent être l’intention et l’horizon que d’un empire (entité géopolitique tenant un discours théologico-politique inconsistant).
En surface, le consensus n’en régnait pas moins sur cet état de fait. Il n’échappait à personne que la théorie ne correspondait guère à la réalité même des relations dites «internationales». Ces relations, étant en effet, à leur maximum d’intensité, inter-impériales, n’obéissaient à aucune des règles connues par l’entendement politique, d’essence juridique et présupposant des normes objet d’un consensus inconditionnel. L’empire, c’est l’expansion, et l’expansion, c’est la pure transgression, la déformation de l’univers normatif sans lequel il n’y a pas d’univers politique.
Le consensus géopolitique originaire qui, des grandes conquêtes jusqu’à la plus grande, celle des pôles, a orienté l’Europe dans l’histoire se résumait ainsi dans la formule aujourd’hui surannée de l’«équilibre des puissances». Il s’est effondré en un éclair de temps : pendant la Première Guerre mondiale, transformation définitive du modèle clausewitzien de la «guerre absolue» en doctrine de la «guerre totale» (Ludendorff, 1916) ou de la «guerre d’enfer» (Séché, 1915); dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, passage à l’espace-temps stratosphérique et virtuel (autrement dit, débordement et obsolescence de toutes les frontières terrestres, simultanément à l’apparition des bolides téléguidés et des stratégies dites par la suite «anti-cités»). De toutes les significations possibles de la notion historique d’ «empire», celle qui permet d’évaluer du mieux possible ce récent passage à la limite est encore le concept romain d’imperium : imperium désignait le genre spécifique d’autorité indivise détenue par le chef militaire en guerre, en dehors des remparts de la cité donc, et qu’il ne pouvait exercer à l’intérieur de ces remparts sans violer les fondements mêmes du Droit et sans se mettre hors-la-loi – ce qui se passa, précisément, le jour du franchissement du Rubicon ou du Dix-Huit Brumaire. À un Romain d’empire, quelle idée d’ailleurs familière que celle du passage à la limite ! Car la limite c’était le limes : la frontière et muraille qui circonscrivait le monde romain avait d’abord été juridique, la loi auguste qui distinguait les prérogatives de la toge de celles du glaive et leur interdisait inconditionnellement de se confondre ou de se mêler. Filles de cette romanité, les grandes nations du XIXe siècle avaient chacune essayé de se transformer elles aussi en empire. L’usage géopolitique moderne de la Puissance (technique) normalisa la transgression permanente des frontières, il en fit le régime ordinaire du concert dissonant des nations. La conséquence de ce déséquilibre régulier des puissances fut la Guerre de Trente Ans déclenchée en 1914, puis l’effacement des empires coloniaux, absorbés après 1945 par le régime de la dissuasion nucléaire. Mais le principe impérial de l’illimitation de la Puissance s’est exercé autrement : il a commencé de disloquer les nations, en les astreignant, à l’heure de la guerre totale puis de la stratégie anti-cités, aux effets de la «colonisation intérieure».
Jules Monnerot avait proposé cette figure pour caractériser, à propos du monde soviétique, la fusion violente de l’État et de la société. Elle s’est appliquée plus généralement, à l’Est comme à l’Ouest, à toute mentalité planiste (totalitaire ou libérale), pour qui, en effet, le politique devient rationnel dès qu’il se fait religion de l’économie, dans la visée même du saint-simonisme, ce «Nouveau Christianisme» entendant lever la vieille malédiction de la Chute (dans le travail) par transfiguration du pécheur adamique en un Producteur socialiste. Cependant, du point de vue «romain» qui, jusqu’aux Césars, sépare la république de l’empire comme deux catégories incompatibles, le régime de la colonisation intérieure correspond à l’état d’exception, devenu quotidien : l’indifférenciation de l’État et de la société, c’est l’essence même des régimes totalitaires, leur visée et leur réalité.
L’avènement de ce régime, en dimension géopolitique, produisit des effets sans précédents. Il a pour formule : «Ni paix ni guerre», devise honnête puisque conforme au dénouement, le 8 mai 1945, de notre Guerre de Trente Ans : pour la première fois dans l’histoire des relations inter-nationales, aucun traité ne fut signé entre les adversaires. La destruction de la raison juridique par les crises impériales du concert des nations serait désormais un état de fait universellement homologué par l’insignifiance où tombèrent les formes de la paix et de la guerre.
L’idée d’empire touche alors à sa limite hyperbolique, et déborde en tout cas son économie géopolitique : la pulsion impériale de transgression des frontières ne se réfère plus à l’espace-temps géographique du globe comme proportion de terre et de mer articulée à un horizon, mais à l’espace-temps interplanétaire comme pure immensité et pure incommensurabilité «immatérielle» (hertzienne) sans horizon. L’espace-temps d’après l’empire géopolitique, c’est désormais celui des écrans de la vidéosphère (dont l’ancêtre aura été l’écran échographique du radar), qui recueille et analyse les échos hertziens de l’immensité cosmique et qui diffère de son ancêtre, l’espace-temps géographique, de par une raison décisive : tout événement réel y a lieu en ubiquité et en simultanéité avec tout autre événement possible ou réel (ainsi que l’on calcule l’heure du big-bang cher aux zazous). L’incommensurable espace-temps de l’empire d’après l’empire géopolitique correspond d’ailleurs trait pour trait à la grande révolution techno-scientifique analysée en 1957 par Alexandre Koyré : cet espace-temps sans terre ni mer et sans horizon, cet espace-temps électromagnétique et quantique concrétise bel et bien la fin du «monde clos» et l’émergence de l’«univers infini» décrites par le philosophe. «Infini» devient un monde que ne borne plus aucun horizon : la ligne d’articulation et de limitation de la terre et de la mer dessinait le signe géopolitique par excellence, le limes de la cité, fût-elle thalassocratie, la loi romaine qui distinguait les catégories de magistrature, profane ou sacerdotale, civile ou militaire. La perte de cette ligne d’horizon, familière jadis au sextant des marins à l’heure du point, est l’événement technique et géopolitique qui commande tous les autres. D’aucuns y discernent même la faille d’où surgit le nihilisme à l’œuvre aujourd’hui sous différents noms. On ne saurait nier que l’horizon, dans l’Antiquité et jusqu’à l’annexion récente de la stratosphère, ne séparait pas seulement la terre et le ciel : il liait aussi les hommes à leurs dieux, il leur interdisait de persévérer longtemps dans leur hybris, il leur représentait chaque jour le seuil proche et lointain par où à l’heure de mourir ils rallieraient l’invisible.

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«Immense» et «incommensurable» ne signifient pas, néanmoins, la pure extension mécaniquement répétée, prolongée, au sens où la figure classique de la transgression des frontières impliqua toujours qu’au-delà de la frontière qu’il transgressait l’empire retrouverait des provisions supplémentaires d’espace-temps identiques à ses possessions acquises, qu’il ajouterait à ses réserves de nouveaux quanta de la même puissance, et déplacerait simplement le limes, comme les Américains repoussant chaque jour un peu plus la frontier, jusqu’au Pacifique, tel en sa friche un paysan sa clôture. L’interplanétaire du régime de la vidéosphère n’est pas simplement un espace-temps «plus grand» que les espaces-temps antérieurs (de même la police des mers par la Grande-Bretagne signifiait-elle quelque chose d’autre qu’une superficie «coloniale» ajoutée à celle de la métropole, autre chose qu’une extension ou une dilatation de la terre-mère.) L’empire de l’époque géopolitique n’avait certes pas de substance juridique (d’où, à partir de Solférino et Sadowa, la dérégulation maligne de la guerre et de la paix qui aboutit à 1914 et à notre Ni paix Ni guerre). Mais l’empire d’après l’empire géopolitique se retire de plus de sa territorialité. C’est à partir de ce mouvement de retrait sans précédent dans l’histoire de la géopolitique (et du politique en général) qu’il faut envisager et analyser ce qui nous attend.

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Pour une part, la nouveauté a déjà été entrevue, justifiant même un néologisme des moins gracieux : la «déterritorialisation». Dès avant, de premiers observateurs, disciples de Günther Anders et d’Ivan Illich, avaient déjà pointé la dématérialisation apparente de nos rapports avec la valeur d’usage et celle des objets eux-mêmes. De fait, comment ne pas voir comment, dans l’esprit même de la désindustrialisation par quoi l’industrialisme perfectionne son règne, nos objets deviennent moins lourds, plus éphémères, plus substituables (voilà pour la valeur d’usage), et comment nos monnaies n’indexent plus une Valeur de la valeur d’échange mais seulement le plus ou moins d’aptitude des collectivités à la guerre économique (fort peu «économique», du reste, cette guerre, puisque les substances en jeu, ce sont de plus en plus des immatériaux et des aptitudes à la mobilité perpétuelle et au déracinement massif par l’effet conjugué de la pauvreté et du tourisme, bien plus cette turbulence brownienne que des titres de capital ou d’identité) ? Quant aux émetteurs et aux destinataires de ces valeurs d’usage sans corps et sans durée et de ces monnaies électroniques brassées par les gouvernements eux-mêmes otages des statisticiens, quant aux humains donc, empêtrés dans ces pacotilles de néon, n’en disons rien pour le moment − notons simplement le retard qu’ils prennent sur le monde qu’ils essaient de fabriquer au sein du monde où ils essaient d’habiter. Un indice sûr en est donné par la promotion des composés de l’industrie culturelle, dont la pratique, après avoir passé pour scabreuse ou scandaleuse, produit désormais au contraire une prime de prestige bien supérieure à celle du mécénat : l’indifférenciation officielle et joviale de l’art, de l’artisanat et de l’industrie (et aussi bien : du jeu, du travail et de l’oisiveté, ou encore : de la valeur d’usage de la chose, de la valeur d’échange de la marchandise et de la valeur résiduelle du déchet) en dit long sur la neutralisation pop du goût.
Ces phénomènes, s’ils n’étaient que sociologiques, seraient pittoresques, mais banaux. Touchant à la substance, ils touchent à la Puissance, autrement dit à la puissance d’être – autrement dit encore : à l’être en puissance. La Puissance, c’est la puissance de dissipation de la substance, et c’est bien là l’équation qu’aucun empire ne peut entendre ni comprendre, lui qui, jusqu’alors, n’a jamais vécu que sur le mode de la dilatation, de l’agrandissement, du mauvais infini de l’accumulation illimitée d’espace et de temps. Non seulement la Puissance illimitée de l’industrie post-industrielle s’attaque-t-elle à la substance des valeurs d’usage et de leur valeur d’échange, non seulement l’industrialisation de la guerre a-t-elle peu à peu réduit à peu de chose les fondements du géopolitique (d’un point de vue strato- et vidéosphérique, la différence géographique de la mer et du continent n’a plus guère de pertinence stratégique et logistique), mais encore la Puissance se passe-t-elle désormais d’horizon – événement approché par Ernst Jünger en 1950, quand il publie Passage de la ligne. Il y examinait l’intrusion de la posthistoire dans l’histoire. Ici, la même figure euclidienne de la ligne nous permet de scruter l’intrusion des interfaces de la colonisation intérieure à la surface du vieux monde géopolitique. De la surface sur laquelle la géopolitique projetait et rationalisait la violence impériale des nations, elle est passée aux interfaces grâce auxquelles l’empire sans horizon peut se passer, et, de fait, se passe des nations. Il n’y a donc pas d’issue à la triste comédie européenne de l’État-nation.
Il suffit, pour s’en aviser, de répéter en la renversant la première définition européenne connue de la puissance impériale. «Sur mon empire le soleil ne se couche jamais», disait le Habsbourg. L’esprit des lois, en effet, dit toujours la mesure d’une domination : une maison, domus, domine une étendue quand elle la mesure à la vitesse à laquelle elle la traverse. Ainsi furent conçus les départements français par l’Assemblée législative : à l’aune de la journée nécessaire à un homme à cheval pour visiter le chef-lieu et revenir au foyer le soir. J’appelle empire le pouvoir qui stipule cette vitesse, son champ, son coût et en prévoit l’entropie. Habiter, c’est demeurer, mais dominer c’est traverser.