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25/11/2012

Sagesses et folies de Don Quichotte, par Gregory Mion

Crédits photographiques : David Creedon (National Geographic Photo Contest).

«Long graphisme maigre comme une lettre, il vient d’échapper tout droit du bâillement des livres. Tout son être n’est que langage, texte, feuillets imprimés, histoire déjà transcrite. Il est fait de mots entrecroisés; c’est de l’écriture errant dans le monde parmi la ressemblance des choses. Pas tout à fait cependant : car en sa réalité de pauvre hidalgo, il ne peut devenir le chevalier qu’en écoutant de loin l’épopée séculaire qui formule la Loi. Le livre est moins son existence que son devoir.»
Michel Foucault, Les mots et les choses (Éditions Gallimard, 1966), p. 60.


Revenir sur la figure tutélaire de Don Quichotte, c’est au fond tenter une quatrième évasion du personnage malgré sa condition finale de cadavre, lui qui aura essayé trois escapades, couronnées de succès hétérogènes tant il a dû chaque fois se justifier d’être le fou d’une littérature à contre-jour dans un contexte culturel où le thème du héros chevaleresque n’avait plus lieu de susciter la convoitise. Pourtant, au XVIIe siècle, temps de composition romanesque du chef-d’œuvre de Miguel De Cervantès, une nouvelle appréhension de la notion d’espace permettrait de dédouaner le chevalier à la Triste Figure – ou le chevalier Aux Lions tel qu’il le proclame de lui-même après avoir bravé l’imminence des fauves – de quelques-unes des extravagances qui ont accordé le diapason de son personnage. Dans une conférence qu’il a donnée au Cercle d’études architecturales le 14 mars 1967 (1), Michel Foucault nous indique une schématisation de la notion d’espace tout à fait attrayante : 1) Nous avons d’abord eu affaire à l’espace médiéval, qui était tout entier dévoué à la hiérarchisation et à la localisation de ses lieux. 2) Vient ensuite le XVIIe siècle où Galilée propose un espace d’ouverture, en l’occurrence un espace infiniment ouvert – c’est le temps de l’étendue, ou le temps de la «res extensa» pour reprendre le vocabulaire cartésien. 3) L’espace du XXe siècle intéresse moins notre perspective, mais signalons que la pensée foucaldienne y recense la problématique de l’emplacement, avec en ligne de mire la question sous-jacente de ce qu’il convient de montrer ou de cacher sur le territoire de l’espace public.
Don Quichotte, résurrection de l’épaisse tradition de la littérature chevaleresque dans un corps à tous égards chiche et débile, se mesure donc à l’étendue de son siècle, surchargeant le nouvel espace infini de qualités fantomatiques, assisté dans sa démarche par l’écuyer Sancho Panza, un homme de surcharge pondérale qui est aussi un alambic à proverbes. À travers l’incubation d’une folie littéraire qui se traduit par un procédé d’identification aux héros livresques de la chevalerie, l’ingénieux hidalgo, natif de la Manche, se met dans une position créatrice qui déstabilise ceux qu’il rencontre pendant sa collecte d’aventures. En superposant à l’espace de son époque un lieu tout à fait autre que Foucault appellerait «hétérotopie», Don Quichotte est à la fois le fou et le sage, homme d’arythmie et de rhapsodie, homme, donc, de remise en question et de promesses que peuvent seulement entendre des oreilles détachées du petit parti pris des choses concrètes. L’ambition de Don Quichotte est en ce sens double même si l’on peut douter à bon droit de sa santé mentale : d’une part il conteste le potentiel de son temps, et d’autre part il impose un dépassement de l’aventure humaine, comme jadis le faisaient les romans de chevalerie, à commencer par ceux qui ont bâti le monde arthurien. Cela dit, pour être en mesure de se revendiquer d’une posture intellectuelle qui puisse réformer les idées les plus vivaces d’un moment précis de l’Histoire (la culture telle qu’elle se présente dans l’Espagne de Cervantès), il convient de travailler son discours avant de cumuler des exploits qui, sans l’assistance d’une voix raisonnable, ne seraient que des actes sans queue ni tête. Autrement dit, si Don Quichotte est enclin à se jeter dans quelques aventures décidées en fonction de ce que le hasard dispose sur son itinéraire d’errance, il lui faut aussi être irréprochable dans l’exercice du commentaire. En un mot, Don Quichotte doit être capable de rendre compte de ses actions s’il ne veut pas qu’on l’enferme dans une perception unilatéralement folle.
De ce point de vue, les escapades menées par Don Quichotte et Sancho Panza ont moins la force d’une action que la valeur d’une parole, car quiconque a lu l’œuvre de Cervantès se sera aperçu que le dialogue y tient une place prépondérante, et qu’à ce titre le langage est souvent le moyen par lequel on va exagérer la nature d’une action parfois complètement banale, sinon inférieure à ce qu’on veut bien en dire (2). L’oralité est d’ailleurs essentielle parce qu’elle installe une «hétérochronie» du dialogue, à savoir que n’importe quelle tirade de Don Quichotte sert à faire revenir à la vie les chevaliers errants de la littérature, au premier rang desquels on trouve Amadis de Gaule, maintes fois cité dans le roman. Tout ceci suppose alors des gestes et des pratiques en décalage parce que la spécificité d’une hétérotopie, c’est que nous n’y sommes pas vraiment invités (3), les tenants et les aboutissants d’icelle étant ordonnés par la voix de Don Quichotte, modèle d’érudition en chevalerie, lecteur et interprète de ces livres de chevaliers au pied de la lettre, mais également médiateur d’une chevalerie qui s’excepte de sa traditionnelle sauvagerie en courtisant le cœur de Dulcinée du Toboso.
C’est donc une position éminemment centrale qu’occupe Don Quichotte, une position d’organisateur et de fabricant du verbe, une position en elle-même si dominante que même l’écuyer Panza, dont la dévotion est hilarante à force d’être éprouvée par l’ajournement des promesses d’archipel que lui fait son maître, en vient quelquefois à s’emporter contre toutes ces ressouvenances chevaleresques. C’est que Panza, finalement, se pressent tour à tour l’invité ou l’expulsé du royaume linguistique de son maître, l’écuyer ou le laissé pour compte d’un dessein que sa verve proverbiale est incapable de soutenir, faute de posséder le génie de la langue, voire l’instinct proprement poïétique qui caractérise la grammaire de Don Quichotte. Car à la rhétorique admirable de Don Quichotte s’opposent les tâtonnements discursifs de Sancho Panza, sortes de bavardages inconséquents qui, de temps à autre, vont attraper des occasions de se corriger, de se remettre en selle à dos d’âne, comme s’il fallait que le maître n’atteigne jamais un point de non-retour dans son délire d’identification littéraire. Ce sont là plusieurs moments de sagesse qui s’entremêlent, ou si l’on préfère plusieurs consécrations de la raison au détriment d’une tentation irréversible de la folie : un prétendu chevalier errant qui recommence ses sorties parce qu’il estime qu’elles ne correspondent pas au texte des traditions, un écuyer qui pactise avec cette errance malgré son degré d’excentricité (Panza, en suivant Don Quichotte, insinue la nécessité d’un compagnon de route qui va temporiser une multitude d’obsessions), une parole hétérochronique qui sauve en quelque sorte l’autodafé de la bibliothèque d’Alonso Quichada (4), un écuyer qui sait en effet interpeller son maître quand celui-ci est sur le point de manquer de discernement, etc.
Parce que la sagesse rééquilibre les êtres dans ce qu’ils peuvent avoir de plus contrasté, on notera que ce qui rapproche intimement l’aspirant chevalier de son écuyer, ce sont les bêtes sur lesquelles ils voyagent, le filiforme Rossinante étant le frère de pusillanimité de l’âne conduit par Sancho Panza, les deux animaux se confondant dans une espèce de couardise siamoise pendant que leurs maîtres inventent des raisons d’avoir peur. En outre, quand il arrive que les bêtes prennent la poudre d’escampette sans demander leur reste, elles sont autrement plus conscientes des vrais dangers que ne le sont les hommes, Don Quichotte magnant la parole de sorte à ce que Panza ne cède pas à la tentation de se faire lui-même âne. Toutefois ce travail de persuasion est cynique parce que, par l’intermédiaire de sa verve légendaire, Don Quichotte fait tourner son écuyer en bourrique, et c’est peut-être la plus terrible preuve qu’un centaure à corps d’âne existe lorsque Sancho Panza se laisse mener par son animal cependant qu’il s’abreuve des discours de son maître. En vérité, quand bien même les proverbes de Panza détiennent une force intrinsèque d’évidence, ils ne sont guère que des paroles anémiées en face des puissants discours de Don Quichotte, nourris par la perpétuité des lois chevaleresques et des coups de sang qui en découlent. D’un côté il y a la répétition de tous les truismes, de l’autre les solutions pour les détruire, c’est-à-dire autant d’indications pour perforer la membrane d’une culture qui s’essouffle dans la nonchalance. À vrai dire, une simple comparaison physique valorise les suggestions de pareille thèse : d’un côté Sancho Panza est un monsieur pansu qui pratique un terre-à-terre déconcertant, et d’un autre côté Don Quichotte se situe dans une maigreur qui se faufile parmi la pesanteur des croyances, ayant toujours un cran d’avance dans l’aventure, quitte à manigancer avec la folie.
Il n’empêche : en dépit de certains indices qui pourraient nous inciter à parler de monologues de la folie, nous préférons affirmer que le dialogue, quoi qu’il arrive, persévère tout au long de cette épopée romanesque. Le dialogue est une caution de sens au milieu des énergies narratives parce que non seulement il traverse l’œuvre d’outre en outre, mais parce qu’il est aussi, avant tout, traversée du logosdia-logos. Ainsi n’est-il pas inutile de préciser que le personnage de Don Quichotte est excessivement philologique, et Sancho Panza s’intègre à la force de cet amour de l’échange verbal, fût-ce simplement pour acquiescer ou faire montre d’un scepticisme maladroit. Par conséquent, s’il est une folie incontestable dans ce roman, elle est chaque fois affaire de subtilités discursives, ce qui la rend singulièrement pardonnable, que ce soit aux yeux des lecteurs ou aux yeux de ceux qui croisent la route de Don Quichotte. Parce que cette folie est dialogique jusqu’à l’extrême, elle implique une réciprocité avec la raison, si bien qu’elle délimite les actes de Don Quichotte à l’intérieur du périmètre historique de la chevalerie errante, offrant au héros la possibilité de réitérer ce qu’il aurait manqué, ou alors la possibilité de reprendre ses éloges à destination de Dulcinée, les enrobant d’un surplus de baroquerie qui fera sourire n’importe lequel d’entre nous amateur d’hyperboles. Ici, Don Quichotte est comparable au Socrate qui sait reformuler ce qu’il avait au préalable habillé des oripeaux de la folie (5), c’est-à-dire qu’il sait ouvrir ses raisons à l’expérience de la palinodie, que ce soit dans le dire ou le faire. En définitive, c’est parce que Don Quichotte est l’âme même du dialogue, parce qu’il est fomentateur de mots, qu’il n’est jamais prisonnier d’un profil, la chevalerie errante étant le lieu des accomplissements rectifiés, le lieu des fictions qui se complètent au-delà des seules distractions romanesques, en somme le lieu où se fabrique une morale qui cherche à transcender les entraves ou les résistances d’une époque. En embarquant pour ainsi dire sur une «nef des fous», Don Quichotte et Sancho Panza se mettent en quête d’une prospérité qui pourrait bien être éthique avant d’être purement matérielle (il n’est que de nous remémorer les conseils que prodigue Don Quichotte à son écuyer lorsque ce dernier voit enfin l’opportunité de diriger un gouvernement).
Dans une perspective morale, on peut avancer quelques hypothèses de lecture supplémentaires. Tout d’abord, notons qu’entre le XIVe et le XVIe siècle, une littérature épique se renforce, vantant la nécessité des prouesses et des actions téméraires – d’ailleurs, au milieu du XVe siècle, l’auteur Antoine de La Sale, dans son Jehan de Saintré, fixe la définition du bon chevalier en affirmant qu’il doit «braver les dangers par amour de la gloire et de sa dame» (6). En d’autres termes, le chevalier a la charge de devenir un bastion contre les peurs d’une époque, tout particulièrement dans une période de glissement épistémologique où l’on se prépare à entrer dans la Renaissance, à savoir au cœur d’une extension d’espace susceptible d’accoucher de nouveaux monstres. Ce qui est intéressant dans ce registre de la peur et du chevalier censé lui opposer une armure de courage, c’est que Don Quichotte est un roman qui repose sur un témoin symptôme de crainte culturelle : Sidi Ahmed Benengeli. C’est ce témoin d’origine maure qui détient selon toute vraisemblance la vérité sur Don Quichotte. Historiquement, on connaît le malaise subi par les populations mauresques dans l’Espagne de Cervantès. Delumeau parle d’un agrandissement du «danger ottoman» durant le XVIe siècle espagnol, ce qui contribue à exacerber la menace musulmane par la suite, alimentant des haines réciproques et des écrits parfaitement nauséabonds entre les parties concurrentes (7). Aussi, que Don Quichotte incarne quelque part le dédoublement de Cervantès en un écrivain d’allure mauresque, c’est une cocasserie en même temps qu’une pertinente invitation à perfectionner le caractère du personnage de Don Quichotte. Nous l’avons d’ores et déjà compris : Don Quichotte est un philologue, ainsi est-il soucieux du détail, voire un peu flanqué d’acribologie sur les bords, et c’est ce trait de caractère, avant même sa discutable témérité, qui oriente une part de sa folie dans l’orbite de ce qu’a pu retranscrire Ahmed Benengeli. À ce titre, les passages où Don Quichotte est préoccupé par ce qu’a raconté Benengeli sont très évocateurs. Tout l’enjeu consiste sinon à respecter le témoignage du livre, du moins à le cristalliser par des actions encore plus absurdement démentes ou plus exactement propices à la chevalerie telle que la littérature l’a codifiée. Mais ne nous y trompons pas : Don Quichotte, en accordant à Sidi Ahmed Benengeli une autorité de rapporteur, devient le symbole d’un homme de son temps qui non seulement ne craint pas le Maure, mais qui, de surcroît, aspire à augmenter son impassibilité devant la figure de l’étranger, sublimant de ce fait une première parole qu’il juge indigne de sa nature mouvementée. En étant constamment à la recherche d’aventures, Don Quichotte falsifie les hypothétiques insuffisances du texte de Benengeli, tout comme il fait de ses visions le lieu d’une performance à la fois parlante et active, son état de veille étant la scène où s’exaucent ses fantasmes – les moulins se métamorphosent alors en des genres d’Hécatonchires, les paysannes en femmes d’estime malgré des haleines chargées d’arômes infects, ou encore les moutons en troupeaux belliqueux sur lesquels cavaleraient des adversaires dignes d’affronter l’errante chevalerie. Et quoique le texte de Cervantès finisse lui-même par endosser des contours assez fous (pensons aux interludes où les protagonistes relatent des histoires qui n’ont rien à voir avec l’intrigue fantasmatique de Don Quichotte), le tout conserve néanmoins une exceptionnelle cohérence, servie par l’énergie du dialogue qui entreprend de purger les éléments qui seraient inadmissibles dans l’espace littéraire du roman de chevalerie. Pour cause, Don Quichotte est systématiquement versé dans la justification de sa prééminence auprès d’un Sancho d’abord sceptique, mais plus tard convaincu que son maître est au-delà de tout ce qu’a pu écrire Ahmed Benengeli, voire au-delà des compositions de Cervantès en personne, l’auteur étant suffisamment ingénieux pour laisser son héros se désenvoûter de toutes les fatalités entreposées dans la main habile du romancier.
Ce sont probablement là quelques-uns des éléments de fascination qui ont érigé Don Quichotte en monument de la littérature. L’hidalgo nous fascine parce que sa folie est tout d’abord un savoir – c’est une folie épistémologiquement tenable, d’autant que le fou, selon un ordinaire rimbaldien, se présente comme celui qui a vu ce que l’homme a cru voir. Don Quichotte est d’une certaine manière le précurseur de la voyance poétique, inaugurant le paradigme du fou de littérature qui culminera chez Canetti, dans son Autodafé, roman qui voit le savant sinologue Peter Kien terminer dans les flammes de sa bibliothèque, image qui n’est pas sans rappeler les livres de chevalerie de Don Quichotte qui sont volontairement brûlés, comme si, en fin de compte, toute folie devait débuter dans l’espace hétérotopique de la littérature.
Simultanément, la folie permet à Don Quichotte de cerner sa vérité, instituant le fou dans la dimension aléthique qu’on lui suppose. En contre-point, la niaiserie de Sancho Panza accentue les arguments de Don Quichotte, autorisant le maître à dilater les normes en vigueur afin de nous renvoyer à quelques vérités suggérées, à quelques sorties de caverne tel que cela s’explicite lors de l’épisode de la grotte de Montésinos (ironiquement, tandis que l’ingénieux hidalgo en a réchappé, l’écuyer chutera dans les souterrains de Montesinos au moment de revenir de son gouvernement, illustrant l’impossible guérison de celui qui est naturellement niais, inconstant aussi bien dans l’exercice de la sagesse que dans celui de la folie). D’ailleurs, à la fin du roman, Don Quichotte s’est mis dans la capacité de mieux voir en lui, de mieux s’épier, ce qui ne saurait être le cas de Sancho, lequel se retrouve garrotté par de chagrines émotions, constatant que son maître s’est laissé pénétrer d’une maladie (la mélancolie de sa dernière défaite qui l’aura propulsé sur le chemin du retour) et qu’il ne souhaite pas la combattre comme l’eût assurément fait un chevalier. Mais voilà, Don Quichotte n’est plus un chevalier errant, il est redevenu un individu de la civilisation courante, et sans doute qu’il se meurt parce qu’il sait qu’il a désormais tout vécu, ayant couronné la littérature chevaleresque en s’impliquant dans ce qu’elle a de plus enchanteur.
Enfin, conformément aux enchantements qui ont pris possession du chevalier errant de la Manche avant la palinodie terminale où le héros concède à la vie sa part de finitude, il fut un temps où Don Quichotte était perçu comme un personnage qui existait dans l’exclusivité de ses rêves. On peut ultimement défendre la thèse du rêve en localisant chez Don Quichotte une bonification des hommes rêveurs, mais pas n’importe lesquels. Pour ce faire, précisons que la thématique du rêve est un souci qui s’est révélé dans la littérature médiévale, apportant son lot de théories parmi lesquelles des choix et une clairvoyance méthodologique s’imposent (8). Au cœur de ces théories médiévales, celle qui nous paraît la plus appropriée au tempérament fantasque de Don Quichotte, c’est la théorisation embryonnaire d’Hildegarde Von Bingen qui faisait du rêve l’apanage de «l’homme de bonne humeur». Par conséquent, si Don Quichotte était le rêveur que certains commentateurs ont longtemps perpétré, nous aimons l’imaginer tout entier placé sous l’égide de la bonne humeur, prompt au défoulement de lui-même, victorieux sur les inhibitions de son siècle, apte donc à désinhiber le lecteur, proposant en l’occurrence une démocratisation du rêve dans tout ce qu’il peut avoir de bourlingueur du moment qu’il demeure ancré dans le souci d’une formation (ou information) de soi.

Notes
(1) Des espaces autres, conférence (cf. Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Éditions Gallimard, coll. Quarto, 1994), pp. 1571-81.
(2) Sur la place occupée par le dialogue, entre autres choses, on consultera l’excellent préambule d’Aline Schulman qui a proposé une nouvelle traduction de l’œuvre de Cervantès (cf. L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche (2 tomes), vol. 1, Éditions du Seuil, 1997), pp. 17-28.
(3) Il y a donc un effort d’incrustation à faire au contact de ces comportements, ce que feront le duc et la duchesse au tome 2, lorsqu’ils inviteront Don Quichotte et son écuyer à une série de farces. Mais quand bien même on pourrait avoir l’impression que le duc et la duchesse sont en position de force, il n’en demeure pas moins qu’ils sont tributaires de tout un ensemble de codes qui appartiennent aux différents moments du roman de chevalerie tel qu’il s’est décliné au cours de l’histoire littéraire.
(4) Au chapitre d’ouverture, on découvre un certain Quichada de la Manche qui va devenir Don Quichotte (ses proches, en vaines représailles, brûleront la quasi-totalité de sa bibliothèque car on juge que les livre lui ont retourné le jugement), puis à la fin, c’est Alonso Quichano qui se fait jour, une fois que Don Quichotte est sorti de son hétérotopie et qu’il s’apprête à entrer dans le lieu inexorable du mourir.
(5) Cf. Le Phèdre et l’épisode de la palinodie.
(6) Cf. Jean Delumeau, La Peur en Occident (Fayard, 1978), p. 14.
(7) Jean Delumeau, ibid., chapitre intitulé La menace musulmane, pp. 342-55.
(8) Cf. Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge, Les rêves dans la culture et la psychologie collective de l’Occident (Éditions Gallimard, 1977), pp. 299-306.