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16/12/2014

Orson Welles et Shakespeare, par Francis Moury

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Photographie (détail) de Juan Asensio.

A propos de : Macbeth – Othello, deux pièces de William Shakespeare, mises en scène par Orson Welles. Nouvelle traduction de Patrick Reumaux, préface d’Antoine de Baecque, illustrée par des dizaines de photos des deux films d’Orson Welles. Éditions limitée reliée Carlotta, 6 novembre 2014, format 21 x 26 cm, 352 pages, 60 €.

Sur Macbeth.

3859293335.jpgFair is foul, and foul is fair : Macbeth ou l'ontologie noire.





2564927100.jpgSur le heurt à la porte dans Macbeth de Thomas De Quincey.





531987254.jpgMacbeth et le Mal de Stéphane Patrice.






IMG_0463.JPGMacbeth est, en 1948, la première adaptation cinématographique shakespearienne du cinéaste et acteur Orson Welles (Citizen Kane, La Splendeur des Amberson, La Soif du mal). Quatre ans avant son Othello, il prouvait déjà qu’il était bien l’adaptateur le plus authentique du dramaturge britannique, restituant une violence à la fois baroque et expressionniste à la pièce tout en lui maintenant une théâtralité revendiquée. Le cinéaste Laurence Olivier adaptait Hamlet vers la même époque d’une manière bien plus sage et esthétiquement bien plus classique. Tourné en seulement 21 jours, Macbeth avait été l’occasion d’une «bataille d’Hernani» entre les critiques cinématographiques français et avait déplu à André Gide, ainsi que le rappelle Antoine de Baecque dans sa préface. Pourtant, par une certaine ironie du sort, la version Welles apparaît aujourd’hui – au moment où nous sommes habitués et presque abrutis par tous les excès esthétiques possibles – comme une version quasiment classique, tenant la balance égale entre l’exotisme de celle d’Akira Kurosawa (Le Château de l’araignée, Kumonosu-jô / Throne of Blood, 1957) qui alliait en noir et blanc le théâtre japonais et le théâtre anglais d’une manière insolite voire fantastique, et le réalisme violent de celle de Roman Polanski (Macbeth, 1971), tournée en écran large et Panavision couleurs en extérieurs naturels. Carlotta Films édite en exclusivité Macbeth dans ses deux versions (la version exploitée au cinéma en 1950 et la version longue inédite de 1948) restaurées en Haute Définition. Malgré (ou à cause de… car Welles trouvait dans l’obstacle une source d’inspiration) un tournage semé d’embûches, son Othello (sa seconde adaptation shakespearienne) est une transposition stupéfiante de la tragédie originelle. Othello fut réalisé par Welles en Europe du Sud et au Maroc dans des conditions marginales, en extérieurs naturels impressionnants tels ceux de Mogador. Il fut récompensé par un Prix au Festival de Cannes de 1952. Porté par un trio d’acteurs époustouflant (Orson Welles, Micheál Mac Liammóir et Suzanne Cloutier), Othello est un chef-d’œuvre à l’esthétique cette fois-ci davantage baroque qu’expressionniste, disponible pour la première fois dans sa version restaurée «officielle» de 1992, en dvd et en blu-ray haute définition niveau 2K. Les deux films sont proposés à l’unité ou rassemblés dans un coffret collector. Les suppléments sont colossaux, contenant notamment des moyens métrages rarissimes de Welles et de nombreux témoignages de première main sur la production.
Ces deux films peuvent être l’occasion de relire Shakespeare dans une nouvelle traduction dont l’édition constitue une première pour Carlotta Films, livre luxueux illustré par de belles photos (techniquement, elles sont de trois catégories : photos d’exploitation, photos de plateau et photogrammes ainsi que, peut-être, quelques photos d’exploitation détourées) des deux films de Welles. C’est à l’occasion des célébrations du 450e anniversaire de la naissance de Shakespeare que Patrick Reumaux, poète (Prix Max Jacob), traducteur de poètes et d’écrivains américains, anglais, gallois, irlandais ou écossais tels que Edgard Lee Masters, Emily Dickinson, John Updike, John Steinbeck, D. H. Lawrence, les frères Powys, Dylan Thomas, Flann O’Brien, R. L. Stevenson, etc., s’est employé à traduire Macbeth et Othello, pour accompagner ce renouveau numérique des images d’Orson Welles.
Sur sa nouvelle traduction de Macbeth, Reumaux déclare ceci : «[…] J’ai suivi le texte du New Shakespeare publié par les Presses Universitaires de Cambridge sous la direction de Dover Wilson tel qu’il est donné dans l’édition bilingue publiée en France sous la direction de Pierre Leyris et Henri Evans en maintenant dans les grandes lignes les signaux de scansion tels qu’ils sont donnés dans le texte anglais : une virgule (,) indique une pause, un point-virgule (;) une pause un peu plus longue, deux points (..), trois points de suspension (…) ou un tiret (-) une pause prolongée avant la reprise du souffle. Les parenthèses simples signalent un aparté. On lira, dans la Bibliothèque de la Pléiade (2002), la notice signée Yves Peyré, très documentée, particulièrement sur les sources, l’historique des représentations et les «lectures de la pièce». […] Sur Macbeth, on consultera, si affinités, chez De Quincey, Le Heurt à la porte dans Macbeth et le Macbeth des carnets de travail de Dame Edith Sitwell (Edith Sitwell, A notebook on William Shakespeare, 1948, Macmillan & co, Londres), où l’on trouvera une musique un peu différente de celle que l’on connaît chez les grands érudits ordinaires («Ordinario» est le qualificatif employé en italien pour désigner les «vrais» professeurs d’Université et les démarquer des faux (qui sont légions), ceux du Dimanche et des autres jours, les Bradley, Brunel, Charlton, Curry, Wilson Knight, Mayoux, Muir, d’autres, le film se termine il est l’heure : «Arrêtez les suspects habituels».
Si la traduction de Leyris parue dans la collection bilingue éditée chez Aubier Montaigne est encore considérée comme une référence par Reumaux, celle de Jules Derocquigny (La Tragédie de Macbeth) parue en 1927 dans la collection Shakespeare des Belles lettres qui fut sa noble ancêtre n’est jamais citée ni mentionnée. Idem pour La Tragédie de Othello, traduite par le même Derocquigny en 1928. Il faudrait peut-être, à la réflexion, que les Belles Lettres songent à réimprimer une fois de plus, en ce début de XXIe siècle, cette magnifique collection, en prenant évidemment soin de toujours bien respecter , par l’emploi de la reproduction photomécanique en fac-similé, son agréable format in-16 d’origine. En pratique, voici quelques comparaisons intéressantes établies par Reumaux lui-même entre sa récente traduction et celles de certains de ses plus illustres prédécesseurs :

Texte original de Macbeth (Gallimard, coll. La Pléiade, 2002, pp. 482 et 484).

Seton
The queen, my lord, is dead.

Macbeth
She should have died hereafter.
There would have been a time for such a word:
Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow,
Creeps in this petty pace from day to day,
To the last syllable of recorded time,
And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. Out, out, brief candle,
Life's but a walking shadow, a poor player,
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.


Traduction de François-Victor Hugo (Flammarion, 1964, pp. 312-313), non en vers mais en prose, phrases à la suite sans retour à la ligne et ponctuation propre au traducteur :

Seyton. – La reine est morte, monseigneur.

Macbeth. – Elle aurait dû mourir plus tard. Le moment serait toujours venu de dire ce mot-là!...Demain, puis demain, puis demain glisse à petits pas de jour en jour jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps ; et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse. Éteins-toi, éteins-toi, court flambeau ! La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien…

Traduction d’Yves Bonnefoy (Gallimard, coll. Folio Classique, 1985 puis 2001 pour la traduction, hors préface et dossier de 2010 ; première édition en 1983, Mercure de France, p. 141) :

Seyton
La reine, monseigneur ! Elle est morte.

Macbeth
Elle aurait dû mourir en un autre temps,
Un où pour ce grand mot, la mort il y aurait place.
Hélas, demain, demain, demain, demain
Se faufile à pas de souris de jour en jour
Jusqu’aux derniers échos de la mémoire
Et tous nos «hiers» n’ont fait qu’éclairer les fous
Sur le chemin de l’ultime poussière.
Éteins-toi, brève lampe !
La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur
Qui s’agite et parade une heure, sur la scène,
Puis on ne l’entend plus. C’est un récit
Plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte
Et qui n’a pas de sens.

Traduction de Patrick Reumaux :

Seton
La reine, monseigneur, est morte.

Macbeth
Elle aurait dû mourir plus tard,
À un moment où l'on peut prononcer ce mot,
Demain, et demain et demain
Se glisse à pas feutrés, de jour en jour
Jusqu’à l'ultime syllabe de la dernière heure
Et tous nos hiers ont éclairé les dupes
Sur le chemin qui mène à la poussière. Meurs, petite chandelle !
La vie n’est qu’une ombre qui chemine, un pauvre acteur
Qui fait la roue et se roule une heure sur la scène
Avant de sombrer dans l'oubli, un racontar d’idiot
Plein de bruit et de fureur,
Qui ne signifie rien.

Sur sa nouvelle traduction d’Othello, Reumaux déclare ceci : «Othello est une histoire vénitienne dont le héros – il faut oser dire que c’est Iago – excite la jalousie d’Othello en essayant de lui prouver l’infidélité de Desdemona, qui sera d’autant plus sensible que les images mises sous les yeux du Maure seront des métaphores, et des métaphores obscènes, de cette obscénité (teinte ou non d’humour) que l’on trouve chez les conteurs galants de la Renaissance Italienne. Cela permet au texte français d’entrer en résonance avec ces obscénités Shakespeariennes, qui faisaient le désespoir d’Oscar Wilde. On dira que c’est forcer le trait. Il faudrait plutôt dire que c’est retrouver le naturel en poussant l’artifice jusqu’au bout. Être, en somme, aussi Shakespearien que Shakespeare (les mauvaises langues diraient plus royaliste que le roi.)»

En pratique, voici de nouvelles comparaisons, toujours établies par Reumaux lui-même, entre lui-même et ses prédécesseurs :

Texte original de Othello
Acte I, Scène 3 (tirade de Iago)
And it is thought abroad that ‘twixt my sheets
He has done my office.


On croit de par le monde, qu’il a entre mes draps rempli mon office d’époux.
François-Victor Hugo, 1859.
De par le monde on pense qu’en mon lit, entre mes draps,
Il a fait ma besogne.
Armand Robin, 1959.

Et on pense de par le monde qu’entre mes draps,
Il a rempli ma charge.
Jean-Michel Déprats, 2002.

Et l’on pense partout que c’est à ma place et entre mes draps
Qu’il a égoutté son pressoir.
Patrick Reumaux, 2014.

Texte original de Othello
Acte II, Scène 2 (tirade de Iago)
Now, I do love her too,
Not out of absolute lust – though peradventure
I stand accountant for as great a sin.


Et moi aussi je l’aime ! Non pas absolument par convoitise (quoique par aventure, je puisse être coupable d’un si gros péché).
François-Victor Hugo, 1859.

Mais moi aussi j’aime la fille,
Pas d’un désir absolu (bien que le cas échéant
Je pourrais étre coupable d’un aussi gros péché).
Armand Robin ,1959.

Mais moi aussi je l’aime,
Non par luxure, bien qu’à l’occasion
Je puisse être comptable d’un aussi grand péché.
Jean-Michel Déprats, 2002

… Elle, je l’avoue volontiers
Ne m’est pas indifférente et parle à mon engin
Au point qu’avec elle je pourrais faire entrer le Pape dans Rome.
Patrick Reumaux, 2014.

Je précise que les notes additionnelles du traducteur justifient parfois, mais pas toujours ces curieuses, voire troublantes, innovations.
Ce dialogue matérialisé, sous la belle forme d’un livre, entre théâtre et cinéma aurait, tel quel et de toute manière, certainement intéressé le grand Henri Gouhier qui, on s’en souvient mal aujourd’hui, avait étudié non seulement Descartes, Malebranche et Auguste Comte mais encore l’essence du théâtre.
Un autre lien méconnu, peut-être involontairement apporté par le hasard ou le destin qui font souvent bien les choses, entre Welles et Shakespeare. Son dernier grand film noir américai, Touch of Evil, fut distribué en France sous le beau titre La Soif du mal. Beau et, sans le savoir peut-être, shakespearien, car on lit dans Mesure pour Mesure (I, 2, 130-134) les vers suivants : «Tels des rats se ruant sur leur poison, notre nature poursuit le mal dont elle a soif, et quand nous buvons, nous sommes morts» (traduction de François-Victor Hugo revue par Jean Paris, Shakespeare par lui-même, éditions du Seuil, collection Microcosme, publié 1954 et augmenté en 1971, p.148).
Le fait que le héros maudit et tragique du film soit un policier obèse et alcoolique et criminel, criminel que son crime conduira à la mort, interprété d'une manière shakespearienne par Welles lui-même, augmente encore la pertinence shakespearienne de ce titre français d'exploitation.