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06/04/2015

L’Amérique en guerre, 1 : À propos de courage, le Vietnam de Tim O’Brien, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Charlie Haughey.

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Si l’on ne peut voir sans un profond mépris les sauvages, dans leur amour d’une indépendance sans règle, aimer mieux se battre continuellement que se soumettre à une contrainte légale, constituée par eux-mêmes, et préférer ainsi une folle liberté à une liberté raisonnable, et si l’on regarde cela comme de la barbarie, comme un manque de civilisation, comme une dégradation brutale de l’humanité; à combien plus forte raison des peuples civilisés (dont chacun forme un État constitué) ne devraient-ils pas se hâter de sortir d’une situation si dégradante ?»
Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle.

«Comment souffrirais-je en voyant souffrir un autre si je ne sais pas même qu’il souffre, si j’ignore ce qu’il y a de commun entre lui et moi ? Celui qui n’a jamais réfléchi ne peut être ni clément ni juste ni pitoyable : il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même; il est seul au milieu du genre humain.»
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues.

«La honte d’être un homme, y a-t-il une meilleure raison d’écrire ?»
Gilles Deleuze, Critique et Clinique.


Note préliminaire : cet article inaugure une série indéterminée de romans américains qui évoquent l’implication des États-Unis dans une guerre. À ce jour, nous savons seulement qu’une prochaine note traitera du livre Fin de mission de Phil Klay.

Une réécriture du Vietnam : le complément de la science historique

Un peu comme le peintre Zoran Mušič rumina pendant une trentaine d’années les charniers du nazisme avant de restituer sur la toile plusieurs visions de sa mémoire horrifiée, Tim O’Brien a mis vingt ans pour s’instruire de son expérience de la guerre du Vietnam, dans laquelle il fut enrôlé en 1968, alors qu’il était âgé de vingt-deux ans. Ou plutôt devrait-on dire, pour être tout à fait exact, que Tim O’Brien devint écrivain dès son retour de la jungle vietnamienne mais qu’il lui fallut quelques publications retentissantes avant de rencontrer le parfait point de convergence de tout son passé de vétéran. Dès 1973, en effet, il se fait remarquer avec If I die in a combat zone, box me up and ship me home, récit de ses années d’engagement sur le front dans la compagnie Alpha, transcription d’une actualité encore en train de se faire, presque sur le motif en quelque sorte, puisque Saigon ne devait chuter qu’en avril 1975, date qui marque officiellement la fin du conflit vietnamien. Le livre est accueilli avec d’autant plus d’intérêt qu’il intervient l’année de la mort du président Lyndon B. Johnson, dont plus personne alors n’ignorait le rôle dans l’intensification de l’effort de guerre américain au Vietnam, décision qui encombra de cercueils des milliers de soutes d’avion et qui contribua à la formation de tristes cérémonies dans toute l’Amérique, plus spécifiquement au cimetière Arlington de Washington D.C, où les stèles blanches militaires fleurirent parfois plus vite que les célèbres cerisiers de la ville. Puis, en 1978, O’Brien publie Going after Cacciato, roman qui remporte le prestigieux National Book Award for Fiction. C’est avec ce livre que l’auteur optimise sa manière de revivre le Vietnam, au rebours de tout respect de la chronologie et de toute correspondance hâtive du mot avec la chose, établissant une distinction entre «vérité des événements» et «vérité des récits», terminologie que nous empruntons au titre qui nous intéresse, à savoir À propos de courage (cf. pp. 193-4) (1).
Par cette distinction, O’Brien insinue que la fiction est susceptible de nous apporter une vérité plus authentique qu’un simple compte-rendu objectif des faits. Il s’agit ni plus ni moins d’accepter le paradoxe essentiel de la fiction qui stipule que nous nous mettons à croire à des entités dont nous savons pertinemment qu’elles n’existent pas, et cette croyance, in fine, peut améliorer notre éducation morale, tout comme elle peut rendre saillantes des parties de la réalité que notre raison à tendance à occulter en temps normal. Dans le cas présent, nous avons d’un côté la guerre du Vietnam, qui a bien eu lieu et dans laquelle O’Brien a bien pris part, et d’un autre côté nous avons les rapports de l’auteur, autant de récits qui recouvrent la trame historique et qui essayent d’en extraire une vérité que les historiens ne sont pas en mesure d’investir. En ce qui concerne l’historien, son rôle est d’établir une narration objective de l’événement, c’est-à-dire un récit explicatif qui décrit l’événement de l’extérieur et qui s’engage parfois subjectivement, par exemple en insistant sur tel ou tel aspect de l’événement afin de comprendre quelles peuvent être les relations profondes qui le justifient. La subjectivité de l’historien est par conséquent sous-tendue par un souci de connaissance, en quoi elle diffère de la subjectivité de l’écrivain, dont l’ambition est plutôt d’inventer pour mieux ressaisir la profondeur de l’événement. Faisant cela, O’Brien est moins préoccupé par les causes que par les raisons du Vietnam, et c’est précisément cette insistance sur les raisons dont peut s’acquitter à bon droit l’entreprise romanesque. Ce n’est pas vraiment une fantaisie gratuite de l’écriture, mais plutôt une nécessité formelle : «Mais ce n’est pas un jeu. C’est une question de forme. Ici même, maintenant, alors que je m’invente, je pense à tout ce que je veux vous dire sur les raisons pour lesquelles ce livre est écrit comme il l’est» (p. 193).
Pour rendre encore plus intelligible la distinction des causes et des raisons à l’égard d’un événement donné, rappelons les définitions que proposait Augustin Cournot dans son Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire. Les causes se déploient dans une série d’antécédents immédiats qu’il est facile d’identifier quand on est historien. Ce serait l’image du gros nuage noir qui annonce l’orage et dont il faudrait reconstituer l’itinéraire a posteriori. Ceci n’exige aucun talent narratif particulier. Les raisons, en revanche, renvoient aux origines constitutives de l’événement, c’est-à-dire à tout ce qui peut faire écho à l’intériorité des hommes qui ont suscité l’événement, voire à l’intériorité du temps lui-même, entendu comme devenir objectif de l’humanité. C’est de toute évidence la partie la plus ardue du travail parce qu’elle suppose que l’on fasse de l’histoire des mentalités, peut-être même aussi de la philosophie, et ce champ des études historiques fournit des résultats très contrastés d’un point de vue épistémologique (2). On voit ainsi la contribution que peut nous offrir l’écrivain : tout ce que la recherche documentaire ne nous dit pas directement, tout ce que le récit explicatif de l’événement ne révèle pas en première instance, le romancier peut se l’approprier et en faire un récit de compréhension fort vraisemblable, en l’occurrence des histoires dont le potentiel créatif permet de «rendre les choses présentes» (p. 194), d’exhumer les fondations de ce que la mémoire n’a pu retenir et les expériences que les sens n’ont pu jadis éprouver, de redonner au passé le volume de chacun de ses moments, et même de ses crypto-instants, comme l’impressionnisme de Cézanne a produit sur le tableau une montagne Sainte-Victoire plus dense que la montagne réelle.
Du reste, l’énormité de la guerre du Vietnam présume que l’on en fasse une lecture pas seulement causale. L’usage de la causalité est une méthode pratique en histoire parce qu’elle procure une lisibilité satisfaisante des événements, mais elle comporte au moins deux risques : d’une part l’identification des causes introduit dans le cours de l’histoire une puissance de détermination contradictoire avec l’idée d’événement, et d’autre part la systématicité du processus causal dépossède les sujets qui font l’histoire de leur capacité de liberté. Il est ainsi primordial de dépasser la lecture causale pour ne pas figer l’événement dans un réseau hermétique d’interprétation. Si l’on est historien, on s’attachera à approfondir l’aspect purement descriptif de la guerre du Vietnam, par exemple en oscillant fréquemment entre l’objectivité d’un récit qui fait du passé une matière scientifiquement connaissable et la subjectivité d’un jugement qui doit s’efforcer de sélectionner les meilleures hypothèses souterraines de ce passé. C’est la seule façon pour l’historien de ne pas contourner l’événement et le potentiel inachevé de celui-ci, au sens où l’événement n’a jamais fini de se révéler, sinon dans la zone d’immobilité des frises historiques accrochées aux murs des petites classes. Au bout du compte, le bon historien est conscient que le passé est tout autre chose qu’une substance paralysée, mais quelquefois sa discipline bute sur ce qui ne peut être nommé ou étudié par les sciences humaines, c’est-à-dire sur ce qui excède le domaine du physique et tend à inspirer des discours métaphysiques (par exemple : qu’est-ce que mourir pour un jeune soldat américain qui n’a aucune idée de la guerre et qui hier encore ne s’interrogeait pas sur la finitude ?). Si l’on est l’écrivain, par conséquent, on ne redira pas ce qui a déjà été déduit par les historiens. Ceci engendrerait sûrement quelques platitudes. On essaiera plutôt de se concentrer sur l’impensable ou l’impensé, sur ce que l’historien des mentalités ne pourrait même pas évoquer sans se compromettre dans un entrelacs d’arguments fallacieux ou de réflexions vaseuses.
De plus, la guerre en elle-même est un matériau très incertain pour celui qui voudrait en décomposer les causes et les raisons. Il appartient certainement aux historiens de rendre compte des motifs qui ont pu décider une nation à entrer en guerre, des moyens de combat employés pendant la guerre, des crises démographiques consécutives à un conflit, etc., mais il n’est pas vraiment du ressort de l’histoire de nous transmettre ce qui fait le cœur d’un soldat ou l’ambiance d’une scène d’affrontement, fût-elle sous la juridiction d’un Hérodote ou d’un Thucydide. Pour parler comme O’Brien, disons que la guerre donne lieu à la certitude d’une «écrasante ambiguïté» (p. 95), et le Vietnam, en ce qu’il fut un «paradis du mal» (p. 92), embarrasse toute conclusion rationnelle. On compare volontiers la guerre à un enfer (cf. p. 92), cependant l’on oublie que l’enfer est en principe une maison de damnation, et nul ne voudra affirmer que les jeunes qui ont combattu pour le Vietcong ou pour les États-Unis étaient tous des canailles (3), pas davantage que l’on reprochera à quelques-uns d’avoir de temps en temps été plus brutaux que leurs agresseurs. L’enfer de la guerre se joue ailleurs, dans l’association des contraires, dans la proximité de Vie et de Mort, de Héros et de Lâche, dans la sollicitation des instincts animaux : «La guerre est méchante; la guerre est amusante. La guerre est excitante; la guerre est déprimante. La guerre fait de vous un homme; la guerre fait de vous un mort» (p. 93). Quelle que soit la zone du conflit, quels que soient les enjeux, cela fait naître une confusion des valeurs et cela fragilise nos structures logiques, si bien que le plus accommodant des hommes est chaque fois sous la menace d’une folie ou d’un quelconque effondrement de sa personnalité. Même si la guerre souhaite d’ordinaire prouver qu’elle est juste, il s’ensuit que la rectitude morale du but à atteindre n’est pas toujours à l’abri d’utiliser des moyens injustes. Dans la mesure où la guerre peut devenir à tout moment déplaisante, les individus qui la font, qui y participent ou qui la subissent sont constamment sur le point de basculer dans une terre inconnue de leur personnalité. Ce facteur de versatilité est un élément qui ne peut être correctement examiné par les historiens car il ne tolère aucune méthodologie. À la guerre, «chaque péché est vraiment nouveau et original» (p. 92), et cela demande moins à ce que l’on cherche à connaître exactement les coordonnées de ces péchés inédits qu’à ce que l’on puisse en tester le degré de malfaisance à l’intérieur d’un canevas fictionnel. C’est pourquoi les romans et les films s’évertuent à poursuivre le cours de l’histoire, n’importe quelle fiction étant le complément d’objet de l’orientation temporelle que les historiens ont élaborée pour découvrir le sens possible de notre humanité.
En tant qu’écrivain, Tim O’Brien raconte non pas la guerre du Vietnam qui a eu lieu, mais celle qui existe encore à l’état résiduel, celle qui se rejoue dans l’imagination et qui vérifie tout le Mal qui n’a pas été fait ou qui n’a pas pu être repéré par l’histoire. Que l’auteur ait tué ou non un homme, cela importe peu (cf. pp. 137-143). Ce qui a de l’importance, c’est que l’histoire ait pu ramener au pays des innocents alors même que ces derniers estiment leur culpabilité absolue, or cette culpabilité n’apparaît que dans la vérité des histoires, celle-là même que Tim O’Brien veut retenir.

L’injustice et la terreur

Dès que l’administration lui notifie son enrôlement, le jeune O’Brien est perturbé par le sentiment d’une guerre injuste (cf. p. 53, puis p. 172, où l’expression «guerre injuste» apparaît directement). L’impression d’une guerre injuste est justifiée par le fait qu’on ne puisse pas répondre avec aplomb à la question «Pourquoi cette guerre ?» O’Brien est désorienté par ses vingt-et-un ans et par sa naïveté politique. À ses yeux, l’immoralité des actes militaires américains au Vietnam dépend moins d’une démonstration que d’un ressenti, mais la force de l’intuition l’emporte sur tout exposé savant. Ne se reconnaissant pas sous les traits d’une brute ou d’un homme prêt à combattre, O’Brien est indigné par son embrigadement. Il se voit plutôt comme un adulte intelligent qui n’a rien à partager avec ce genre de patriotisme. Il se voit aussi en cadavre, terrifié par la perspective d’une mort violente (cf. p. 57). Sa pensée n’était pas suffisamment assurée pour lui permettre d’entrer dans la peau d’un objecteur de conscience, néanmoins elle était assez morale pour opposer à la guerre le bon sens d’un jeune homme qui n’avait pas envie de se confronter à un ennemi approximativement désigné : «Cet été-là, la seule certitude était celle d’une confusion morale. Ce que je pensais alors, et pense toujours, c’est qu’on ne peut pas faire une guerre sans savoir pourquoi. La réponse, naturellement, est toujours imparfaite, mais il me semblait que lorsqu’une nation entre en guerre, elle doit avoir un minimum de confiance dans la justesse et dans les impératifs de sa cause. On ne peut pas réparer ce genre d’erreurs. Une fois que les gens sont morts, on ne peut pas les faire démourir» (p. 53).
Pour qu’une guerre soit juste, il faut avoir la conviction qu’elle doit être nécessairement gagnée, que son déclenchement par l’État soit appuyé par ce que Max Weber appellerait un «monopole de la violence physique légitime», tout comme il faudrait que les soldats puissent ne pas y mourir pour rien (4). Cette argumentation de droit, cependant, résiste mal à la consistance du fait, ne serait-ce déjà que par la tension qui existe entre la volonté de gagner et la nécessité de combattre justement. La possibilité de ce que les Américains qualifieraient de «win ugly» (5) est consubstantielle à tout acte de guerre. La formule est conforme à une certaine culture sportive où l’on accepte que l’équipe qui joue le moins bien puisse quand même remporter la partie, ou que le joueur d’une discipline individuelle soit vainqueur en dépit de son mauvais jour, en général parce que l’adversaire a flanché. Mais ce qui fait la légende sportive ou la passion de l’anecdote ne saurait convenir à un contexte où des vies sont engagées. Dans une situation de guerre, le temps des hostilités ne se limite pas à l’affrontement et au débriefing, il s’étire au contraire dans les familles meurtries, les paysages dévastés et les nouveaux régimes politiques qui ne sont pas forcément meilleurs que ceux qui ont été détruits ou que ceux qui ont été remplacés parce qu’ils étaient perçus comme étant humainement inacceptables. C’est ce qui explique que la guerre, par principe, est un crime, et ce quelles que soient ses intentions. Habitué à la dynamique du conflit et aux questions de stratégie militaire, Carl von Clausewitz pensait que la guerre était théoriquement illimitée dans la mesure où elle nous fait envisager en permanence une escalade de violence. En d’autres termes, si la victoire peut être obtenue par un durcissement subit des opérations, aucune stratégie de moindre envergure ne pourrait être retenue, surtout si celle-ci ne garantirait pas la victoire et serait même susceptible d’entraîner une défaite. Ainsi des massacres sont quelquefois perpétrés au nom d’un objectif censé rétablir l’ordre d’une justice universelle – on préfère tuer ou contraindre énormément lorsque la paix est instituée comme une norme culturelle, notamment quand on adopte les standards culturels du monde démocratique et libéral (6).
Le recul historique qui est le nôtre nous a démontré que l’engagement des États-Unis au Vietnam fut d’abord considéré comme une façon d’assister un gouvernement légitime, sous fond de lutte contre le communisme. D’une certaine manière, cette guerre externalisée n’était pas celle des États-Unis, toutefois elle l’est devenue par l’intermédiaire d’une surenchère technique, lorsque les horreurs du combat se sont multipliées. Ce point est particulièrement tangible tandis que l’auteur évoque les cadavres de vingt-sept ennemis (cf. pp. 258-9), des cadavres qui ont dû être déplacés et chargés dans des camions, comme pour laver la terre de l’épouvantable tournure que la guerre avait définitivement prise. Il serait presque inutile de noter que les images littéraires d’O’Brien sont des copies conformes de tous les textes qui ont pris en charge la douloureuse mémoire visuelle de l’ère post-concentrationnaire, quand les survivants retrouvèrent la liberté et qu’il fallut bien passer devant les fosses communes, les morts amoncelés ou les corps alignés, souvenirs affreux et pourtant essentiels. L’horreur appelle l’horreur et par là même induit une transitivité temporelle qui fait confluer les éléments, comme si les objets de l’horreur étaient disposés aux deux extrémités d’une feuille de papier qui matérialiserait le temps, et cette feuille du temps se verrait pliée à cause de l’attirance mutuelle des horreurs qui la composent, faisant ainsi se rejoindre des événements temporellement éloignés mais structurellement identiques. C’est pourquoi le camion chargé de cadavres que décrit O’Brien pourrait être le même que le camion qu’aperçoit Imre Kertész dans Être sans destin, et les corps entassés des ennemis vietnamiens ne sont au fond qu’une sorte d’écho charnel désespérant des corps juifs, comme ils le sont de tous les autres grands cimetières de l’Histoire.
C’est la raison pour laquelle un récit de guerre n’échappe jamais aux histoires de cadavres (cf. pp. 240-262). Indépendamment des fins et des moyens, d’un jus ad bellum ou d’un jus in bello, la guerre s’achemine vers la mort et la destruction. La guerre inspire un crépuscule de l’Être, une nuit de l’esprit, et cette obscurité rencontre tout son sens lorsque Tim O’Brien compare la guerre à une fête continue (cf. pp. 234-5), à une aubaine pour les noctambules, car la tactique veut que l’on essaye de dormir le jour et de marcher un maximum la nuit, dans la pureté des ténèbres où parfois l’on éprouve la présence de Dieu. Ce rapport au sacré, que l’auteur mentionne brièvement, n’est pas anodin en pareille situation car toute sensation de la divinité renvoie à un mélange de crainte et d’admiration, par intuition d’une toute-puissance mêlée de bienveillance. Dans les termes du théologien Rudolf Otto, le sacré (ou le numineux) engendre le tremblement et la fascination, parce que la divinité inquiète en même temps qu’elle suscite l’adoration. Ce balancement émotionnel n’est autre que celui qui réside dans la guerre, dans l’hybridation des valeurs et la réversibilité des comportements, d’où cette différence marquée du jour et de la nuit pendant la guerre. Pendant le jour, les soldats sont en sommeil, ils se maintiennent plus ou moins dans leurs caractères respectifs; pendant la nuit, ils vont de Dieu à la voix de la nuit, aux bruissements suspects, aux brises tranquilles ou aux souffles cadencés des militaires, or cette voix peut conduire à la panique, tel que ce fut le cas pour Rat Kiley, qui se tira réellement une balle dans le pied pour en finir avec son appréhension des fantômes et des bruits imprécis (cf. p. 237), sinon pour en finir avec ce «pays de l’épouvante» (p. 224). C’est donc que l’homme le plus rationnel n’est pas à l’abri d’entendre autre chose que les voix de sa raison. La guerre, plus que tout autre chose, est apte à renverser l’intelligence la plus équilibrée ou la plus assurée. La faculté d’imaginer ne se contrôle pas et c’est ce qui fait que» l’imagination pouvait tuer» (p. 23). Il y a quelque chose dans la guerre qui fait régresser les hommes vers la puérilité d’un enfant qui réclame une lumière dans sa chambre de peur d’être attaqué par un croque-mitaine. C’est cela qui confère à la guerre son ambiguïté si spéciale. Elle fait d’un homme un siamois; elle fait pousser des têtes de mort et d’effroi sur des épaules que l’on croyait solides.

Rien que la terreur

Quoi qu’il en soit, en dépit de son ambivalence, la guerre ne peut être qu’un récit de l’obscénité et du Mal (cf. p. 80). Nous n’y ferons tenir aucune morale. En ce sens, il est difficile de montrer du doigt un ou plusieurs coupables (cf. pp. 191-2). Le simple fait d’assister à une scène abjecte dissémine la culpabilité dans le cœur du témoin. Quand O’Brien observe ses camarades en train de blasphémer le corps défiguré d’un vieil homme, il ne se sent pas fondamentalement en dehors de ce cercle d’avilissement (cf. p. 241-2). Lorsque c’est un petit buffle qui se fait lentement torturer par Rat Kiley, le sentiment de participer à quelque chose de moralement répugnant est le même (cf. pp. 91-2). Ce que l’on invoque pour expliquer la folie furieuse de Rat Kiley envers l’animal, c’est la mort de son meilleur ami, Curt Lemon, emporté par la folie guerrière. L’ignoble maltraitance du bébé buffle apparaît donc à l’instar d’un effet collatéral de la guerre, tel un symptôme de ce que l’humain conserve dans le double fond de sa personnalité. La guerre est à ce titre l’inverse d’un pouvoir cosmétique : elle démaquille les signes de toute mondanité, elle déshabille nos vêtements de civilisation et nous met à nu; elle nous égare dans un état de nature où la force se modifie en loi suprême, révélant au grand jour le peu de distance qui nous sépare de la brutalité alors même que nous étions, peut-être la veille encore, des modèles de courtoisie. Par conséquent, si l’on voulait juger à tout prix les actes de torture animale de Rat Kiley, il y a toutes les chances que l’accusé nous répondrait dans la lignée des arguments que Calliclès oppose à la vertu socratique de la justice – à savoir que la loi positive de nos tribunaux n’est que l’indice d’une législation de faibles qui n’a pour ambition que de lutter contre ceux qui sont naturellement forts (7). Façon de dire que la guerre ne se juge nulle part, sauf éventuellement dans les tribunaux sauvages des consciences qui vivent le conflit et qui s’acquittent tant bien que mal d’une reformulation des lois. Rat Kiley est tout à la fois coupable et non coupable, pris dans l’engrenage de l’ambiguïté, et c’est lui, à certains égards, qui finira par se condamner en se tirant littéralement une balle dans le pied.
Au chapitre des métamorphoses négatives de la guerre, on peut citer également le cas éloquent de Mary Anne Bell, fiancée de Mark Fossie, venue rendre visite à son petit ami, sur les lieux mêmes de la guerre (cf. pp. 102-129). De fil en aiguille, Mary Anne se défarde de toute civilisation, entrant dans la jungle, au propre comme au figuré. Elle passe en outre du propre au sale (cf. p. 127), aspirée par la démence de ce Vietnam-là, conquise aussi par les frémissements de sa folie dormante (car il fallait sans doute un peu de folie pour venir des États-Unis à la seule fin de combler un manque affectif). Au final, Mary Anne atteint les infâmes proportions psychologiques de Kurtz, le mastodonte littéraire de Joseph Conrad. S’étant enfoncée dans la jungle, elle n’en ressort qu’avec un collier de langues humaines pendu à son cou, puis elle y retourne pour ne plus jamais reparaître, perdue ad vitam aeternam dans ce cœur de ténèbres.
Cet abandon de soi à la jungle est l’un des nombreux dangers qui émaillent cette guerre. Le soldat ne se bat pas uniquement contre l’ennemi, il se bat aussi contre lui-même, contre cette envie tenace de se délester de tous les poids et d’embarquer pour la légèreté d’une âme en voyage, le corps laissé à lui-même, poids mort du cadavre (cf. p. 35). Du reste, les premiers poids qui concernent le soldat, ce sont ceux qui composent ses sacs à dos, ses poches de treillis et autres gibecières. L’inventaire de ces poids fait l’objet d’un magnifique chapitre d’ouverture («Les choses qu’ils emportaient»), où O’Brien localise dans les affaires de chacun le souvenir, l’espoir, avec par exemple une photo de petite amie, ou encore la peur avec les médicaments anxiolytiques, sans oublier non plus «la terrible puissance des choses» (p. 20), c’est-à-dire la puissance des objets qui tuent, pistolets, fusils, mitraillettes, grenades, etc. Ce catalogue de choses conspire d’ailleurs avec l’identité du Vietnam, producteur de maladies, de phobies, de misanthropie, sorte d’énumération de la vie en condensé, où chacune des composantes du vivant est forcée de cohabiter avec une autre, produisant un amalgame insupportable et tout bonnement invivable. Cette accumulation d’objets révèle au demeurant l’une des postures typiques de la guerre : vivre en se coltinant des choses pesantes, vivre comme si l’on était déjà un poids mort, charogne en puissance. De toutes les interrogations que la guerre porte à la conscience, il est au moins un sujet qui ne mérite pas de faire débat : «[…] et malgré toutes les ambiguïtés du Vietnam, tous les mystères et toutes les inconnues, il y avait au moins une chose dont ils étaient absolument certains, c’était qu’ils ne manqueraient jamais de choses à transporter» (p. 29).
L’autre posture paradigmatique de la guerre, c’est l’ennui (cf. p. 46-7). L’ennui peut mener à la résignation, du moins à la guerre, car il arrive que l’ennui, de temps à autre, nous pousse à la contemplation, comme les longues descriptions du Rivage des Syrtes nous apprennent à voir le monde autrement qu’en fonction du besoin qu’on pourrait en avoir, ceci à travers les yeux d’Aldo, l’homme-sentinelle qui regarde au large et qui attend l’improbable apparition de l’ennemi. Tout à l’opposé de cette contemplation qui juxtapose la torpeur et l’excitation, la guerre est une manufacture de la répétition, la certitude d’une hostilité récurrente, somme toute une longue randonnée d’esquive qui pèse sur les corps et les esprits. Pour s’en sortir, il est indispensable de s’aimer soi-même, ce qui implique de s’affranchir de quelques poids. Dans ce procédé d’émancipation, le lieutenant Jimmy Cross sert d’exemple. Il brûle les lettres d’amour qui lui ont été adressées et trouve pour ainsi dire l’égoïsme nécessaire qui lui permettra de survivre. Il n’empêche qu’un excessif amour de soi ne constitue pas la garantie d’un commandement efficace des troupes, et plus tard le lieutenant Cross s’en voudra d’avoir fait camper ses hommes dans un véritable champ de merde, égouts de plein air d’un village (cf. p. 182).
Toute cette terreur, finalement, O’Brien l’avait anticipé. Après la réception de sa lettre d’enrôlement, il s’extirpe de sa localité du Minnesota et file vers la frontière canadienne, résolu à déserter avant l’heure. Il vivra pourtant six jours d’irrésolution au Tip Top Lodge (cf. pp. 60-8), ancien site de pêche désormais réhabilité en plusieurs bungalows modestes, juste à côté de la Rainy River, frontière naturelle qui sépare l’État du Minnesota du Canada. Pendant ce séjour de pénibles cogitations, O’Brien partagera le quotidien d’Elroy Berdhal, un octogénaire qui l’hébergera et avec qui il fera de petits boulots. Sans qu’il soit besoin d’aborder le sujet de la guerre du Vietnam, alors en pleine recrudescence dans les conversations politiques et privées, le vieil homme devinera la situation délicate du jeune homme. O’Brien était comme vêtu des habits de la terreur – tout en lui trahissait la peur à l’état pur. Ainsi Berdhal emmène le jeune O’Brien sur la Rainy River. Il veut le mettre à proximité de la frontière. Il veut que ce jeune homme de vingt ans vérifie sa volonté de passer au Canada. On sait la décision qui fut prise : O’Brien n’a pas su résister à la contrainte de l’enrôlement. Son choix n’était pas un choix moral mais plutôt un choix par défaut. Ce qui l’a fait basculer, c’est la gêne de ne pas partir faire la guerre, et non le devoir d’aller la faire pour servir son pays (cf. pp. 72-3). Prisonnier d’un système culturel très codifié, qui plus est dans le Minnesota, O’Brien, en ayant pris le Canada comme une perspective de libération, nous fait songer à ce «Canada» du camp de Birkenau, ce lieu de promesse et d’abondance où s’entassaient les biens des Juifs et qui entretenait la croyance d’une échappatoire, d’une récupération des bagages, alors même que la sortie ne se ferait que dans la tubulure d’une cheminée de briques, ou, dans le cas de Tim O’Brien, dans le soulagement des choses qu’il ne se coltinerait plus, après deux ans de terreur continuelle.

Notes
(1) Tim O’Brien, À propos de courage (Éditions Gallmeister, 2011), traduction de Jean-Yves Prate. Le livre est publié aux États-Unis en 1990 sous le beau titre The things they carried, et il parut pour la première fois en français aux Éditions Plon, en 1992. Quant aux autres ouvrages que nous avons cités, ils sont respectivement disponibles en français sous les titres Si je meurs au combat : mettez-moi dans une boîte et renvoyez-moi à la maison (13e Note Éditions, 2011) et À la poursuite de Cacciato (Éditions Plon, 1990 – reprise chez 10/18 en 2001).
(2) Philippe Ariès fut un remarquable historien des mentalités lorsqu’il prit la mort pour objet d’étude (cf. L’homme devant la mort). À l’inverse, si l’on prend les travaux de Michel Foucault sur la typologie des connaissances humaines (cf. Les mots et les choses, ouvrage qui répond de façon exhaustive à la question» Comment le savoir est venu à l’homme ?»), on y verra des monuments d’érudition, des intuitions fantastiques et une écriture exemplaire, mais on pourra lui faire le reproche d’une certaine économie de la rigueur parce que tout n’est pas historiquement fondé. On sent parfois que la subjectivité du philosophe, redoublée d’une verve impressionnante et d’une documentation foisonnante, l’emporte sur l’exactitude de l’explication. En outre, d’une manière générale, beaucoup des travaux de Foucault ont mal résisté aux objections qui lui ont été faites, ce qui n’empêche pas de les considérer avec admiration.
(3) Beaucoup, en fait, n’avaient pas choisi de faire la guerre.
(4) Tous nos arguments sur la guerre sont largement empruntés au livre magnifique de Michael Walzer, Guerres justes et injustes (Éditions Gallimard, coll. Folio Essais, 2006).
(5) On pourrait traduire cela par «gagner sans la manière», ou, plus littéralement, par «gagner salement».
(6) Walzer étudie ce cas de figure avec la politique des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, laquelle cherchait» la capitulation sans conditions».
(7) Cf. Platon, Gorgias.