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28/05/2017

Lolita de Vladimir Nabokov : la liquidation du pédophile par la littérature, par Gregory Mion


3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





3991312439.jpgGabriel Matzneff dans la Zone.





«Si le plus fort domine le moins fort et s’il est supérieur à lui, c’est là le signe que c’est juste.»
Platon, Gorgias.

«La société doit consacrer plus d’attention aux plus démunis […]»
John Rawls, Théorie de la justice.


Le bannissement définitif du pédophile : Nabokov et Nietzsche étouffent un tout petit lion de Némée


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Après la parution de Lolita en 1955 (1), Vladimir Nabokov s’embarrassera quelquefois de précautions oratoires et de procédés rhétoriques pour atténuer autant que possible les accusations d’immoralité et de pornographie, toutes foncièrement exagérées, aussi bien qu’il s’efforcera de rejeter en bloc les accusations non moins déplacées de malveillance envers l’Amérique. Au-delà de ces réactions émotives, on se demande d’ailleurs aujourd’hui si Lolita est encore lu pour le roman qu’il est, à savoir la confidence stylistiquement jubilatoire d’un détraqué mental qui a passé toute son existence à esthétiser et contenter ses inclinations pédophiles (cf. pp. 23-7). Certains lecteurs, en effet, ne sont pas prêts à reconnaître une ligne de partage nette entre l’ordre catégorique de la vie morale et l’ordre imaginaire de la littérature. Ceux-là affirmeraient de bon cœur que l’écrivain qui choisit pour personnage principal un pédophile doit inévitablement souffrir de troubles mentaux approchants, ou alors qu’il utilise délibérément la forme romanesque à dessein de satisfaire un magasin ignoble de fantasmes. À ce compte-là, même si le soupçon et la réticence sont tout à fait concevables, on risque de passer à côté d’œuvres majeures qui sondent les pissotières de l’humanité. Du reste, concernant les pissotières humaines et parce que la question pourrait brûler quelques lèvres amatrices de comparaisons ou de polémiques, signalons d’emblée qu’il serait incongru d’établir le moindre parallèle entre Nabokov, qui invente avec Lolita un monument inoubliable de lasciveté baroque dans le but de l’accabler, et Gabriel Matzneff, qui s’invente des raisons de croire que sa pédérastie flagrante serait soluble dans un talent littéraire qu’il ne possède vraisemblablement pas. Les lecteurs sérieux de Nabokov ne peuvent que dénigrer les obsessions de Matzneff, non seulement parce que ce dernier n’a que la verve flasque des petits milieux influençables qui s’ajustent à ses raisonnements défaillants, mais aussi parce qu’il incarne toute l’obscénité et la cochonnerie que ne contient pas Lolita. Précisons du moins que le roman de Nabokov ne contient pas cette dégradante exhibition en première lecture, ne serait-ce déjà que parce qu’il s’agit d’une fiction, aux antipodes, donc, d’un quelconque ravissement autobiographique, mais qu’il est possible de faire voir, en seconde lecture, quelque chose comme une féroce saloperie sur laquelle nous reviendrons largement. À la suite de quoi, s’il fallait à tout prix formuler une accointance entre Nabokov et Matzneff, voire une complicité, nous la forgerions nécessairement entre le salaud qui se confesse dans Lolita et le trébuchant Gab la Rafale, en évitant bien sûr d’associer les deux écritures, l’une étant judicieusement excessive, l’autre filandreuse et dandy, calibrée pour les bourgeois morbides qui se soûlent de ragots polissons.
Comme l’a en outre si bien dit Barbey d’Aurevilly à l’occasion d’un article publié dans Le Pays en 1855 (2), le grand écrivain s’identifie à sa nature d’aérolithe qui vient s’abattre sur son pays, force venue d’un ciel insoupçonné et qui diffère absolument d’une plante qui aurait poussé sur un sol probablement familier, un sol affligé par une tradition régressive et par un relâchement éventuel des mœurs. Il est en ce sens inutile d’aviser, sauf par goût de la prétérition, que Nabokov est ce météore imparable, fusant et légendaire, tandis que Matzneff n’est qu’une broussaille fienteuse, un pâle sodomite de kermesse qui a pris racine sur les planchers les plus mités de la France. Toutefois, la France n’étant plus désormais qu’une gargouille qui recrache ses minables pour les ravaler aussitôt, il se trouve encore, dans les boyaux merdeux de nos tranchées journalistiques, d’irréductibles émules pour défendre les honneurs pédérastiques de la momie libertine, contexte peu étonnant dans un pays où les socio-démocrates à demi-cultivés ont partout répandu leurs miasmes, déroulant le tapis rouge aux eunuques du génie et aux vaches laitières de la littérature (3), barrant de ce fait la route aux têtes autoritaires qui dépassent, les seules qui seraient susceptibles d’offrir une trajectoire ascendante à la nation. Évacuons donc cette pseudo-parenté qui pourrait unir Nabokov et Matzneff comme écrivains, et pénétrons de plain-pied dans le texte génial de Lolita, qui, loin de faire un éloge naïf des pédophiles, loin d’user d’industries spéculaires pour différencier par exemple les amants des enfants de ceux qui les violent ou qui les persuadent crapuleusement de se dévêtir, en vient plutôt à liquider amplement les valeurs négatives de ces hommes pervertis et simili-dionysiaques.
Pour donner une épaisseur réjouissante à la confession de son personnage, Nabokov rédige un avant-propos apocryphe prétendument délivré par le docteur John Ray Jr., sorte d’avertissement moral et de caution scientifique dans lequel le médecin remet en perspective la scandaleuse vie du pédophile Humbert Humbert, identité pseudonymique et volontiers dédoublée de l’accusé, tombé pour le meurtre d’une crapule et pour un coup de folie en voiture (cf. pp. 492-517). Ces feuillets liminaires nous incitent à prendre les confessions qui suivent comme un «document clinique» et une véritable «œuvre d’art». En d’autres termes, le récit qui nous est proposé a tout à la fois vocation à nous apprendre comment fonctionne le psychisme d’un pédophile et à nous divertir superbement tant les tournures de phrase sont souvent originales, volontairement ravitaillées en extravagances grammaticales et en déclamations pompeuses qui apportent un effet comique à l’ensemble (4). L’argument majeur concerne cependant l’utilité définitive de ce document qui devrait permettre «d’élever une génération meilleure dans un monde plus sûr» (p. 27). Manière de prévenir qu’en plongeant dans les eaux marécageuses de la pédophilie, nous aurons des leçons à tirer, des bons réflexes à acquérir. Serons-nous pour autant convaincus par les aveux de ce lieutenant de luxure ? Pourrait-il susciter en nous la moindre indulgence ? Nous sommes bien plutôt heureux de savoir qu’il est mort d’un infarctus du myocarde derrière les barreaux, le 16 novembre 1952. Le monde est ainsi débarrassé de l’une de ses maladies. Peu importe en outre que la chronique existentielle de ce pervers soit lue et méditée, sa seule disparition de la surface de la Terre représente déjà un gain de sécurité et de moralité. Selon ses dires et son axe de vérité, Humbert Humbert a vu le jour à Paris en 1910. Il est prématurément agacé par les «surprises de la puberté» (p. 34) et il fait son éducation en compulsant un livre de photographies érotiques, à l’affût des «failles de chair» (cf. pp. 34-5). Orphelin de mère à trois ans après que celle-ci a été foudroyée par un éclair de Zeus, il se réfugie dans l’affection de son «cher petit papa», un homme mondain qui possède sûrement les palliatifs matériels à tout type de chagrin. Par ailleurs, au cas où l’on voudrait plaider la cause d’une enfance tracassée, le récit ne fait mention d’aucune tristesse particulière, sinon la tristesse de ne pouvoir assouvir aussi souvent que possible les déchaînements de l’ébullition pédophile. Se tâtant au plus près de sa nature désaxée, se prenant comme matière première de son livre à l’instar d’un Montaigne qui aurait essayé de «[violer] toutes les lois de l’humanité» (p. 512), Humbert Humbert identifie sa «singularité innée» (p. 38) au début des années 1920, alors même que les garçons de son âge, en général, s’affairent à chasser dans la cour des grands en espérant qu’une adolescente serviable voudra les initier au plaisir. Il en fait l’expérience concrète avec une certaine Annabel, dans une ambiance béotienne de bord de mer (cf. pp. 35-8), mais l’action est avortée par l’irruption de quelques baigneurs rustauds qui les gratifient «d’encouragements obscènes». Par la suite, il recommencera l’épreuve de son désir avec la même fille, «[confiant] à son poing malhabile le sceptre de [sa] passion» (p. 40), très élégante façon d’évoquer une branlade novice qui sera de surcroît interrompue, cette fois plus prosaïquement qu’avec les baigneurs puisque c’est la voix de la mère d’Annabel, hélant sa fille, qui vient rompre le processus d’excitation (cf. p. 41). Ceci étant, ces maladresses et ces frustrations constituent un sanctuaire de souvenirs décisifs pour HH, car il réincarnera cette fille d’apprentissage vingt-quatre ans plus tard, en 1947, avec la fameuse Lolita (cf. p. 80).
À bien des égards, Annabel fut une enfant corvéable à merci pour ce chercheur en sensations défendues. Elle lui a inspiré sa définition et sa typologie des «nymphettes» (cf. p. 43), qui correspondent à des filles âgées de neuf à quatorze ans, servant de révélatrices pour les hommes de son acabit. Les deux âges cités, en l’occurrence, matérialisent les frontières d’une «île enchantée» (p. 43), tel un bout de terre insulaire qui serait l’Utopia des Thomas More décadents, à ceci près que l’anti-héros de Nabokov se donne les moyens physiques de conquérir ce territoire et de le situer dans tous les girons de sa concupiscence. Le théorique, chez HH, se convertit dès que possible en pratique, et ce qui n’est pour certains qu’une vague espérance rêvée se mue pour lui en vœu exaucé. Indigne ambassadeur d’une pédophilie vécue, il se rue dans les abîmes de la dépravation (5), superposant à la mesure du jeune âge une hétérométrique injustifiable, en cela précisément qu’elle empêche la nature des enfants de se lancer et de s’exalter, les poussant à des actes sexuels où la réciprocité est moins consentie que fabriquée par des prétextes fallacieux.


La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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