Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Les réincarnations de l’incarnation. À propos de La religion industrielle de Pierre Musso, par Baptiste Rappin | Page d'accueil | L'Incorrect, le magazine consanguin de la droite acéphale, reçoit une correction sévère mais juste »

03/10/2017

L’Argent de Charles Péguy, par Gregory Mion

Charles Péguy.jpg

Crédits photographiques : Cathal McNaughton (Reuters).


3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Croyez-vous aux revenants ? dit Zélie au curé. – Croyez-vous aux revenus ? répondit le prêtre en souriant.»
Honoré de Balzac, Ursule Mirouët.


Peu avant la Grande Guerre qui devait mettre l’Europe à genoux, peu avant cette guerre qui devait mettre en évidence la calamité des prétentions économiques muées en petites rancunes dévastatrices, Charles Péguy écrit L’Argent, comme une sorte de sombre pressentiment de l’homme psychiquement dégénéré, finalement mûr pour s’engager dans le sang et la folie d’un combat douteux. Mais dans une période où la fureur de l’argent s’est affirmée avec une conviction sans précédent, la Belle Époque aidant, aucun combat ne peut être ambigu car les hommes ont méthodiquement appris à se quereller pour des chiffres, des titres et des propriétés, et quiconque participe aux orgies de l’avoir se moque bien que l’on égorge par ailleurs la dignité de l’être, dût-on en subir des conséquences aussi fâcheuses qu’un conflit mondial. Aujourd’hui un siècle nous sépare des observations inquiétantes de Péguy, les guerres planétaires sont passées, les fumées de l’artillerie sont retombées, les ventres des femmes ont redonné des effectifs prétendument raisonnables, et pourtant l’avoir se tuméfie dorénavant jusqu’à l’indécence tandis que l’être, toujours, bat en retraite dans un je-ne-sais-quoi de honte et de survivance désespérées. En vérité, l’éboulement de l’homme moderne n’a pas décéléré; les rochers de cette statue épuisée continuent de dévaler, sautant d’une décennie à l’autre avec la même balourdise, la même allure de matière dépourvue d’intériorité, de spiritualité, se ruant probablement vers d’autres guerres fracassantes. Aura-t-on des regrets quand ces pierres se désintégreront une bonne fois pour toutes ? Pourra-t-on même se permettre d’en avoir ? Cette lie humaine n’est qu’un caillot de sang dans le cœur de la vie pure, et Péguy, en ses termes propres, eût à peu près dit que ce caillot est une politique illégitime et que ce cœur est une mystique salutaire. L’homme politique, ce vulgaire chien de toutes les bâtardises, ce sordide copulateur qui pactise avec les impudiques de l’argent, trahit l’ascension mystique de l’humanité – il pèse de tout son poids catastrophique sur les esprits ailés de sa nation, et, par un effet pervers de ricochet, il appesantit le reste de l’univers et déchaîne les fanatismes.
À l’origine du triomphe de l’argent, en amont d’une déchéance politique, Péguy dénonce la raréfaction des «anciennes aristocraties» et la montée implacable d’une «basse bourgeoisie» d’argent. Cette aristocratie agonisante désigne évidemment les derniers prophètes de l’intelligence, les Zarathoustra professeurs de surhumanité. Quant à la vile bourgeoisie qui s’entortille dans l’argent, elle embrasse volontiers toutes les nuances de la médiocrité, et ce qu’elle était jadis n’est presque rien par rapport à ce qu’elle est maintenant devenue en France, c’est-à-dire un pôle objectif du népotisme et du déguisement institutionnalisés. Le désarroi de Péguy est d’autant plus vif qu’il constate la perte des vertus ouvrières, les ouvriers désirant appartenir à la bourgeoisie, épris du rêve épouvantable qui consiste à parvenir et à régner. Il s’aperçoit que le peuple tout entier s’est égaré dans la silhouette difforme du politique roublard et dans celle non moins contrefaite du journaliste prosterné. Quel spectacle désolant que le peuple français qui se donne spirituellement la mort en prêtant une oreille attentive à ces démons de nullité, peuple d’avachis, peuple de ruminants, peuple qui s’assoit dans un fauteuil de dandy pour lire son petit journal des nouvelles rengaines, comme autrefois le berger Hegel le préconisait avant d’aller sonder ses troupeaux universitaires. Bon an mal an, Péguy ne distingue plus guère de travailleurs solides, sinon dans la petite bourgeoisie tombée dans la misère et chez les paysans qui perpétuent la fréquentation des origines, des gisements nobles, interlocuteurs privilégiés de la terre, les seuls à incarner fièrement l’ultime rugissement du peuple et la haute race de la France.
À cela s’ajoute la pression réelle et symbolique d’une «strangulation économique», comme une espèce de main invisible qui procède tour à tour à l’étouffement sournois des faibles et à la sélection fallacieuse des forts, du moins selon les critères d’évaluation en vigueur, le fort n’étant ici qu’un opportuniste de la scélératesse et le faible un ermite de la sobriété la plus sage. Présence à la fois impalpable et décisive, cette main invisible façonne un peuple d’étranglés, elle confirme l’existence d’une masse éventrée qui s’est déshumanisée dans la spéculation pour les uns et dans les travaux nonchalants pour les autres, les deux groupes s’agrégeant de plein gré pour composer la foule des mauvais éreintés. Une nouvelle idole a remplacé les rudes scènes de vitrail et les crucifix géants d’où suinte la vaillance des hommes généreux : le peuple du labeur olympien, celui-là même qui avait la force de bâtir des cathédrales, celui qui vivait une mystique du travail en continuant l’œuvre de Dieu sur terre, ce peuple a été congédié par une populace de «saboteurs», adoratrice d’une divinité impure qui a tué Dieu et le sacré. L’argent est cette nouvelle idole, bien sûr, plus mensongère encore que l’État vilipendé par Nietzsche, plus canaille et plus hargneuse que la mâchoire étatique (1). L’argent, analogue à l’État monstrueusement froid, constitue la proclamation d’un refuge pour les hommes superflus car il est en lui-même le comble de la fanfreluche, l’illusion régulatrice qui descend dans le monde et qui multiplie son fantôme dans le crâne des vilains encombrants qui s’attroupent. Au-delà de la vérité crue qui nous suggère la rareté des hommes prestigieux, l’argent s’apparente à un arrière-monde où les quantités humaines méprisables, majoritaires et imbues de vengeance, prennent la fuite et vont grossir les dimensions de leurs sinistres fables. Et voilà le troupeau du ressentiment qui se matérialise ! Le voilà déjà usé, titubant de fétichisme, empâté, fatigué de cette transhumance où chacun a grimpé à la cadence poussive des mauviettes entre-hallucinées. C’est la victoire vulgaire de la démagogie bourgeoise, l’ère d’une culture exténuée, à bout de souffle, ne produisant plus que des inventions timorées qui sanctionnent le préoccupant dépérissement du sacré. L’argent a suscité une logique d’homogénéisation qui affirme sa règle et son mensonge, reléguant l’individu au rôle de l’exception. Après la vie sereine de la très haute pauvreté choisie, celle des passionnés, celle des acharnés du divin et de l’effort, on voit surgir à la fin du XIXe siècle la vie angoissée des affairés, la vie subie d’un bétail politisé, cheptel immodérément asservi à la jobardise du socialisme des nano-révolutions.
Dans cet arrière-monde financier où l’on nourrit la haine de la virilité laborieuse, la «désertion du travail» n’est que l’autre nom de la «désertion de l’outil». La bourgeoisie capitaliste a imposé une rhétorique de la démagogie et de la vacuité. Les âmes de banquier bourdonnent sur l’essaim fantasmé de la propriété terrienne, manquant de tripes, de cœur et de race. Toutes ces mouches grossières s’épanchent dans le paradoxe de l’oisiveté qui rapporte et jouent une pitoyable comédie de centre-ville (2). Elles serrent des mains qui transpirent le négociant, elles absorbent les valeurs qui assurent des réputations, et quitte à renoncer demain à ce qui fait le succès d’aujourd’hui, elles anticipent ainsi la cruciale volte-face des tendances. Du moment que l’argent se maintient comme le pivot du monde, peu importe dans quel sens il peut tourner ou se retourner. L’enjeu est de participer activement à la révolution de l’outil et du travail estompés, de se fondre dans la matrice bourgeoise, et tel que l’indique Péguy avec une férocité partisane, peut-être alors que l’on se verra défendu par Jaurès. Accusé d’avoir du ventre, Jaurès, aux yeux intransigeants de Péguy, n’est qu’un monsieur enflé, un homme de pompe et de gras, un misérable porte-voix du travail vigoureux dont il représente le contraire absolu. Péguy ne supporte pas de voir cet eunuque turbulent prendre la parole pour le peuple et au nom du peuple dans la mesure où Jaurès s’est perverti en agent de l’infection bourgeoise. Par son activité politique de furieux démagogue, Jaurès a trahi la grande mystique, il a trahi la voie des esprits qui s’élèvent et qui se hâtent d’investir le divin, enveloppés de la présence la plus présente – l’immanence de la vérité tellurique. D’une certaine façon, Péguy reproche à Jaurès d’avoir fragmenté dans les discours commandés le continuum du peuple fort, incitant celui-ci à rejoindre les pâles bataillons du socialisme cagnard. En d’autres termes, Jaurès est l’homme de la capitulation généralisée : non content d’être le brocanteur de la France pour l’Allemagne et d’être le commutateur de nos meilleures idées, il s’incline encore devant la statue de l’argent et il fait régresser la race française des animaux de la terre au rang d’une consternante domesticité urbaine (3).
Pessimiste sur le devenir de cette France envahie de corps démobilisés et d’esprits embrigadés, Péguy ne croit pas au retour de la race puissante, heureuse et laborieuse. D’un peuple hétérogène et soudé qui pouvait s’acclimater des hiérarchies naturelles, nous sommes passés à la petite morale d’un peuple qui revendique une égalité sociale conventionnelle. Contre la logique de la singularité jubilante, on aspire à une logique déclinante du même. Autrefois il était possible de vivre une pauvreté dont nous étions souvent les individus obligés – désormais nous sommes contraints d’endurer la misère et nous perdons l’individualité orgueilleuse en étant atomisés par le spectre libéral. De sorte que choisir en connaissance de cause la pauvreté dans un sens quasiment religieux, c’est maintenant avoir la certitude de se confronter à la misère la plus fatale. Car si le pauvre pouvait vivre lorsque la vieille aristocratie était vivante, le misérable nouveau-né, lui, est d’emblée empêché de vivre à cause de l’empire de la bourgeoisie d’argent. Soit nous avons mis un doigt dans l’engrenage capitaliste et nous attendons que la machine s’ajuste à notre crédit, pour autant que cela puisse arriver, soit nous périssons de ne plus avoir le droit à l’existence et à la moindre considération. C’est tout le malheur d’une modernité qui s’est encore amplifiée de nos jours, car si certains «ne sont rien» à en croire notre Président du troupeau de France, c’est qu’ils refusent vraisemblablement de cautionner le modèle dominant, et parallèlement ils se retrouvent broyés par le système. Dans tous les domaines, il est donc chaudement recommandé de collaborer avec la vulgarité financière, de s’objectiver dans les machines du capitalisme gauchisé, et c’est d’autant plus flagrant que les auteurs littéraires du XXIe siècle français qui ont rencontré quelque succès, ceux-là même qu’on aurait pu imaginer juchés sur des talents plutôt que sur des stratégies, se sont rués sans exception vers les cantines de l’argent et ils l’ont fait avec moult pantomimes. Or quand un pays intronise la catégorie de l’écrivain comptable et qu’il se trouve des nuées de comptables pour les lire, la grandeur de la race, en effet, est à jamais perdue, et avec elle s’effondre définitivement la dernière impulsion de spiritualité (4). C’est là que l’argent écrase l’Esprit – c’est là qu’il entre par effraction dans les églises et les écoles et qu’il amorce une dangereuse entropie de la civilisation (5).
Du temps de la jeunesse de Péguy, cependant, il y avait du sacré dans les instituteurs et beaucoup d’écrivains n’en étaient pas dépourvus non plus. Ces instituteurs avaient le sens inné de la mission, la vocation du savoir et la vocation d’apprendre à savoir. Ils saisissaient la gravité de la mission enseignante et chaque élève était pour ainsi dire préparé à exercer dans le monde un geste spirituel. Au reste, la réalité montante d’une laïcisation des écoles, si elle remisait peu à peu la figure de Dieu dans le hangar du passé, n’entravait pas pour autant la compréhension du divin ou du sacré. La métaphysique des maîtres d’école, certes fondée sur une croyance au progrès, n’abandonnait pas en route les merveilles de la nature où gît le principe indéfinissable de nos sentiments supérieurs. Que Dieu et son cogito se soient absentés des coulisses de la nature ne remet pas en question la pudeur et le respect que nous pouvons avoir pour elle, et c’est peut-être même l’occasion de retrouver son infinité enveloppante après avoir soumis nos perceptions aux cadastres influencés des vérités de foi. En outre, à côté de cette métaphysique des maîtres, Péguy évoque une métaphysique complémentaire des curés. Bien que celle-ci soit menacée par une déchristianisation galopante de la France et qu’elle semble étonnamment loin des préoccupations scolaires, elle n’enseigne pas un monde différent de celui qui est professé par les instituteurs : l’école et l’Église sont encore en mesure de défendre le monde de l’homme qui travaille et qui ne manque de rien. Les «maîtres laïques» et les «maîtres catholiques» ont les mains serrées sur le même talisman de vertus. Cette convergence métaphysique se résume à une lutte de tous les instants pour persévérer dans un monde où la pauvreté continue d’être une garantie de la vie bonne. Néanmoins l’effort démagogique l’emporte sur l’effort philosophique et l’ancien monde, lentement et douloureusement, se désagrège au profit du nouveau. Ce qui naguère était une vie bonne s’est métamorphosé insidieusement en une vie mauvaise, d’abord évidemment parce que la vie de pauvreté caractérise un genre d’échec à s’intégrer dans la société des objets de l’économie politique (6), ensuite parce que cette vie de dénuement est désormais invivable, ne rapportant plus ce qu’il faudrait pour subsister parmi les inflations diverses et les délires spéculatifs. À certains égards, nous condamnons les vies naturelles en même temps que nous instrumentalisons la nature, nous les accrochons à la potence des ressources exploitables, et nous sanctifions les vies artificielles qui n’ont plus aucune velléité mystique et qui exhalent de surcroît un insoutenable poison politique.
Les conséquences de l’ère moderne à l’orée du XXe siècle sont assez terrifiantes et elles ont pris actuellement des proportions infâmes. Au moment où Péguy établit son diagnostic, les maîtres et les curés se réduisent à deux autorités fragilisées, porteurs des vérités périmées, directeurs et mémorialistes des asiles sacrés de la pauvreté où l’on pouvait quand même gagner sa vie sans la perdre. Cet ancien monde n’était pas non plus épargné par la misère, mais l’on était seulement misérable après avoir pris un risque excessif, en un mot après avoir tenté l’aventure de l’argent. Autrement dit la misère était impensable si l’on rejetait tous les appels aguicheurs de la pleonexia. Il s’agissait presque de faire droit à un mode de vie contemplatif, content de soi, à l’opposé d’une vie dévorante qui n’est jamais contentée. La modernité a cependant balayé les sagesses les plus coriaces; elle a imposé son intenable doctrine et la misère a commencé à retentir de tous ses carillons cyniques. Voici l’époque des âmes perdues, essoufflées, mafflues de tout un hédonisme désarçonnant et diablement réhabilité. L’argent doit être aussi abondant que les divertissements sont nombreux, et l’excès des agréments doit être inversement proportionnel au travail réel effectué pour gagner cet argent. Le statut social le plus souverain de cette société de l’argent usurpé se situe ainsi quelque part entre le rentier insignifiant et la gourgandine amadoueuse. Alors même que ces tempéraments devraient être bannis, ils prospèrent et aggravent la tension entre le triomphe du vice et les malheurs de la vertu. Par conséquent l’argent-roi a mis sa couronne flamboyante et il est devenu la mesure de toutes choses, la référence incontournable des évaluations humaines, cela engendrant une sorte d’âge post-protagoréen, le relativisme des opinions ayant cédé à l’absolutisme des monnaies.
Une telle réalité profanatrice ne permet plus de croire à quoi que ce soit de juste ici-bas ou dans le ciel. Les derniers ne seront pas les premiers, les négligés ne seront pas les estimés, et ceux qui sont réfractaires à l’idée de marcher sur la tête d’autrui pour réussir seront davantage enterrés. La quête effrénée de l’argent a encouragé la mentalité de parti, que ce soit en politique ou en littérature ! Les chemins vertueux et scabreux de la pauvreté, qui relevaient d’un «système de courage» et d’une liberté fondamentale, ont été supplantés par le modernisme qui n’est qu’un «système de lâcheté» et de mondanités. Or s’il n’y a plus de liberté, il n’y a que de la servilité. S’il n’y a plus d’honnêteté fructueuse et de bateau de pauvreté qui pouvait se maintenir par gros temps, il y a en revanche de la misère commune car les hommes honnêtes sont ceux qui travaillent le plus et qui subissent l’abjection d’un monde moralement excrémentiel. S’il n’y a que l’absence truquée de travail qui soit profitable et rémunératrice, il n’y a donc que tricheries, manigances et népotismes. Dans toute cette nation française ballonnée de turpitudes, il n’y a qu’une épiphanie de l’immense vague de la masse des glorieux médiocres, déshonorée par l’argent sale des conspirations. Cet argent est sale car il roule dans les coffres des mondains et des gens de lettres, les deux factions se confondant allègrement de toute façon. Ces gens-là sont des virtuoses de la renonciation : ils ont volontairement abandonné l’effort et la pensée pour assiéger les palais du grégarisme boulevardier, encore qu’il y ait peu de chance pour que l’un d’entre eux ait forcé ou pensé un jour. Ils croient en l’argent plus qu’en un dieu car ils ont sont allés voler jusque dans le royaume du Très-Haut. Ils croient enfin en l’argent plus qu’en l’esprit car ce sont des automates sans intériorité – des robots d’une bien pire espèce que celle qui tracassait Bernanos jadis.

Notes
(1) Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (De la nouvelle idole).
(2) Ibid. (Les mouches de la place publique).
(3) Cette vision de Jaurès, bien qu’elle soit évidemment partiale, a quand même le mérite de rebattre les cartes différemment, surtout lorsque nous la lisons à notre époque où le Parti Socialiste moribond a maintes fois tenté de récupérer cette figure historique et d’en faire un monument infaillible de vertus. Ceci étant, au tout début de leurs relations, Péguy et Jaurès s’entendaient fort bien, puis les désaccords ont grandi et ne se sont jamais résorbés.
(4) S’il se trouve encore quelques lecteurs lucides dans notre pays bradé à l’obscénité financière, ils ne pourront qu’être édifiés par cette leçon de mercatique de Cécile Coulon, qui s’affirme de plus en plus comme le paradigme de l’écrivain-comptable et dont l’ambition finale, nécessairement, doit consister à gagner toujours plus d’argent afin de proliférer en grandeurs d’établissement (celles des apparences et des titres de propriété), les grandeurs naturelles lui étant inaccessibles (celles de l’esprit).
(5) Puisque Cécile Coulon est complètement désinhibée dans notre nouvelle et pitoyable France managériale, n’hésitons pas à lui faire encore un peu de contre-publicité. Les mêmes lecteurs lucides, espérons-le, verront qu’il y a forcément un problème de fond lorsque, dans un même propos journalistique d’une sidérante dindasserie, on mélange littérature, Facebook, Vanity Fair et l’expression «tapis rouge», sans même parler du titre éloquent de l’article qui suggère l’extrême vulgarité du présent dans lequel nous sommes jetés en pâture.
(6) Les objets étant ici les hommes eux-mêmes et les marchandises qui les possèdent et qu’ils fabriquent industriellement à tour de bras. Disant cela, ce n’est pas tant au Marx des Manuscrits de 1844 que nous nous référons, car Marx dénonçait la perte de la réalité de l’ouvrier qui devenait littéralement moins que l’objet de son travail, mais nous pensons plutôt au Baudrillard du Système des objets, qui avait parfaitement conçu la fin de la subjectivité humaine occidentale, remplacée par l’objectivation massive de soi à travers une consommation excessive et irrationnelle. Dans le fond, Marx prépare le terrain de Péguy en montrant comment le travail se déshumanise et se rend prisonnier des puissances occultes de l’économie, et Baudrillard l’achève à la fin des années 1960, en certifiant la victoire de l’argent, en insistant sur la consécration du «standing» qui n’est que la reconnaissance des signes extérieurs de richesse, entraînant la défaite de toute forme de richesse intérieure, non mesurable par la finance (donc inintéressante).