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14/03/2018

À rebours de Joris-Karl Huysmans

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Rappel
469904796.2.jpgMichel Houellebecq jugé par Léon Bloy.





1073172519.JPGSoumission de Michel Houellebecq, ou la shahada de Folantin.





28827528_1883177485056778_491965095848207947_o.jpgAcheter À rebours sur Amazon.

Deux points me frappent alors que je viens de terminer de relire À rebours, en me disant tout de même que ce roman qui n'est qu'un assemblage des futurs romans de Huysmans, comme celui-ci ne manque d'ailleurs pas de l'observer dans la préface qu'il a écrite vingt ans après son texte le plus fameux (1), est somme toute ennuyeux, hormis quelques beaux passages qui sauvent son projet du simple établissement d'un catalogue fin-de-siècle pour littérateurs, aux pages parfois frappantes (comme celles de la description d'un Londres tentaculaire, vu en imagination) par le coup de fouet qu'elles semblent vouloir donner aux reins les plus perclus, mais le plus souvent mastiquées hâtivement entre elles par l'évocation de «tout un essaim de réminiscences» (p. p. 287) qui plonge Des Esseintes dans ses souvenirs. Le procédé, un peu trop constant, lasse assez vite, même s'il permet à l'écrivain de brouiller les frontières entre la réalité et le fantasme ou le cauchemar.
Tout d'abord, il est étonnant de constater que l'un des héritiers les plus évidents de Huysmans, Michel Houellebecq, n'a fait strictement rien de plus, l'écriture abrasive de son maître en moins bien sûr, et n'a fait même rien d'autre que se répéter, que le répéter, depuis que celui-ci, toujours dans cette fameuse préface, a diagnostiqué l'échec de l'école naturaliste emmenée par Zola, et à laquelle Houellebecq, à sa façon, peut lui aussi être rattaché : «La somme d'observations que chacun avait emmagasinée, en les prenant sur soi-même et sur les autres, commençait à s'épuiser» (p. 58), et c'est donc à bon droit que Huysmans, anticipant le mouvement auquel son digne épigone, bien que chlorotique et maladif, semble lui aussi acculé comme nous l'avons montré à propos de son dernier roman, Soumission, peut déclarer que «nous autres, moins râblés [que Zola] et préoccupés d'un art plus subtil et plus vrai, nous devions nous demander si le naturalisme n'aboutissait pas à une impasse et si nous n'allions pas bientôt nous heurter contre le mur du fond» (p. 59). Cela fait plusieurs années maintenant que Michel Houellebecq, naturaliste mâtiné d'une spiritualité refoulée, s'est heurté contre le mur du fond, mais, s'il semble s'être avisé que celui-ci possède bien une porte, il n'a pas la force nécessaire pour en tourner la poignée. Il tambourine un peu faiblement pour qu'on la lui ouvre, s'affale de guerre lasse devant elle, n'hésite plus vraiment à faire ses besoins devant ou à côté puisqu'il est seul, mais continue d'attendre, se souvenant peut-être que l'important, face à une porte, est moins de parvenir à l'ouvrir que d'attendre comme l'a dit Kafka qu'elle finisse par s'ouvrir. On se demande même si, une fois ouverte, Houellebecq osera franchir le pas.
S'il en avait eu le courage, la lucidité et la force, car je doute qu'il ait pu méconnaître ce texte de Huysmans analysant l'explosion que fut la tombée de son «aérolithe dans le champ de foire littéraire» (p. 75), Michel Houellebecq ne se serait pas amusé à recommencer, en plusieurs romans répétitifs et bien moins audacieux, d'un point de vue stylistique, et tout bonnement bien moins écrits cela va de soi, ce que son maître avait réalisé en prolongeant son Folantin par Des Esseintes, puis en convertissant ce dernier sous le froc de bure de plus en plus visible de Durtal.
Tant de passages, relativement à cette thématique de la conversion impossible, du moins procrastinée de livre en livre, de Michel Houellebecq, peuvent être notés, qu'il serait amusant d'en constituer un mince livret que nous pourrions envoyer à l'auteur de Soumission, dont il est peu probable que quelque Barbey d'Aurevilly contemporain, comme ce dernier le fit à propos du roman de Huysmans, lui ordonne de choisir entre les pieds de la Croix et la bouche d'un pistolet (cf. Préface écrite vingt après, p. 76). Michel Houellebecq, d'une finesse intellectuelle certes peu commune, et d'une lucidité pessimiste sinon tragique héritée de Schopenhauer et de Lovecraft, n'a pas la force de volonté de celui qui fut pourtant brocardé par Léon Bloy pour sa faiblesse d'artiste et de croyant et, dans 10 ans ou dans 20 ans s'il est encore de ce monde, nous le verrons ressembler de plus en plus à ces apathiques personnages, tous issus du même moule qu'est le Folantin de Huysmans, sur lequel Marc Fumaroli, dans une riche et belle Préface, pose un constat qui vaut tout autant pour Houellebecq que pour ses divers masques : «Folantin n'avait ni naissance, ni nom, ni éducation secondaire ou supérieure, ni fortune, ni talent : il n'avait que l'ennui de faire et refaire cette addition de négations» (pp. 9-10. Tout le texte de Fumaroli est en italiques dans notre édition). Je ne donnerai ici qu'un ou deux de ces passages, grâce auxquels, s'il les lisait et, surtout, s'il en acceptait le verdict implacable, Michel Houellebecq verrait son destin tout tracé, qui n'est pas celui d'un très médiocre photographe, d'un romancier passable mais d'un bon sociologue : «Il s'apercevait enfin que les raisonnements du pessimisme étaient impuissants à le soulager, que l'impossible croyance en une vie future serait seule apaisante» (p. 348), extrait se situant quelques lignes seulement avant le célèbre cri final de Des Esseintes, lorsqu'il se résout, la mort dans l'âme mais aussi dans le corps, à devoir quitter la Thébaïde artiste qu'il s'était imaginée pour se soustraire du monde, modèle en somme de toute Possibilité d'une île ou, pour le dire avec Huysmans lui-même, rade, berge (cf. p. 346), endroit où aller et, surtout, parvenir à rester. Cet autre passage pourrait être médité par l'auteur de Soumission : «Il eût voulu que cet état de suspicion dans lequel il s'était vainement débattu, à Fontenay, prît fin; maintenant qu'il devait faire peau neuve, il eût voulu se forcer à posséder la foi, à se l'incruster dès qu'il la tiendrait, à se la visser par des crampons dans l'âme, à la mettre enfin à l'abri de toutes ces réflexions qui l'ébranlent et qui la déracinent; mais plus il la souhaitait et moins la vacance de son esprit se comblait, plus la visitation du Christ tardait à venir» (p. 343).
Nous pourrions je l'ai dit multiplier ces exemples, tous cruels pour le cauteleux Houellebecq, mais j'aimerais en venir à présent au second motif d'intérêt qui me semble sauver À rebours de l'ennui poli qui nous saisit lorsque nous lisons des œuvres programmatiques, qui n'ont de raison d'être que parce qu'elles annoncent en somme le programme d'autres œuvres à venir, celles de l'auteur bien sûr, mais encore celles de toute une classe d'auteurs que, comme Jean Lorrain, nous nous contenterons d'affirmer décadents. Nous allons voir que cette seconde thématique, relative à l'écriture, au style propre à la décadence ou plutôt au style qu'il s'agit de forger, a tissé un rapport étroit avec le mouvement de conversion au catholicisme de Huysmans qu'À rebours a fait éclore.
Marc Fumaroli, une fois encore, a parfaitement raison de pointer l'aporie que représente le roman le plus célèbre de Huysmans, en affirmant que celui-ci, ainsi qu'une «victoire sur le péril de la dissémination, ne peut surgir qu'au prix de célébrer la dissémination elle-même» (p. 46), autre nom, peut-être, de l'érudition, qui elle-même, fascinant jeu de miroir, peut être comprise comme la «tentative toujours inachevée de vaincre le temps qui disperse et détruit les archives» (p. 44). De fait, les commentateurs de notre roman sont nombreux qui ont constaté que ce livre inscrivait la décadence «au principe même de son engendrement» (p. 42) ou, pour le dire avec Michel Foucault (in Naissance de la clinique, PUF, 1963, p. 95), nous devons prendre bonne note de «l'isomorphisme fondamental de la structure de la maladie et de la forme verbale qui la cerne». En effet, dans «une civilisation tardive, surchargée de mémoire, envahie de chefs-d’œuvre, historiciste, éclectique et sceptique, l'artiste lui-même, le créateur, ne peut faire autrement que d'être aussi et d'abord amateur d'art, critique littéraire, consommateur érudit et douteur, avant s'il se peut de trouver sa propre voie dans le labyrinthe. Mais, poursuit Marc Fumaroli, au cours de cette quête, le péril de la dispersion menace de volatiliser la volonté créatrice, et de l'éparpiller en donjuanisme esthétique» (pp. 33-4), car d'une certaine manière, à l'instar de Gustave Moreau selon Des Esseintes, tout artiste moderne est «sans ascendant véritable, sans descendants possibles» (p. 149) et sera condamné, comme la tortue ou les fleurs rares que cultivera Des Esseintes, à dépérir puis mourir. C'est ainsi à propos de Mallarmé que Huysmans évoque en quoi se décante la langue juste avant de s'épuiser : «la décadence d'une littérature, irréparablement atteinte dans son organisme, affaiblie par l'âge des idées, épuisée par les excès de la syntaxe, sensible seulement aux curiosités qui enfièvrent les malades et cependant pressée de tout exprimer à son déclin, acharnée à vouloir réparer toutes les omissions de jouissance, à léguer les plus subtils souvenirs de douleur, à son lit de mort, s'était incarnée en Mallarmé, de la façon la plus consommée et la plus exquise». Après, nous entrons dans «l'agonie de la vieille langue qui, après s'être persillée de siècle en sicle», finit «par se dissoudre» (p. 321).
Sans doute est-ce pour lutter contre cet éparpillement qui a été tant de fois figuré par des œuvres d'art modernes que Huysmans a eu a cœur de développer une écriture qui, outre sa tendance bien connue à établir des listes, s'efforcera plus finement d'établir des correspondances entre des réalités qui en apparence seulement semblent éloignées, les parfums ressemblant par exemple à des phrases, et inversement (cf. tout le chapitre X) (2). Il s'agit d'inventer ou plutôt de réinventer, puisque l'Empire romain finissant s'était, avant nous, enfoncé dans les délices torves de la décadence, «une rhétorique de mots postiches» (p. 113) célébrant la beauté de la ruine et de ce qui est en train de s'effondrer. Cette rhétorique maladive, nous n'en sommes point surpris, sera elle aussi croulante, en ruine, ou bien jouant seulement, ironiquement, comme pour nous montrer qu'elle n'est dupe de rien et surtout pas de ses petits jeux face au miroir, la comédie d'une ruine grammaticale, «décomposée comme une venaison, s'émiettant en même temps que s'effritera la civilisation du vieux monde» (p. 116). La langue de la Décadence, la langue elle-même décadente, ne cessera d'intéresser Des Esseintes et, bien évidemment, Huysmans lui-même qui figure dans son roman la recherche, pour dire de nouvelles réalités, de nouveaux mots, selon l'exigence folle de Lorenzo Valla (at nova res novum vocabulum flagitat) : «L'intérêt que portait Des Esseintes à la langue latine ne faiblissait pas, maintenant que complètement pourrie, elle pendait, perdant ses membres, coulant son pus, gardant à peine, dans toute la corruption de son corps, quelques parties fermes que les chrétiens détachaient afin de les mariner dans la saumure de leur nouvelle langue» (p. 120). La langue nouvelle que l’Église va inventer disposera de mots qui auront ainsi été «taillés dans la vieille charogne de la langue latine» (p. 122), et c'est à bon compte que nous pouvons dire que le romancier, comme les moines anonymes qui l'ont précédé, mettra lui aussi «en un pieux ragoût les restes poétiques de l'antiquité» (p. 124) sinon de la langue qu'il trouve quand il commence à écrire ses plus fameux textes de conversion, c'est-à-dire à partir des romans qui suivront Là-bas paru en 1891.
Pourtant, la démarche ne laisse pas d'être paradoxale car, s'il s'agit, en le figurant, de contrer l'éparpillement, l'écriture décadente elle-même ne semble pas pouvoir résister à ce grand mouvement centrifuge que figure le roman de Huysmans qui, par l'entremise de Des Esseintes, essaie de créer de toutes pièces un havre de paix et de solitude où il s'agira moins de célébrer la grandeur de la nature que de façonner une nature absolument artificielle, qui fascinera par sa «précision factice» (p. 217). Tout le but de Des Esseintes, en effet, et cela d'un bout à l'autre de sa tentative hallucinée, est de «pouvoir substituer le rêve de la réalité à la réalité même» (p. 103).
Si la Décadence peut être compris comme la période de l'analyse souveraine, de la ratiocination sans bornes ni mesure qui faisait affirmer à Léon Bloy qu'il fallait fuir l'analyse comme le diable, qui ne consistait in fine qu'à «toujours s'analyser [et à] s'interroger anxieusement, se regarder l'ombilic !» (dans Le Mendiant ingrat paru en 1898, puis Mercure de France, 1928, II, p. 201), il faudra suspendre l'analyse spéculaire de la conscience, mais aussi de la conscience se regardant regarder, s'écoutant parler, se flairant renifler, etc.
Il faut donc plus, bien davantage qu'une langue suspecte, évoluant, comme des organismes inadaptés vers la mort, selon les lois de Darwin (cf. p. 275); il lui faut bien plus qu'une langue qui ne pourra de toute façon que recommencer la tentative de l’Église qui, «après l'avoir désinfectée et rajeunie, a créé, pour aborder un ordre d'idées inexprimées jusqu'alors, des vocables grandiloques et des diminutifs de tendresse exquis», créant ainsi, aux yeux d'un Huysmans vieilli de vingt années lorsqu'il s'exprime, «un langage fort supérieur au dialecte du Paganisme» (p. 63). Il faut encore bien plus que la capacité de «dégeler cette langue si froide» (p. 259) que possèdent les différents auteurs qu'énumère Huysmans, lesquels jouissent, certes en proportions variées, du don des «trouvailles d'expressions, des audaces de mots» capables de faire «fumer le style séculaire» (p. 260). Il faut plus qu'un «style de contrebande» ou une «langue à la poivrade» (p. 263) comme ceux de Veuillot, le «style capricant d'un agité» (p. 271), la «langue d'un romantisme échevelé, pleine de locutions torses, de tournures inusitées, de comparaisons outrées» (p. 275) d'un Barbey d'Aurevilly car, quelle que soit la puissance de ces écritures chargées de dire le monde qui s'effiloche, il ne s'agira jamais, in fine, de rien de beaucoup plus qu'une «prose assistée, dont l'étoffe déjà portée, s'accrochait et se déchirait, à chaque coin de phrases» (p. 265).
Les «déliquescences compliquées de langue» (p. 296) que tant goûte Des Esseintes ne suffisent plus, car même la langue la plus savante, la plus décadente donc, serait en peine «de contenir, d'enrober les sels effervescents des sensations et des idées» (p. 302). La langue de la Décadence, la langue elle-même décadente, la tentative chimérique et byzantine de parvenir à écrire un roman absolu qu'il conviendrait de lire, comme Benda en fit l'ironique remarque, dans le décor semblant «le mieux correspondre à l'essence même de l'ouvrage que son caprice du moment l'amenait à lire» (p. 89), livre aux «mots choisis» qui seraient tellement «impermutables» qu'ils «suppléeraient à tous les autres» et façonneraient ainsi un texte qui «deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur» (p. 320), ne peuvent suffire à rassembler ce qu'une mystérieuse force tente coûte que coûte d'éparpiller. De toute façon, la décadence des langues semble s'accélérer depuis la période de la chute de l'empire romain, puisque la décomposition de la langue française s'est faite «d'un coup» selon Des Esseintes qui remarque que, dans «la langue française aucun laps de temps, aucune succession d'âges n'avait eu lieu; le style tacheté et superbe des de Goncourt et le style faisandé de Verlaine et de Mallarmé se coudoyaient à Paris, vivant en même temps, à la même époque, au même siècle» (p. 321). Nul doute même que Huysmans songe à son propre rôle d'écrivain lorsqu'il affirme que le moment risque de très vite venir «où un érudit préparerait pour la décadence de la langue française, un glossaire pareil à celui dans lequel le savant du Cange a noté les dernières balbuties, les derniers spasmes, les derniers éclats, de langue latine râlant de vieillesse au fond des cloîtres» (p. 322).
C'est peut-être donc parce qu'il a compris cette évidence que Huysmans s'est converti au catholicisme, son écriture devenant à notre sens, après Là-bas, d'une platitude répétitive, morne, monacale, quoique persillée ici et là de quelques surprises, comme si la leçon d'À rebours n'était pas tout à fait oubliée, bien que le style que relève Marc Fumaroli, fait d'«impulsions et saccades», «nerveux jusqu'à la torture, bref, dense, tressautant comme sous les élancements de la douleur» (p. 19) ne soit plus véritablement de mise dans En route ou encore L'Oblat, et à quoi d'ailleurs cela servirait-il de ne point se débarrasser de ces fastes verbaux, puisque Des Esseintes, dont la foi est demeurée débile (cf. p. 81), s'est complu dans «une studieuse décrépitude» (p. 83) avant de se retrouver «sur le chemin, dégrisé, seul, abominablement lassé, implorant une fin que la lâcheté de sa chair l'empêchait d'atteindre» (p. 85). De fait, c'est la paix d'une silencieuse retraite qui sera préférée aux affres esthétiques que charrie avec elle «la menace perpétuelle des Barbares qui se pressent maintenant en foule aux portes de l'Empire dont les gonds craquent» (p. 118), comme s'il ne s'agissait plus du tout de chercher, d'inventer au besoin une langue accompagnant «la fin de l'univers» d'ailleurs proche, le français tavelé, comme le latin quelques siècles plus tôt, paraissant alors pouvoir s'effondrer «sous les ruines du monde» (p. 121). Le «nervosisme tout moderne» (p. 149) cèdera alors le pas devant une vie réglée qui, à la différence de celle de Des Esseintes, ne se contentera plus de jouir des «avantages de la claustration» tout en en évitant les inconvénients que sont «la discipline soldatesque, le manque de soins, la crasse, la promiscuité, le désœuvrement monotone» (p. 158), mais se plongera réellement dans l'immobilité attentive de la vie monastique. Pourquoi le langage devrait-il continuer à faire usage de tant de bizarreries et de préciosités coruscantes, après avoir relégué dans le musée naturaliste «le méfait le plus facile à décortiquer de tous, le péché de Luxure, sous toutes ses formes» (p. 57), puisque, en somme, Durtal sinon Des Esseintes a pu expérimenter «ce moment de la grâce» «où le dernier trait de lumière pénètre dans l'âme et rattache à un centre commun les vérités qui y sont éparses» (p. 172), pour citer Lacordaire, moment de la grâce qui n'a pas et ne peut pas être raconté puisque «la psychologie du mysticisme» (p. 176) est nulle ?
Certes, avant le gouffre de lumière, il faudra explorer le gouffre de ténèbres, descendre «jusqu'au fond de l'inépuisable mine», «à travers des galeries abandonnées ou inconnues» pour aboutir, «à rebours» (3), «à ces districts de l'âme où se ramifient les végétations monstrueuses de la pensée» (pp. 252-3), ne pas craindre encore de fixer l'au-delà du mal apportant une verticalité inversée à «la réalité pratique des idées courantes, sans idéal de maladive dépravation» (p. 252), avec Gilles de Rais que bien des passages d'À rebours annoncent (cf. p. 178). Il faudra se convertir et, en se convertissant, abandonner les fastes d'une langue trop faisandée, pour laisser place, moins de son vivant de certes que par l'entremise de son continuateur le plus direct, Michel Houellebecq, à une «langue administrative, incolore, aride», une «prose en location» (p. 309), pour le dire exactement avec l'auteur, un verbe sans beaucoup de chair et pas davantage d'esprit, répugnant aux excentricités versicolores de la prose artiste, qui sera désormais l'apanage ridicule, commun, la chose la mieux partagée du monde, de tous les «revenez-y du catholicisme» (p. 275) qui font croire aux imbéciles à un soi-disant renouveau de la pensée catholique française, de l'effacée et effaçable Solange Bied-Charreton au martial petit minet Romaric Sangars, en passant par tant d'autres si oubliables folliculaires, le très sollersien, et comme tel emphatique et vide Matthieu Baumier, Fabrice Hadjadj le Paul de Tarse des premières communiantes et de leurs mères, le très correct Jacques de Guillebon et son cousin phocomèle Falk van Gaver, Richard Millet l'imposteur et ses épigones consanguins qui, se promenant de moins en moins seuls mais en troupeaux ovins «sous un firmament que n'éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir» (p. 349, dernière phrase, célèbre, de notre texte), ont perdu la plus petite volonté d'inventer une langue, fût-elle décadente, pour chanter la longue mort de la France, comme tenta de le faire Joris-Karl Huysmans qui jamais ne supporta, lui, la vue de la moindre foule, fût-elle catholique, et pas seulement celles de Lourdes.

Notes
(1) Joris-Karl Huysmans, À rebours (texte présenté, établi et annoté par Marc Fumaroli, Gallimard, coll. Folio, 1992), pp. 64-5. Page 69, Huysmans écrit que son roman «fut une amorce de [s]on œuvre catholique qui s'y trouve, tout entière, en germe». Sans autre mention, les pages entre parenthèses renvoient à notre édition.
(2) Marc Fumaroli affirme qu'il ne serait pas difficile de «montrer comment fleurs et pierres précieuses, alcools et parfums sont également [...] des descriptions analogiques d'un style en prose qui se pare des raccourcis et des incrustations de la poésie» (p. 43).
(3) L'expression est utilisée une seule fois par Huysmans, à la page 273 de notre édition, à propos du sadisme, dont la force et l'attrait gisent «dans la jouissance prohibée de transférer à Satan les hommages et les prières qu'on doit à Dieu», et se trouvent donc «dans l'inobservance des préceptes catholiques qu'on suit même à rebours, en commettant, afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchés qu'il a le plus expressément maudits : la pollution du culte et l'orgie charnelle».

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