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04/04/2018

Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde

Photographie (détail) de Juan Asensio.

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Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde, affublé d'une préface sans intérêt d'Anatole Tomczak, également traducteur du texte, et ici présenté dans sa version non censurée, plus ramassée aussi, parue le 20 juin 1890 dans une revue américaine, le Lippincott's Monthly Magazine, n'est finalement rien de plus que l'illustration du thème du double, que Wilde cultiva jusqu'à s'affubler à la fin de sa vie du nom de Melmoth, mais aussi, plus profondément sans doute, la réactualisation moderne de la vieille fable de l'anneau de Gygès que nous rapporte Hérodote.
Tout est, en effet, affaire de fine dialectique et d'entre-tissage de plusieurs trames métaphoriques entre ce qui est visible, la beauté de Dorian Gray, et ce qui est invisible, c'est-à-dire le mal moral, diabolique, qui s'expose, mais pour le seul regard du personnage principal (et, à la fin du roman, pour les yeux du peintre de la toile, Basil Hallward, ce qui signera son arrêt de mort), dans le tableau de notre esthète à la réputation sulfureuse.
Cette thématique est tellement essentielle qu'elle peut être déclinée, plus ou moins consciemment, à toutes les pages du texte le plus fameux de Wilde, et même de façon anodine, lorsque le peintre déclare à celui qui deviendra le mentor et corrupteur de Dorian Gray, Lord Henry Wotton, qu'il a l'impression d'avoir fait don de toute son âme «à quelqu'un qui la tient pour une fleur à mettre à sa boutonnière, une décoration qui caresse sa vanité, une parure pour un jour d'été» (1), ce qui ne saurait nous étonner puisque le jeune Dorian Gray à la beauté légendaire est un être «fait pour être vénéré» (p. 40) comme une idole, qui exige donc, pour être adorée, d'être visible. Il faut, à toute idole, un hiérophante, rôle assumé par le très cynique Lord Henry Wotton, qui jamais ne manque une occasion pour moquer les apparences et révéler, au naïf peintre Hallward si visiblement épris de son jeune modèle, le mal qui rôde; ainsi : «Bien sûr, ils sont charitables. Ils nourrissent les affamés et vêtent les mendiants. Mais leur âme crie famine et elle est nue» (p. 43).
Pour suggérer une idée de la puissance terrifiante du mal, rien ne vaut, en littérature, n'en donner qu'une esquisse, en affirmant par exemple que c'est «à l'intérieur du cerveau, et seulement à l'intérieur de lui, que sont aussi commis les grands péchés de ce monde» (p. 44), procédé esthétique qui a été bien des fois illustré par de grands écrivains ayant eux aussi choisi de figurer le démoniaque, qu'il s'agisse de Stevenson ou de Machen dans le domaine anglo-saxon et, en France, de Barbey d'Aurevilly. Pourtant, le credo de Wilde, du moins dans ce livre, peut sembler rien de moins éloigné de toute apologétique, fût-elle apophatique, des puissances invisibles, lui qui déclare, à l'instar d'un Conrad, que le «vrai mystère du monde, c'est le visible, non l'invisible» (p. 48), même si cette remarque doit se comprendre comme une salutation, de la part du maître en vices perpétuellement ironique (et si délicieusement misogyne ! (2)) Lord Henry, de la beauté.
Il n'est dès lors pas étonnant que ce soit l'extériorité par laquelle se manifeste la beauté qui soit, la première, affectée par le péché de l'âme. Vouant un culte au visible, pouvant dire, à l'instar de Wilde d'ailleurs, que sa propre vie a été son art (cf. p. 209), il était logique que ce dernier soit frappé par le mal intérieur : «Mais ce qu'il avait devant lui, c'était un symbole visible du délabrement que provoque le péché», et encore un «signe indélébile de la ruine que les hommes jettent sur leur âme» (p. 105), le portrait pouvant symboliquement devenir, comme chez Stevenson, le double maléfique qui «porterait le fardeau» (p. 117) de la honte de Dorian Gray, l'esprit plein de «ces inconcevables péchés dont la subtilité et le charme venaient de leur mystère même» (p. 138). Il y a plus même. Il y a, dans l'unique roman d'Oscar Wilde, la matrice dans laquelle bien des écrivains vont puiser pour créer leur propre monstre, comme ce Carlos Wieder qui ne peut, ainsi que Dorian Gray, séparer le culte voué à la beauté de l'exploration du mal, ou même dissocier «la culture et la corruption" que Dorian Gray a «connues toutes deux» (p. 203) : «Parfois le mal n'était plus à ses yeux qu'un moyen lui permettant de réaliser sa conception de la beauté» (p. 168), une phrase sans ambiguïté que nous aurions telle quelle pu retrouver dans Étoile distante. Une fois encore, le visible, la beauté en l'occurrence, trahit ce qui se cache sous la surface et même, l'expose effrontément : «Ainsi était-ce du dedans qu'avaient surgi l'horreur et l'ignominie. Par d'étranges remous de la vie intérieure, la lèpre du péché s'était mise à grignoter le portrait» (p. 182).
Ainsi, comme d'ailleurs le roman le plus célèbre de Joris-Karl Huysmans d'ailleurs évoqué dans celui d'Oscar Wilde, au moment où, comme Des Esseintes, notre héros peut s'adonner à de savants plaisirs consistant à étudier les parfums ou les instruments de musique (cf. p. 153), Le Portrait de Dorian Gray peut être défini comme un «livre venimeux» (p. 143) qui nous dépeint et peint, c'est le cas de le dire, l'histoire d'un homme qui, comme les créatures maléfiques d'Arthur Machen, est précédé d'une aura de scandales et de ténébreuses histoires, dont le plaisir est avivé par la «violence du contraste existant entre sa beauté, de laquelle le héros peut même se déclarer épris, et «la corruption de son âme» (p. 146). Il est frappant de constater que, s'il expose la laideur intérieure de Dorian Gray, son portrait est une voie paradoxale d'extériorisation qui, d'une certaine façon, rompt la digue de l'hermétisme démoniaque analysé par Sören Kierkegaard, hermétisme dans lequel, comme d'ailleurs les personnages maléfiques de Machen ou de Barbey, Dorian Gray est plus d'une fois tout près de tomber : «Il y a des péchés qui enivrent plus par le souvenir qu'on en garde que par leur accomplissement; d'étranges triomphes qui assouvissent plus l'orgueil que les passions et procurent à l'esprit plus de joie que les sens n'en connaîtront jamais» (p. 189).
Quelle est l'origine de cette dernière ? Nous n'en savons rien, hormis peut-être quelque maigre indice quant à la présence d'un «germe étrange et venimeux» ayant pu passer «de corps en corps pour finalement atteindre le sien» (p. 165), et, si nous ne savons rien de l'origine du mal, nous n'en savons pas davantage de sa fin, quelque vague possibilité d'expiation à laquelle songe Dorian Gray alors même qu'il sait parfaitement «qu'il avait bourré son esprit de corruption et nourri d'horreur son imagination», et «qu'il avait exercé sur autrui une influence perverse et qu'il y avait pris une terrible jubilation» (p. 212), vague possibilité d'expiation disais-je que Wilde et non plus son personnage qui mourra, le visage portant enfin tout le mal dont son portrait s'est déchargé, entreverra dans sa belle Ballade de la geôle de Reading.

Notes
(1) Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, version non censurée (traduction et préface d'Anatole Tomczak, Grasset, coll. Les Cahiers Rouges, 2016), p. 35.
(2) Parmi bien d'autres saillies contre la frivolité féminine, notons celle-ci : «Il n'y a que deux sortes de femmes : les femmes naturelles et les femmes fardées. Les premières sont très utiles. Pour obtenir une réputation de respectabilité, il suffit de les emmener souper. Les autres sont fort charmantes. Elles commettent cependant une erreur. Elles se maquillent pour avoir l'air jeunes. Nos grand-mères le faisaient afin de parler avec brio. Il fut un temps où esprit et rouge à joues allaient de pair. C'en est fini aujourd'hui. Dès lors qu'elle peut paraître dix ans de moins que sa fille, une femme est comblée» (p. 63).

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