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22/05/2018

Les Hésitations de Husserl, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.

«L'emploi du mot idée pour signifier non le concept (car il y en a un), mais la sensation même, du blanc ou du rouge, est intolérable, selon la juste remarque de Kant. Cet emploi ne serait-il pas né d'une confusion entre les εἴδη de Platon et d'Aristote et les εἴδωλα d'Épicure ? Quoi qu'il en soit, j'estime qu'il faut absolument condamner ce sens qui a le tort énorme de confondre des actes de l'esprit tels que le concept (même celui d'une qualité sensible) avec de simples sensations passives (les qualités sensibles elles-mêmes).»
Jules Lachelier, Œuvres, tome II (Éditions Félix Alcan, 1933), p. 189 ou contribution de Lachelier à l'article Idée in André Lalande et société française de philosophie, Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Éditions PUF, 1902-1923).

«Mais il faudrait presser encore une fois selon sa forme le mythe de la caverne qui est le mythe des mythes, enfin l'imagination non plus réglée mais réglante. Nous sommes tous en cette caverne; nous ne voyons et ne verrons jamais que des ombres. (...) Les ombres sont toutes vraies, comme elles paraissent. Toutes les ombres d'un homme expliquent la forme de l'homme, et en même temps la caverne, le feu, et la place même de l'homme enchaîné.»
Alain, Les Idées et les âges, tome II (Éditions Gallimard-NRF, 1927), pp. 210-213.

«Imaginez à présent une suite liée d'éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas à un «nous-mêmes» le loisir de se former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d'eux, dans la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses; imaginez que nous sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent, hostile et rétif : vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : toute conscience est conscience de quelque chose.»
Jean-Paul Sartre, Situations, tome I, (Éditions Gallimard-NRF, 1947), p 32.

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Voici une nouvelle traduction en un fort volume par Jean-François Lavigne de ces célèbres Ideen (livre I paru en 1913) de Edmund Husserl (1859-1938), effectuée à partir du tome III en deux volumes (1976) de la seconde édition critique allemande parue dans les oeuvres complètes de Husserl ou Husserliana. La disposition en un volume de cette traduction 2018 est bien plus commode et intelligente que celle de l'édition allemande de 1976. Elle ajoute au texte de 1913 la traduction complémentaire des manuscrits inédits préparatoires et elle restitue les notes marginales, les corrections, les interrogations inscrites de 1913 à 1929 par Husserl sur ses exemplaires personnels de l'édition originale et des rééditions. Elle fournit en outre deux glossaires (français-allemand et allemand-français), une traduction du célèbre Index analytique des matières (pp. 676 à 701) établi en 1928 par Ludwig Landgrebe (1), des remarques sur la traduction de certains termes (par exemple la différence entre «réal», «réel», «effectif»), un index des noms propres cités (2) par Husserl. Du fait de ces additions et de leur rassemblement en un seul volume, cette nouvelle édition française culmine aux environs des 750 pages. Ce n'est pas pour autant que la traduction de Paul Ricoeur devient totalement inutile. Elle était souvent mieux écrite, plus agréable à lire et plus claire (façon de parler car la pensée de Husserl est tout sauf claire) que celle de Jean-François Lavigne qui sacrifie l'élégance à la précision scientifique la plus exigeante. Car Jean-François Lavigne met rigoureusement le lecteur français face à sa traduction dans la situation du lecteur allemand face au texte original allemand : c'est ce qu'il faut. Surtout, sa traduction corrige des erreurs, des lacunes, des contresens voire même des interprétations douteuses ou fautives qui rendent (sic transit gloria librorum) définitivement caduque celle de Paul Ricoeur. Mieux, elle corrige même des erreurs et des coquilles de l'édition critique allemande de 1976 lorsque cette dernière s'avère fautive et qu'on doit lui préférer une édition allemande antérieure, par exemple l'édition Niemeyer de 1922 (cf. pp. 231 et 318).
Les Husserliana sont aujourd'hui constituées par une quarantaine de volumes environ, éditant progressivement l'essentiel des 30 000 pages sténographiées (j'écris bien 30 000 et non pas le fautif «300 000» parfois indiqué par erreur dans les notices les plus hâtivement rédigées sur Husserl) composant ses livres, cours d'université, conférences, articles tels qu'ils sont recueillies par les Archives de l'Université catholique de Louvain, pour l'essentiel éditées par les éditions Martinus Nijhoff à la Haye. Certes Emmanuel Levinas, Paul Ricœur, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty lisaient l'allemand mais le temps fait son œuvre : nous connaissons forcément mieux Husserl aujourd'hui qu'à leur époque même si Maurice Merleau-Ponty pensait en allemand husserlien d'une manière si technique et à un tel point, les dernières années de sa vie, que j'ai cherché, dans les glossaires établis par Jean-François Lavigne, certains des termes allemands utilisés par Merleau-Ponty dans Le Visible et l'invisible (édition posthume Gallimard, NRF-Bibliothèque de philosophie, 1964) sans les y trouver. Mais il est cependant non moins probable que Merleau-Ponty, faute d'avoir vécu assez longtemps pour lire un certain nombre de textes husserliens édités puis traduits de 1950 à 2018, en ignorait partiellement «l'élaboration progressive» selon la formule de Lavigne. On mesure bien, lorsqu'on compare les Textes complémentaires (in seconde section) au texte original de ce tome I des Ideen de 1913 (in première section), à quel point cette formule est adaptée au cas philosophique de Husserl qui n'a cessé de se relire, de se ré-écrire sa vie durant. D'ailleurs en vain car ses corrections n'améliorent que rarement les éléments corrigés; ce sont surtout ses annotations marginales autocritiques qui valent la peine d'être découvertes.
Sur le fond, ce texte de 1913 (et les notes écrites de Husserl en marge de 1913 à 1929) permet d'observer, selon la formule de Lothar Kelkel et René Schérer (3) le cheminement qui conduit Husserl, comme sous l'empire d'une impérieuse nécessité, de la phénoménologie descriptive à l'idéalisme transcendantal (para-kantien, donc). Qu'on n'aille pas croire que les questions qu'il pose sont originales, contrairement à ce que Husserl assure. Il suffit de lire le célèbre article de Jules Lachelier, Psychologie et métaphysique (1885) pour les y trouver déjà formulées d'une manière bien plus claire et bien plus rigoureuse (4). Quant à l'idée d'une description nue du réel, nihil novi sub sole dans l'histoire de la philosophie, ni dans l'histoire littéraire. C'était déjà, par exemple, à l'occasion, celle d'écrivains du calibre de Stendhal (5). Ce projet de Husserl, en outre, hésite constamment. Il vise une région indéterminée entre psychologie et logique, ontologie métaphysique et science positive, aristotélisme et platonisme, kantisme et néo-kantisme. Il picore même à l'occasion un peu de malebranchisme et d'immatérialisme berkelyen. Enfin il est rationaliste mais de la manière la plus plate et la moins profonde : celle du logicisme mathématique. Un rationalisme certes adossé aussi bien à l'ontologie et à la logique aristotéliciennes telles que son maître Franz Brentano les lui enseigna) qu'aux Recherches logiques (1900-1901) et mathématiques ou aux Méditation cartésiennes (1929) de Husserl lui-même. Il faut historiquement bien mesurer que Husserl ne fut pas suivi par tous ses étudiants dans cette direction. Le concret et la «chose même» que certains d'entre eux avaient en vue n'était pas forcément ce que Husserl visait dans ces Ideen (6) qui aboutissent, pour leur part, à une sorte de mixte hésitant d'idéalisme et de réalisme, voire même, comme l'assure Jean-François Lavigne dans son avant-propos, à un idéalisme pur. Parmi les rédacteurs du volume 1 des Annales de philosophie et de recherche phénoménologique, paru en avril 1913 et dont ce livre I des Ideen constitue la contribution majeure, on trouve ainsi Max Scheler qui ne fut nullement idéaliste. Parmi les phénoménologues de la première heure, ceux du cercle de Göttingen, on trouve aussi le réaliste «essentialiste» Jean Hering (le contradicteur de Léon Chestov dont le débat est restitué dans la dernière section de l'édition originale de la Potestas Clavium de Chestov).
Ceux qui rêvaient de Husserl, en lisant les réactions, les interprétations, les prolongements (Emmanuel Levinas par exemple) qu'il suscita en France au vingtième siècle seront, à n'en pas douter, fondamentalement déçus par le fond de la pensée autant que par la forme de ce traité : des phrases interminables, parfois littéralement illisibles, en permanence semées d'incises contradictoires et dont les raisonnements ne cessent de s'annuler à mesure qu'ils tentent de se préciser. En guise de consolation, cette nouvelle édition Lavigne a le grand mérite de montrer que Husserl lui-même n'en était nullement satisfait. Il n'a cessé, en effet, sa vie durant, de critiquer, de raturer, de mettre entre guillemets ou entre parenthèses (au sens premier, pas au sens phénoménologique) des mots, des groupes de mots, des propositions, des paragraphes, voire même des pages entières de ce traité interminable, répétitif et qui n'aboutit à rien, tournant sempiternellement en rond à partir d'une intuition jamais transformée en philosophie réelle. C'est davantage pour la visée husserlienne (visée qui était déjà celle des Présocratiques et qui n'est donc pas particulièrement neuve : revenir aux choses elles-mêmes par-delà les préjugés et les dogmes) que pour la philosophie husserlienne, à peine constituable et encore moins constituée, qu'il faut, en somme, malgré tout, lire Husserl. Ce traité n'en est d'ailleurs pas un au sens universitaire du terme car ni sa méthodologie ni même sa terminologie ne sont fixées, ce qui eût été, qu'on nous accorde au moins cela, la moindre des choses ! On peut pourtant encore aujourd'hui s'immerger dans ce capharnaüm qui prétend déboucher sur une psychologie rationnelle (presque trois cents ans après la critique par Kant de celle de Wolff) dont le modèle principal serait... la théorie logico-mathématique des ensembles de G. Cantor (que Husserl considère, in §94, à la note 1 des pp. 289-290, comme étant le premier phénoménologue connu), dont les mathématiques modernes qu'on nous enseignait en classe de cinquième dans les années 1970, donnent une idée précise. Car l'évidence est bien là : c'est à cela que rêvait Husserl en créant ses néologismes inutiles et redondants (noèmes, noèses, eidétique, etc.) qui pourraient faire croire qu'il s'intéresse à la métaphysique alors qu'il ne s'intéresse qu'au fondement logique de la géométrie et des mathématiques. Cruelle déception pour les poètes nostalgiques des Idées platoniciennes ou bien simplement amoureux de la Diotime de Mantinée dans le Banquet de Platon !
Autre signe qui ne trompe pas : Husserl est redevable de l'ampleur historique du terme «phénoménologie» à G.W.F. Hegel qui n'est pas cité une seule fois dans ce traité de 1913. Cette désinvolture historique et philosophique est trop flagrante pour ne pas être signalée, ce que ne font d'ailleurs ni Husserl ni J.-F. Lavigne. Elle indique clairement que Husserl, par lui-même, ne fut pas rigoureux en dépit de son usage assez fréquent de ce dernier terme. La raison en est peut-être qu'il privilégiait le premier terme du titre hégélien Phénoménologie de l'esprit (1807) alors que, ainsi que le soulignait justement Bernard Bourgeois (7) en 1969, «La phénoménologie de l'esprit est la science du phénomène, de la manifestation, ob-jectivation, opposition, scission en soi-même de l'esprit qui se vit ainsi comme rencontre de l'Autre, c'est-à-dire comme conscience ou expérience. Cette expérience s'analyse d'abord selon ses moments abstraits, dont aucun, pris pour lui-même, n'existe réellement : (...) leur fondement réel, c'est toujours l'esprit, au sens plus précis que ce terme reçoit au chapitre VI, intitulé L'Esprit, et qui est bien le chapitre central de la Phénoménologie de l'esprit (...) ». Pour Husserl, au contraire, l'absolu pourrait bien être au commencement, dans la phénoménologie de la perception et non pas dans celle de l'Esprit au sens hégélien de ce dernier terme. Sans oublier non plus que, selon les Ideen I, §55 (p. 171), une réalité absolue serait équivalente à l'idée d'un carré rond alors que, tout au contraire, pour Hegel l'absolu est l'Esprit total synthétisant l'ensemble de ses manifestations phénoménologiques. Sur la pensée de l'absolu dans le système de Hegel, je recommande la lecture des cours (1930-1931) et séminaires (1938 et 1942) de Heidegger consacrés à G.W.F. Hegel, déjà disponibles en traduction chez Gallimard dans la collection des Oeuvres de Martin Heidegger éditée par la Bibliothèque de philosophie de la NRF.
Un exemple du manque de rigueur de Husserl, parmi des dizaines d'autres aisément relevables, est fourni, dans les Textes complémentaires, par l'appendice 30 sur substrat et essence, rédigé en 1918 (pp. 580-82 de l'édition originale allemande = pp. 549-53 de la traduction). Il est typique de la manière dont Husserl dissout la réalité sans être ensuite capable de la recomposer, encore moins de l'unifier. Husserl, pour cette raison, tourne sans cesse en rond dans une région qu'il nomme «ontologie formelle» et qui mélange d'une manière curieuse certaines notions d'ontologie à certaines notions de logique et de psychologie. C'est la même impression d'incomplétude que laissent les exemples concrets donnés par Husserl lui-même à l'appui de ses raisonnements. Ils hésitent constamment entre les diverses strates de la réalité sans pouvoir jamais les unifier : celui du pommier et du gazon (p. 272), celui de la galerie d'art de Dresde (en dépit du fait qu'il soit le seul réellement intéressant, p. 309), celui du Centaure (repris plusieurs fois et notamment p. 440), celui de la table (célèbre mais pourtant l'un des plus faibles du traité, p. 494), celui éminemment psychologique du souci (p. 507). Je dois ajouter que je partage globalement, après avoir lu les 750 pages de ce livre, l'avis de Wilhelm Wundt sur la philosophie de Husserl, cité avec regret par Husserl lui-même en note de la p. 417 : Husserl ne me semble pas, en tout cas ici (ce «ici» qui désigne tout de même son traité fondamental auquel il ne cessa de travailler sa vie durant), en dépit des apparences de rigueur qu'il se donne constamment la peine de revendiquer, à la hauteur de son ambition.
Ses héritiers allemands, au premier chef desquels Martin Heidegger et Max Scheler, et ses héritiers français, au premier chef desquels Jean-Paul Sartre (8) et Maurice Merleau-Ponty, me semblent, en somme, valoir nettement mieux que lui tant sur le fond que sur la forme. Ils furent capables de constituer des systèmes clairs (Heidegger, Scheler, Sartre) ou de questionner rigoureusement et clairement (comme Merleau-Ponty), ce dont Husserl s'avère pathétiquement incapable d'un bout à l'autre de ce traité. Ils ne trouvèrent d'ailleurs vraiment dans la phénoménologie de Husserl que ce qu'ils y apportèrent eux-mêmes ; cette dernière ne tint, relativement à leurs propres systèmes, que le rôle d'une sorte de liquide amniotique philosophique, si j'ose risquer l'image. Il faut cependant, ne serait-ce que pour mieux les lire génétiquement et historiquement, s'y retremper au moins une fois dans sa vie.

Notes
(1) Husserl n'était pas satisfait, précise en note Jean-François Lavigne, de celui établi par son étudiante Gerda Walther à l'occasion de la réédition de 1923. A l'occasion de la réédition de 1928, il confia donc ce soin à son assistant universitaire Ludwig Landgrebe. L'article de Rudolph Boehm, Husserl et l'idéalisme classique, in Revue philosophique de Louvain (tome 57 de août 1959, pp. 357-358) apporte l'information permettant de comprendre pourquoi Husserl n'en était pas satisfait (information que ne fournit pas Lavigne dans sa note) : Gerda Walther y avait constitué une entrée «idéalisme» et une entrée «idéalisme phénoménologique». Cette dernière était, à son tour, divisée en deux sections qui permettaient de comparer les passages plaidant pro ou contra une interprétation idéaliste du livre I des Ideen. C'est cela qui avait expressément déplu à Husserl. Je regrette donc l'absence, ici, de l'index de Gerda Walther qui demeure un document d'histoire de la philosophie qu'il faudrait pouvoir consulter en parallèle avec celui de Ludwig Landgrebe. Il faut en rendre au premier chef responsable l'éditeur allemand de la réédition critique de 1976 puisqu'elle constitue la base scientifique de cette traduction 2018.
(2) Jean-François Lavigne a limité l'index des noms cités au texte principal du livre I des Ideen. Je crois utile, afin que le lecteur prenne mieux la mesure de l'ensemble, d'ajouter ici un petit complément (non exhaustif) regroupant des citations réparties dans l'Avant-propos du traducteur (pp. I à XXXII), dans les Textes complémentaires et dans les Annexes (pp. 461 à 716) : Avenarius : XV, Aristote : 494-495 (en note), 500, 554-555, 654, 656, Berkeley : 634, Brentano : IX, XIX, 617, Comte : 57, Cohen (Hermann) : 489, Descartes : 143, Frege : 367 (en note), Freud : 257, Heidegger : 85, Hering (Jean) : 500, 656, Hume : 480, 515, Kant : 283, 438, 441, 489, 519, Locke : 633, Lotze : 517 (en note), Natorp : VI, XIII, 489, Platon : 473, Pseudo-Denys : 359, Pyrrhon : 70, Sextus Empiricus : 70, Stein (Edith) : I, XX, 451 (en note), Stuart Mill (John) : 70,
(3) Lothar Kelkel et René Schérer, Husserl (Éditions P.U.F., collection «Philosophes» fondée par Émile Bréhier, 1964), p. 7.
(4) Cf. Jules Lachelier, Psychologie et métaphysique (1885), in Jules Lachelier, Oeuvres, tome 1 (Éditions Félix Alcan, 1933), pp. 191-203 : «Mais comment la sensation peut-elle être à la fois le sujet et l'objet de la conscience ? Etc. (...)». Ces pages constituent d'avance une phénoménologie de la perception qui , tout comme celle de Husserl mais avec trente ans d'avance sur elle, s'appuient conjointement sur Aristote et Kant. La différence étant que le positivisme spiritualiste de Lachelier s'avère bien plus ferme et structuré, bien plus puissant et net, bien plus clair et distinct, pour tout dire, que la phénoménologie de Husserl. Il n'est pas surprenant, au demeurant, que les esprits faibles du vingtième siècle aient préféré l'obscurité husserlienne à la clarté de Lachelier : elle leur convenait car elle leur permettait de passer subrepticement de la phénoménologie husserlienne au structuralisme (cas de Merleau-Ponty), éventuellement et alors plus franchement du structuralisme au marxisme voire au maoïsme (cas de Sartre). Husserl n'a, en réalité, d'intérêt (qui demeure grand) que si on le lit en rétrogradant vers ses sources. Son oeuvre est une savoureuse illustration de ce «mouvement rétrograde du vrai» tel que l'avait nommé son contemporain Henri Bergson.
(5) Cf. Stendhal, Le Rouge et le noir – Chronique de 1830, livre I, chapitre 25 et le chapitre VIII sur La création stendhalienne de l'introduction de Pierre-Georges Castex (Éditions Classique Garnier, 1973, réimpression 1979). Sur la manière dont nous découvrons la réalité à travers les regards du personnage, par exemple à l'occasion de la première rencontre de Julien Sorel avec l'abbé Pirard. P.-G. Castex écrit : «Un tel relativisme n'implique pas, bien au contraire, une mutilation du réel. La mise en perspective des êtres et des choses dans le faisceau lumineux d'une conscience rend plus sensible leur présence au monde». Inversement, sans l'interprétation sartrienne de Husserl, nous n'aurions pas eu les pages, désormais classiques, sur le marronnier (et bien d'autres pages moins classiques mais tout aussi riches) dans La Nausée (1938). Toujours est-il qu'on est là en présence de choses nettement plus excitantes que la théorie des ensembles de Cantor qui constituait l'idéal rationnel aux yeux de Husserl !
(6) Qu'on se souvienne de la remarque parallèle de Jean-Paul Sartre à propos du livre de Jean Wahl, Vers le concret (Éditions Librairie philosophique J. Vrin, collection B.H.P., 1932) : «Il y avait un livre de [Jean] Wahl dont le titre nous enchantait. C'était Vers le concret même si le concret que nous visions n'était pas celui de Wahl», remarque prononcée vers les 40 à 45èmes minutes du documentaire vidéo Sartre par lui-même (France 1976) d'Alexandre Astruc et Michel Contat. Sartre y confirme, d'autre part, qu'il n'eut pas connaissance de Husserl avant 1933. Ce qui fut assez tardif car dès 1930 Georges Gurvitch publiait Les Tendances actuelles de la philosophie allemande, préfacé par Léon Brunschvicg, éditions Vrin, collection B.H.P.; dès 1930 encore, Emmanuel Levinas publiait sa Théorie de l'intuition dans la philosophie de Husserl, éditions Vrin; dès 1931 le même Levinas traduisait en français les Méditations cartésiennes de Husserl, Il faut en outre bien noter que, aux yeux de Sartre, Husserl représentait alors une philosophie qui n'était «ni matérialiste ni idéaliste» (cité supra, même minutage).
(7) Bernard Bourgeois, La Pensée politique de Hegel, première partie, chapitre IV (Éditions P.U.F., 1969, pp. 75-76).
(8) La période phénoménologique de Sartre, la seule profonde et intéressante de son oeuvre, s'étend de 1936 à 1943 mais ensuite le marxisme puis le communisme maoïste forcené dominent progressivement sa pensée de 1945 à sa mort. J'en profite pour signaler la souillure de plus en plus insupportable, à mesure que le temps passe et qu'on la laisse perdurer, que constitue la récupération par la propagande d'un parti politique démagogique, de la noble lettre grecque antique Φ. Doit-on s'étonner ou prendre acte, avec un sourire désabusé, du fait que les représentants administratifs des professeurs de cette matière, ceux-là mêmes que Husserl nommaient amicalement les fonctionnaires de la vérité, ne protestent pas publiquement contre cette récupération ? De même qu'ils ne semblent pas soutenir publiquement avec intérêt, du moins à ma connaissance, l'idée pourtant fondamentale, seule régénératrice possible de l'institution à laquelle ils prétendent appartenir, d'une véritable sélection universitaire des élites. Dans ces deux cas, de ces deux manières, ces instances de clercs trahissent les clercs eux-mêmes dans l'exacte mesure où ils trahissent l'essence même de leur discipline, en une sorte de reniement presque digne de celui de saint Pierre. Depuis Julien Benda, La Trahison des clercs, éditions Grasset,1927, les fonctionnaires de la vérité, qu'ils soient ou non husserliens, sont souvent accusés, tantôt parce qu'on estime qu'ils privilégient le premier terme du rapport tantôt parce qu'on estime qu'ils privilégient le second terme. Les individus appartenant à cette corporation sont hors de cause : leurs instances représentatives (celles qui incarnent administrativement ce rapport – idéel mais évidemment irréel - entre fonction publique et vérité) sont seules en cause car, de ce double fait (acceptation de l'usurpation du symbole de leur discipline, soutien insuffisant à l'idée de sélection d'une élite) elles entérinent leur caractère fantomatique, au sens le plus husserlien, cette fois-ci, du terme : elles renoncent à toute réalité effective, au sens le plus hégélien, cette fois-ci, de ce second terme. Terme d'ailleurs repris par Husserl sans que Jean-François Lavigne signale, dans l'annexe consacrée à la traduction de quelques termes allemands, que c'est d'abord chez G.W.F. Hegel que ce terme fut utilisé, donc cent ans avant son emploi dégradé en 1913 par Husserl.

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