Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Quand Pierre Legendre rencontre Martin Heidegger et que l’anthropologie dogmatique achoppe sur l’histoire de l’être (1), par Baptiste Rappin | Page d'accueil | Look Homeward, Angel (Une histoire de la vie ensevelie) de Thomas Wolfe, par Gregory Mion »

30/09/2019

H. P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie de Michel Houellebecq

Photographie (détail) de Juan Asensio.

460009218.jpgMichel Houellebecq dans la Zone.







Houellebecq.JPGDu premier ouvrage, publié en 1991, de Michel Houellebecq, H. P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, nous pourrions dire, comme pour tant d'autres auteurs, qu'il contenait tous les ingrédients de ses futurs livres, même si, à la différence d'autres écrivains, Michel Houellebecq, lui, ne semble guère s'être beaucoup dépassé depuis cette première parution, puisqu'il ne fait jamais que répéter la même chose, user une pauvre tapisserie publicitaire jusqu'à la corde journalistique : phrases courtes, jugements souvent simplistes, aperçus franchement banals sur les textes de Lovecraft, autrement dit, constat qu'il y a quelque chose de «pas vraiment littéraire» (1) non pas tant chez le maître de l'horreur que chez son commentateur. Nous trouvons même dans ce premier texte le titre d'un roman de l'auteur, Les Particules élémentaires (p. 24), dans une page où il évoque la philosophie pour le moins noire de Lovecraft, peu d'êtres ayant été, à son égal, «à ce point imprégnés, transpercés jusqu'aux os par le néant absolu de toute aspiration humaine».
Il est dès lors assez étonnant de voir que Houellebecq, lui-même si féru de réalisme qu'il en va jusqu'à nous parler de lui, sous le masque grotesque d'un narrateur prétendûment indépendant, de roman en roman lui tendant un miroir de plus en plus déformant (ou bien, au contraire : ressemblant ?), il est pour le moins assez comique qu'il considère Lovecraft comme un remède puissant, un «antidote souverain contre toutes les formes de réalisme» (p. 22), lui qui écrit dans ce premier livre, sans doute parce qu'il était alors plus naïf que maintenant, qu'il ne supportera plus «une minute supplémentaire de réalisme» (p. 27, l'auteur souligne). Il a non seulement supporté cette seule minute supplémentaire, mais il a très patiemment édifié la moindre de ses phrases sur un réalisme qui ferait passer la description d'un bidet par Émile Zola pour un chef-d’œuvre de lyrisme et d'extase littéraire.
Lovecraft invente des mondes inconnus mais, pourtant, sans jamais faire le pari d'une quelconque transcendance; son fantastique partout jaillissant et inquiétant, son univers halluciné est strictement rationnel, bien plus que ne le sera celui de Michel Houellebecq vieillissant, tournant autour de la Croix comme je ne cesse de l'affirmer depuis quelques temps déjà, alors même que, plus jeune, moins désabusé sans doute, il pouvait être comparé non pas à son maître, le matérialiste Lovecraft donc, mais au réaliste Richard Matheson qui, «au sommet de son art, prend un plaisir manifeste à choisir des décors d'une totale banalité (supermarchés, stations-services...), décrits d'une manière volontairement prosaïque et terne» (p. 44), supermarchés que nous retrouverons d'ailleurs dans les poèmes de mirliton de La poursuite du bonheur, et qui nous indiquent je crois assez bien que le lyrisme de Houellebecq est celui d'une poissonnière aux mains puantes qui rêverait de la possibilité d'une île point déserte, où son Jules ferait griller d'appétissants maquereaux.
Lovecraft-MH.JPGSi Lovecraft est un matérialiste qui parvient, du moins dans ses meilleurs textes, à nous enchanter en creusant le monde d'une ou de plusieurs dimensions démoniaques, Houellebecq, lui, est un réaliste qui ne cesse de porter sa main en visière vers une réalité invisible, à laquelle il aimerait croire mais que, de guerre lasse, il renonce à figurer, si ce n'est de quelques mots douloureux qui nous montrent mieux que plusieurs thèses que, comme pour Lovecraft, nous pouvons résumer sa vision de la vie à «une haine absolue du monde en général, aggravée d'un dégoût particulier pour le monde moderne», et cela même si l'épigone s'est écarté du chemin tracé par l'auteur des Montagnes hallucinées en donnant corps à ses deux principales obsessions, «le sexe et l'argent» (p. 51), bien que ces deux thématiques qui sont comme l'alpha et l'oméga de l’œuvre houellebecquienne n'excluent pas l'existence de plus troubles remugles : «Paradoxalement, le personnage de Lovecraft fascine en partie parce que son système de valeurs est entièrement opposé au nôtre. Foncièrement raciste, ouvertement réactionnaire» (p. 31), voilà qui a de quoi plaire à Houellebecq qui, lui, pour le coup, est beaucoup moins aristocratique que son maître, puisqu'il n'est franchement pas, puisqu'il n'est résolument pas «anti-commercial» et qu'il ne méprise pas, à l'évidence, l'argent et la facilité qu'il apporte, ne serait-ce que celle de séduire, du moins d'attirer une certaine clientèle féminine prête à se vendre, l'élève retrouvant toutefois le sillon creusé par le maître lorsqu'il dit de ce dernier qu'il «considère la démocratie comme une sottise et le progrès comme une illusion» (p. 32).
Il y avait tout dans ce premier ouvrage de Michel Houellebecq, la peur qu'il prête à Lovecraft qui, chez lui, se transformera en honte et, d'abord, l'espèce d'avachissement ontologique transformant ses propres textes jusqu'à les faire ressembler «à une vieille chambre à air placée dans l'eau, et qui se dégonfle», car nous n'assistons, en lisant les romans de l'auteur, qu'à une espèce d'«écoulement généralisé et assez faible, comme une espèce de suppuration d'humeurs, qui n'aboutit finalement qu'à un confus et arbitraire néant» (p. 59). Il y avait aussi cette belle tirade sur l'idée de progrès qui «est devenue un credo indiscuté, presque inconscient» (p. 115), le «capitalisme libéral [ayant] étendu son emprise sur les consciences» alors que, «marchant de pair avec lui sont advenus le mercantilisme, la publicité, le culte absurde et ricanant de l'efficacité économique, l'appétit exclusif et immodéré pour les richesses matérielles» et, «pire encore», poursuit Houellebecq, «le libéralisme [qui] s'est étendu du domaine économique au domaine sexuel» puisque nous pouvons, avec lui, constater en effet sans trop de peine que «toutes les fictions sentimentales ont volé en éclats» et que «la pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont devenues des stigmates ridicules».
C'est bien simple, se lamente Houellebecq, avant d'écrire tous les livres qui suivront celui qui fut le premier et qui seront autant d'illustrations d'une leçon exactement inversée par rapport à celle de Lovecraft, c'est bien simple : «La valeur d'un être humain se mesure aujourd'hui par son efficacité économique et son potentiel érotique : soit, très exactement, les deux choses que Lovecraft détestait le plus fort» (p. 116) et que, là aussi très exactement, Michel Houellebecq, en revanche, ne cesse de fouailler, jusqu'à ce que nous ne puissions plus séparer ses romans de ces deux obsessions, maître et élève ironique ayant toutefois, chacun selon son génie, ici contestable et là purement publicitaire, «réussi à transformer [leur] dégoût de la vie en une hostilité agissante» (p. 120, l'auteur souligne) et même, incroyablement florissante pour Michel Houellebecq, aussi célèbre et riche, désormais, que Lovecraft fut pratiquement ignoré de son vivant et désargenté.

Notes
(1) Houellebecq. 1991-2000 (Flammarion, coll. Mille et une pages, 1995, p. 17 de la Préface au titre indiqué, qui reprend un propos de la page 28).

48592109001_31f811f97e_o.jpg