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13/12/2020

Les Diaboliques de Barbey d'Aurevilly

Photographie (détail) de Juan Asensio.

1566965166.jpgBarbey d'Aurevilly dans la Zone.








Diaboliques.JPGDans Les Diaboliques, les paroles, ces ricochets de conversation (1), s'opposent toujours à l'hermétisme démoniaque analysé par Sören Kierkegaard. D'une certaine façon, c'est encore la circulation des mots, amplifiée par les titres de la presse bourgeoise offusquée, qui révélèrent au grand public la noirceur des histoires imaginées par Barbey puisque, en 1875, Les Diaboliques furent retirées de la vente, l'année précédente ayant vu ces Messieurs les policiers débarquer chez le grand écrivain, saisir le manuscrit de son livre sulfureux ainsi que 480 de ses exemplaires. Même exposées sous le nez perpétuellement morveux du grand public, les nouvelles composant ce livre, auxquelles nous pouvons sans peine ajouter Une histoire sans nom, auraient bien évidemment gardé toute leur sauvage et inquiétante étrangeté, ainsi que leur pouvoir réactionnaire, au sens premier, physique, du terme : c'est contre son époque que Barbey d'Aurevilly écrit.
Si Pierre Glaudes a parfaitement raison d'indiquer que, suivant une «logique paradoxale» à laquelle obéira du reste aussi Léon Bloy, c'est Satan qui garantit désormais «la permanence de Dieu», comme quelque «revers ténébreux d'une médaille dont l'avers a perdu son éclat», Dieu restant vivant «malgré son silence, malgré son retrait» (p. 17), il faut remarquer que, dans les deux cas, divin ou diabolique, c'est une forclusion du drame, infernal ou saint, secret dans les deux cas là encore, qui permet de révéler ce qui ne doit pas l'être, voire qui ne peut pas l'être. Il existe, nous le savons, une mystique lumineuse et une autre qui est ténébreuse et si la première, pour de nombreuses et complexes raisons tenant à la fois au tempérament de l'auteur mais aussi au cadre culturel, spirituel, historique et politique dans lequel ce dernier était bien contraint de vivre, si la première est donc décidément hors de notre portée, parce qu'elle est d'abord intransmissible par la parole, tout l'effort d'un Barbey sera de montrer que le royaume souterrain possède aussi ses saints, ses contre-saints, ses mystiques du néant, et que le surnaturel diabolique est, encore, une manifestation transcendante.
Ainsi pouvons-nous comprendre telle notation des Disjecta membra (2) reprise à Bossuet, affirmant que c'est «le spectateur du dehors [qui] est au-dedans un acteur secret», autrement dit que le lecteur que nous sommes doit faire appel à sa propre imagination mais peut-être, plus... diaboliquement, à ses propres désirs, pour comprendre ce que lui suggèrent les chasseurs aux histoires (cf. p. 67) que sont les narrateurs des différentes histoires composant Les Diaboliques. Les occurrences directes ou indirectes, par le biais de comparaisons, d'images ou de métaphores, de la thématique de l'hermétisme démoniaque (3), comme l'appelait Kierkegaard, sont bien trop nombreuses pour que nous les citions toutes, mais il importe de constater qu'elles permettent de creuser de profonds puits dans une époque non seulement résolument plate, mais qui a fait de la platitude l'idéal même de la vie insignifiante de millions de femmes et d'hommes, eux-mêmes franchement plats et même vides, dont une poignée ridiculement maigre seulement osera soupçonner l'existence d'un monde souterrain de crimes, de sadisme et de passions renfermées, et dont quelques élus seulement, fussent-ils franchement peu recommandables comme tel héros de Sabato nous conduisant au Royaume des Aveugles, auront admis en avoir descendu les premières marches qui y conduisent.
Il est étonnant de voir que c'est finalement assez peu le Mal en lui-même, du moins ce que l'on en soupçonne d'existence et de chaleur «dans ce milieu souterrainement volcanisé (Le Bonheur dans le crime, p. 171), qui intéresse Barbey d'Aurevilly : bien au contraire, il ne cesse de nous répéter, par le truchement de ses narrateurs, que le fait de commettre des forfaits tous plus horribles les uns que les autres révèle à tout le moins l'existence d'une minuscule flamme qui n'a pas encore été complètement étouffée, soufflée par une époque où il est impossible de respirer.
De fait, il me semble que ce n'est point tant, loin s'en faut, le diabolisme de ses héroïnes qui passionne Barbey d'Aurevilly, que les moyens de tenter de redresser quelque peu la barre si je puis dire : c'est la chute dans l'enfer de la médiocrité bourgeoise que l'écrivain altier ne peut supporter, et contre lequel il va lancer un ingénieux procédé narratologique (disent les pédants), théologiquement suspect sinon farfelu, consistant à réactiver le péché, à le rendre présent et, d'une certaine façon, à le rendre présent, visible du moins discernable, dans une société qui s'est fait, de l'élimination de tout germe et de toute poussière de saleté, un idéal. Bien avant que notre pays défait ne soit paralysé par la vague pandémique qui, hélas, n'emporte aucun des commis managériaux, des N+1 qui le dirigent, la société, que Barbey s'est efforcé de survoler comme un aigle n'ayant toutefois pu éviter d'avoir les serres crottées de pus, était muselée, masquée. En réactivant la Chute vertigineuse du premier homme ou plutôt, ici, de la première femme, Ève, qu'incarnent si plénièrement chacune de nos diaboliques, Barbey d'Aurevilly se propose de pallier la petite chute, la chute misérable, la chute minuscule, dans le monde petit ou grand-bourgeois. Si chacun de ses textes est une réaction, il peut être aussi bien considéré comme une ascension, mais inversée puisqu'il s'agit, en descendant le plus profondément possible, de trouver non pas du nouveau selon l'impératif baudelairien, mais ce qui est de toute éternité.
J'ai publié une note, sous la plume de Jean-François Roseau, consacrée à l'obsession de la décadence qui peut être à bon droit décelée dans chacun ou presque des textes de Barbey. Les notations de cette obsessions pullulent dans Les Diaboliques, le plus souvent sous la forme de traits ou de banderilles que le Connétable des Lettres plante dans le gras-double du bœuf contemporain : «Mais dans un temps où la force, sous toutes les formes, s'en va diminuant» (Le Rideau cramoisi, p. 61), parfois dans des passages plus développés où l'écrivain consigne méticuleusement quelques éléments pour les protéger de l'assaut du temps, en élevant autour d'eux, même s'il ne s'agit que de simples sensations, un mur protecteur. Regarde mais ne touche pas, simple badaud, veau contemporain, semble-t-il ainsi ne cesser de nous avertir : «Ces sortes de sensations que je note ici, comme le souvenir des impressions dernières d'un état de chose disparu, n'existent plus et ne reviendront jamais pour personne» (ibid., p. 64).
Le Mal, certes, dans une «génération à congrès de la paix et à pantalonnades philosophiques et humanitaires» (ibid., p. 75), «comme le parfum d'un temps évanoui» (ibid., p. 77), est un foyer qui continue de rayonner, et à la lumière duquel, à plusieurs dizaines d'années d'écart, une silhouette féminine pourra se détacher sur un rideau cramoisi; de la même manière, tel forfait, ignoré des compagnons devant lesquels le narrateur commencera à dévider l'écheveau complexe de son histoire, non sans en tirer une fanfaronne fierté, aura durablement marqué son esprit, «mordant sur [sa] vie comme un acide sur de l'acier» (ibid., p. 71), réanimant sa vigueur, lui redonnant vie d'une certaine manière, à l'instar d'une de «ces femmes de vieille race, épuisée, élégante, distinguée, hautaine, et qui, du fond de leur pâleur et de leur maigreur» semblent nous susurrer : «Je suis une vaincue du temps, comme ma race; je me meurs, mais je vous méprise !» (Le Bonheur dans le crime, p. 160).
Ce mépris ne sera jamais aussi fort que celui qu'adresse Barbey à la Révolution, qui a cassé la France, du moins une certaine France, celle qu'il importait plus que tout de préserver de l'avanie d'un temps médiocre et vulgaire, la France des prophètes du passé. Voyez cette superbe déploration du narrateur du Dessous de cartes d'une partie de whist (p. 197) : «Les filles, ruinées par la Révolution, mouraient stoïquement vieilles et vierges, appuyées sur leurs écussons qui leur suffisaient contre tout. Ma puberté s'est embrasée à la réverbération ardente de ces belles et charmantes jeunesses qui savaient leur beauté inutile, qui sentaient que le flot de sang qui battait dans leurs cœurs et teignait d'incarnat leurs joues sérieuses, bouillonnait vainement». Dans la même nouvelle, Barbey peut écrire, à propos de l'époque où un Louis XVIII accordait au peuple français la Charte constitutionnelle, qu'elle fut «un moment superbe pour la France, convalescente monarchique, à qui le couperet des révolutions avait tranché les mamelles, mais qui, pleine d'espérance, croyait pouvoir vivre ainsi, et ne sentait pas dans ses veines les germes mystérieux du cancer qui l'avait déjà déchirée, et qui, plus tard, devra la tuer» (p. 200).
France morte à l'évidence, où même l'air empestant le Progrès démocratique est vicié, raison pour laquelle les aventuriers partent aux Indes, «dans ce pays grandiose et terrible où les hommes dilatés apprennent des manières de respirer auxquelles l'air de l'Occident ne suffit plus», raison pour laquelle les âmes fortes gardent «le sérail de [leurs] pensées» (ibid., p. 218), raison pour laquelle ces mêmes âmes rares cultivent «le bonheur de l'imposture» car «il y a une effroyable, mais enivrante félicité dans l'idée qu'on ment et qu'on trompe; dans la pensée qu'on se sait seul soi-même, et qu'on joue à la société une comédie dont elle est la dupe, et dont on se rembourse les frais de mise en scène par toutes les voluptés du mépris» (ibid., p. 223). C'est là revenir à l'hermétisme démoniaque, et au patient effort que l'art oratoire de chacun de nos conteurs déploiera pour parvenir à forer l'épaisse carapace derrière laquelle les redoutables diaboliques jouissent de leurs crimes et de leurs plaisirs coupables, escaladant le ciel en forant l'enfer, inversant les pôles, puisque, selon cette sentence tant de fois répétée, «l'enfer, c'est le ciel en creux" (ibid., p. 224), comme si l'époque moderne ayant vidé de leur substance les titres et les symboles antiques de puissance ne valant désormais pas plus que «des écorces d'orange quand l'orange n'y est plus» (À un dîner d'athées, p. 255), il fallait à tout prix essayer de bâtir une citadelle intérieure, de fer s'il le faut, à l'abri des regards, nourrissant les suppositions et supputations les plus folles, laissant deviner l'existence, inconcevable pour «les âmes qui veulent qu'on enjolive tout, même l'affreux» (La Vengeance d'une femme, p. 311), d'un bonheur dans le crime, permettant au romancier, d'explorer «tout un genre de tragique inconnu» et de tirer de ces crimes, «plus intellectuels que physiques, qui semblent moins des crimes à la superficialité des vieilles sociétés matérialistes, parce que le sang n'y coule pas et que le massacre ne s'y fait que dans l'ordre des sentiments et des mœurs» (ibid., p. 312), un art coupable, se voulant tel, malgré les prudentes dénégations que Barbey estimera prudent d'évoquer dans sa Préface écrite en 1874, et qui le rend, à sa façon toute paradoxale puisque l'artiste ne s'est jamais caché mais qu'il a bien au contraire cherché à briller dans la veule société de son temps, lui aussi «absolument impénétrable», faisant preuve d'une dissimulation «qui boucha tous les jours de [s]on être par lesquels [s]on secret aurait pu filtrer» (ibid., p. 342), mais révélant les turpitudes de ses créatures imaginaires, à la volonté d'acier, sous le nez immense et comique des tartuffes, accomplissant le devoir unique de tout grand romancier et peut-être même écrivain qui est de révéler la vérité «avec une sainte impudence», j'allais presque écrire «une sainte impudeur» (cf. Dossier des Diaboliques, p. 402).

Notes
(1) Rappelons que le texte de Barbey a paru en 1874, alors que le grand imprécateur et critique littéraire fête ses soixante-six ans. C'est le premier titre, générique nous le savons, par lequel Barbey d'Aurevilly mentionne, dans une lettre à son ami Trebutien du 4 mai 1850, ainsi que nous l'apprend Pierre Glaudes dans l'édition des Diaboliques au Livre de Poche (coll. Classiques de poche, 2000, voir le dossier intitulé Genèse et composition, p. 356). Comme toujours, le travail critique de Pierre Glaudes, de loin le meilleur connaisseur de Léon Bloy en France et sans doute aussi de Barbey, est impeccable, même si nous lui trouvons un tropisme psychologisant un peu trop appuyé par endroits (dans l'Introduction, mais aussi dans telles notes de bas de page), sur les brisées, peut-être, de l'étude que le regretté Max Milner fit paraître sur le grand texte de Barbey, Identification psychanalytique de la perversion dans Les Diaboliques, in Barbey d'Aurevilly cent ans après (1889-1989), textes réunis par Philippe Berthier, Genève, Droz, 1990.
(2) Dans une édition établie par René-Louis Doyon, La Connaissance, deux volumes, 1925.
(3) Dans Le Rideau cramoisi par exemple, Barbey d'Aurevilly évoque son héroïne, cette jeune Alberte à «la bouche muette» (p. 106), en affirmant qu'elle pouvait produire «l'effet d'un épais et dur couvercle de marbre qui brûlait, chauffé par en dessous» alors que, dans la même page, il évoquera la figure du Sphinx (p. 97; dans À un dîner d'athées aussi, cf. p. 296). Dès la page suivante, il écrit qu'il comprend parfaitement «la jouissance du mystère dans la complicité qui, même sans l'espérance de réussir, ferait encore des conspirateurs incorrigibles». Dans Le Bonheur dans le crime, Barbey file la métaphore, d'ailleurs superbe, lorsqu'il écrit : «Mon cher, c'est là une histoire qu'il faut aller chercher déjà loin, comme une balle perdue sous des chairs revenues; car l'oubli, c'est comme une chair de choses vivantes qui se reforme par-dessus les événements et qui empêche d'en voir rien, d'en soupçonner rien au bout d'un certain temps, même la place» (p. 147). C'est dans Le Dessous de cartes d'une partie de whist que Barbey donnera l'évocation la plus fameuse des «drames cachés, étouffés», qu'il appellerait presque «à transpiration rentrée», lesquels nous donnent de l'Enfer, vu «par un soupirail», un spectacle bien plus effrayant «que si, d'un seul et planant regard, on pouvait l'embrasser tout entier» (p. 195, l'auteur souligne).

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