Rechercher : le pont de cassandra
Angelus ex Machina, 4 : la voie de la dévolution
29/08/2006 | Lien permanent
Seamus Heaney ou la familiarité de l'effroi
04/06/2011 | Lien permanent
De Roux le provocateur, Hallier l'imposteur
Lettre de Dominique de Roux à Raymond Abellio (9 juin 1966) citée par Jean-Luc Barré.
«S'il te semble, me lisant, être un peu figurant dans ta propre biographie, ne l'impute qu'au flou de ta pensée et à tes compromissions dans le siècle qui rendent difficile la libre parole».
Sarah Vajda
Notre longue discussion (dans un bar où, selon ses propres termes, on peut tout de même s'entendre) avec Pierre-Guillaume de Roux, a eu lieu finalement dans son bureau surchargé de livres et de manuscrits mais j'ai éte ému de revoir ce placide géant, ayant terminé, la veille, ma lecture de la superbe biographie (publiée par Fayard) que Jean-Luc Barré a consacrée à son père : le provocateur, l'intempestif, l'inactuel Dominique de Roux.
Outre les portraits subtils et émouvants consacrés par Barré à Robert Vallery-Radot (quel lecteur de Georges Bernanos a pu oublier le rôle que joua ce confesseur des âmes auprès du tragique romancier ?), Michel Bernanos dont les romans crépusculaires demeurent hélas méconnus et Ezra Pound qui comme tant d'autres furent fascinés par la frénésie prodigieuse de l'auteur de Maison jaune, cette très belle biographie est capitale quant à un aspect, à mon sens encore méconnu, de l'éditeur et écrivain : on y prend conscience de l'admirable, du fulgurant talent d'épistolier de Dominique de Roux. Un exemple, parmi une multitude réellement fascinante, de lettre, écrite à Robert Vallery-Radot, le 9 mars 1967 : «Il faut revenir à la Parole, à la simplicité évangélique de l’Écriture, et pour cela nous débarrasser de tant de vieux stocks de mots, de tant de livres, de tant de haines historiques récentes, repartir avec dans la valise les quelques livres choisis pour l’Ordre, pour recréer dans l’île déserte».
De toute urgence, il faut que paraisse un recueil des lettres de Dominique de Roux pour rendre justice à son génie de l'ellipse ; j'ai été, sur ce point, rassuré, sans que je puisse pour le moment en dire davantage.
D'autres qualités sont à noter dans cette somme de Barré, par exemple la minutie de l'analyse consacrée par l'auteur à la période, dernière, touffue, riche en légendes et fantasmes de toutes espèces, que nous pourrions définir d'un terme barbare : esthético-politique. Non seulement le ralliement de Dominique de Roux à une sorte de gaullisme intemporel mais plus encore sa prescience d'une régénération définitive, messianique, qu'il croira dénicher dans les forêts de l'Afrique et au creux scintillant des vieilles légendes lusitaniennes.
Comme, je le répète souvent, les hasards n'existent point, Sarah Vajda a fini par retrouver un exemplaire de sa propre biographie consacrée à Jean-Edern Hallier (parue chez Flammarion en 2003) qui on le sait connut longuement Dominique de Roux, avant, comme toujours, de se séparer de son ami. Je viens juste d'en commencer la lecture, à vrai dire passionnante. Un point tout de même, que je confirmerai ou infirmerai en cours de route : plus qu'une biographie, cet ouvrage prolixe, au style surchargé, bien souvent d'une fulgurance assassine, est un essai sur le mal français, sur le mal dont souffre l'écriture française depuis, au moins, plusieurs décennies. En quelques mots qui auront valeur de diagnostic : les écrivains n'écrivent plus mais parlent et, surtout, jouent à se vouloir écrivains, alors qu'ils ne sont que de pathétiques bavards...
En fait, cette biographie corrosive, en s'attaquant au simulacre bavard que fut Hallier, a dénoncé et fait éclater, avec courage et, surtout, je l'ai dit, un style éclatant auquel nous ne sommes hélas plus habitués, la baudruche du petit monde parisien des arts et lettres, gonflée à l'hélium sollersien, qui par tous les moyens tenta de s'engouffrer dans le siphon halliéresque. Comme je comprends que ce livre de feu ait dérangé les imbéciles, qui ont dû paraître tout penauds de se voir dépouillés de leur masque et, d'abord, la petite cohorte des fous d'Hallier !... Ainsi, sur l'ouvrage de Charles Ficat, Stations, dont l'un des trois textes chante le génie halliéresque, Sarah Vajda rappelle qu'il «omet simplement de se souvenir du poids d'or [qu'Hallier] tentait de recevoir en échange, des intermédiaires qui vendaient les dessins qu'il signait et des à-valoir reçus pour des livres-fœtus, comme des voyages offerts pour des reportages jamais rendus, servant de décor à des romans à demi écrit» (278). Déjà, en lisant ces quelques lignes, on imagine le danger réel qui guette notre pauvre biographe. Mais, bien vite, son cas va devenir réellement désespéré, l'auteur risquant cette fois un lynchage en règle pour avoir osé certaines de ses attaques. Ainsi, ce qui semblera aux imbéciles parfaitement impardonnable est le crime de lèse-majesté que commet Sarah Vajda en critiquant la bouffonnerie triomphante, généralisée : «Ce fut un siècle où Hallier ne faisait pas rire en se comparant à Homère, à Tacite ou à Tite-Live, un siècle où un journal à scandale, où fleurissait l'insulte, se réclamait de Karl Kraus pour qui l'injure privée relevait de l'idéologie petite-bourgeoise et devait, pour cela, être bannie» (280). Car écrire sur Hallier c'est sonder le ventre pourri de la France : «Si tu n'as pas écrit l'histoire du XXe siècle comme tu te plaisais à le rêver, tu en as si bien épousé les courbes que, désormais, vos visages se superposent, comme il m'a plu d'assembler les lignes de ta vie jusqu'à dessiner un portulan de France» (402).
Dès lors, Sarah Vajda semblera une déicide en puissance en reniflant la pourriture française, imputant, au passage, la rapidité de la contamination à quelques agents insignes, hérités d'une période trouble : «Que le régime de Vichy, héritier en bien des points de la IIIe République, ait fort mal obéi aux lois de l'hospitalité dans un pays où l'immigration ne représente guère une des constantes du génie national, n'indique pas qu'elle doive s'étendre aux citoyens qui, à leur tour, en useraient fort mal et que le loup une fois dans la bergerie, il faille laisser impunis les crimes commis par les victimes proches et lointaines du colonialisme et de l'esclavage. Ce grand désordre de la pensée française s'enracine dans la dangereuse culpabilité vichyste de l'après-guerre. Sollers, plus encore qu'Hallier contribuera à fortifier le méchant mythe des deux France où se font face, en un éternel combat, une France-fée née de l'affaire Dreyfus, entrée, presque unanime, en résistance et son double noir, sorcière nationale, entrée, massive, en collaboration» (132). L'attaque est rude mais ne faut-il point crier au scandale lorsque l'on lit la suite et qu'en un éclair nous comprenons que Sarah Vadja paraît déterminée à enfoncer la dague jusqu'au plus profond de la blessure française ? : «Hélas pour nos Jivaros, quelques esprits chagrins ont travaillé à l'anéantissement de ce mensonge que les manuels scolaires débitent à l'envi, mensonge vivifié dans les années 1980-1990, chargé d'exorciser le pays maudit. Quiconque refuse cette version se voit qualifié d'ennemi du genre humain : ennemi de cette belle France née casquée, armée, sous son nimbe de Lumières, à l'instant précis où Camille Desmoulins arrachait une feuille de platane dans les jardins du Palais-Royal et inventait ce qui deviendra la cocarde tricolore, qu'aucun sang pur ne saurait ternir. Aux armes bon docteur Guillotin ! A ce conte fameux, les gauchistes français, en dépit de leurs flirts avec le PC et de leurs trahisons successives, apporteront leur caution. Tout ce qui ne fleure pas bon la gauche pour Philippe Sollers s'avoue résurrection de Vichy, cadavre puant sorti des placards nationaux. Vichy-fiction, toujours. La question juive a servi d'écran au pays pour éviter de poser sur la balance le poids des idéologies, des folies et des passions françaises» (133). Jubilatoire ! Férocité implacable de la vérité, que le biographe ne peut que malaisément étayer (mais la vérité a-t-elle besoin de démonstrations pesantes ?) si ce n'est en exposant une intuition terrible : «[...] le nazisme n'a montré un visage humain aux Français travaillant en Allemagne, que parce que les juifs avaient, à l'avance, servi de monnaie d'échange» (404). Car, les derniers chapitres de la biographie, boursouflés et fiévreux, en témoignent, la question juive, à laquelle Hallier parut ne strictement rien comprendre que de grossier et de parodique, est le centre secret du livre de Sarah Vajda, le trou noir dévorant toute écriture : en tombant dans le vortex, les hautes paroles rayonnent une dernière fois et les mauvaises, les fausses (singulièrement donc, celles d'Hallier) se contentent, ma foi, de chuter sans gloire.
Entre ces deux ouvrages irremplaçables, de nombreuses passerelles, de nombreux passages. Aucun, je crois, sauf peut-être, l'évocation d'Abellio, commune aux deux auteurs, n'est plus attirant et secret que le portrait d'Ezra Pound, un de mes actes de lecture manqué lorsque, en hypokhâgne je crois, je commençais à lire les Cantos dans une édition de poche, le regard dubitatif, soupçonneux de mon professeur de français ajoutant à mon embarras face à une prose aussi complexe, essentielle, hermétique bien souvent.
Résumons-nous : la fine biographie écrite par Jean-Luc Barré m'a donné envie de lire ou de relire Dominique de Roux, celle de Sarah Vajda m'a dissuadé de lire les bizarres ouvrages de celui, Hallier, qui se rêva grand écrivain et ne fut que pitre surnuméraire, leur préférant et de loin les propres livres de Sarah, comme cette biographie de Barrès que je vais lire de toute urgence. C'est que Barré est un ouvrier honnête (je tiens ce qualificatif pour un compliment) et Vajda, dans la démesure et, parfois, la confusion de son écriture, un véritable écrivain qui eût dû, pour maîtriser le flot torrentiel, confronter sa propre maîtrise littéraire aux fulgurantes sécheresses d'un Dominique de Roux. Hallier, en somme, ressemble trop à son biographe si je puis dire et, par avance, en incarne les démons contradictoires.
Pour finir, ces deux livres me conduisent, de nouveau, devant les figures solitaires et terriblement silencieuses, injustement tues et effacées, de Pound et d'Abellio.
Parfois, comme par miracle, un siècle tout entier est sauvé de l'insignifiance par quelques brefs éclats d'amitiés remarquables.
15/10/2005 | Lien permanent
Dans la gorge de l'ombre, par Lucien Suel
29/10/2005 | Lien permanent
La France, une peau de chagrin, par Raphaël Dargent
15/01/2006 | Lien permanent
Conte de la barbarie ordinaire, par Sarah Vajda
28/04/2009 | Lien permanent
Lointain écho de Bossuet, par Réginald Gaillard
16/12/2009 | Lien permanent
L'Offense de Ricardo Menéndez Salmón
Édités en Espagne par Seix Barral, deux tout récents romans de Ricardo Menéndez Salmón, Derrumbe et El corrector restent à traduire (du moins espérons-le...) en français par les éditions Actes Sud qui, comme toujours, font un travail (ne serait-ce que de relecture) remarquable. L'Offense, très court ouvrage, baigne tout entier dans une atmosphère étrange que ses toutes dernières pages font basculer dans le fantastique, lorsque le personnage principal de cet excellent texte ayant valeur de parabole, Kurt Krüwell, assiste à la projection, au milieu d'officiers allemands réunis dans une luxueuse demeure sise en plein Londres, d'un film amateur de l'armée allemande.
Ce film est celui qui rejoue la scène, dramatique, durant laquelle Kurt a perdu toute forme de sensibilité de ses terminaisons nerveuses : la mort d'une petite centaine de villageois français enfermés dans une église à laquelle le feu est mis, mesure extrême de représailles prise par un officier allemand qui a assisté à des atrocités perpétrées par les résistants contre une poignée de soldats du Reich.
Ne sachant pratiquement rien de cet auteur dont je découvre l'écriture, je ne puis qu'évoquer une autre lecture à laquelle L'Offense m'a immédiatement fait songer, ne serait-ce que par l'apparente froideur du style et le fait que le texte, certes fort discrètement, est riche de bien des références littéraires (notamment à Flaubert, peut-être à Melville, Kurt ressemblant à un Bartleby que la vision du Mal aurait sidéré) : Le Bourreau de Pär Lagerkvist.
Le communiqué de presse évoque, assez curieusement, l'exemple de Kurtz, le célèbre aventurier de Joseph Conrad devenu idole démoniaque à la source du fleuve que Marlow remonte pour rencontrer celui que, sur le continent africain, les colons européens lui présentent immanquablement comme un homme exceptionnel. Je veux croire que, plutôt qu'à la ressemblance entre les prénoms de ces deux personnages, Kurt et Kurtz, quelque attachée de presse d'Actes Sud s'est souvenue que cet auteur, nouveau dans le superbe catalogue de son employeur, a publié un essai intitulé Travesías del mal : Conrad, Celine, Bolaño (Papeles del Aula Magna de la Universidad de Oviedo, 2007) dont, hélas, je ne sais absolument rien.
Je ne vois que deux passages susceptibles d'être directement rapprochés, par leur vocabulaire (ainsi de cette Parque industrieuse rappelant les deux petites vieilles silencieuses accueillant Marlow dans les bâtiments de la compagnie qui va l'embaucher) comme par leur thématique (le vide, le jugement, etc.) de la longue nouvelle de Conrad, l'une des matrices de laquelle bien des ouvrages, pas uniquement anglo-saxons, sont sortis comme d'un chaudron de sorcières. Voici le premier de ces passages : «Car pendant que la [caméra] Paillard terminait de dérouler ses entrailles mécaniques comme une Parque industrieuse, et que dans le cœur muet de Kurt se bousculaient des émotions aussi anciennes que le monde et l’abject récit qui le nomme, l’ancien tailleur entra dans cette minute épouvantable où chaque homme doit rendre des comptes à l’éternité ou au pur néant […]» (p. 134), et le second qui nous montre Kurt quelque temps après qu'il a assisté à l'ignoble spectacle qui, étrangement, a retiré de sa chair toute forme de sensibilité : «Cette êpokhe dramatique, cette muraille levée par Kurtz entre ses terminaisons nerveuses et leur stimuli, s’avérait pour le moins aussi éloquente qu’atroce car elle constituait, toujours selon Lasalle [docteur et directeur du sanatorium Notre-Dame de Rocamadour où séjourne Kurt] – qui, ne l’oublions pas, était citoyen d’un pays occupé, pillé et humilié par une armée ennemie qui avait fait de la discipline sa vertu capitale et de la terreur son héraut le plus insigne –, le paradigme de la lâcheté européenne : depuis les annexions d’avant-guerre et la conception hitlérienne du Blitzkrieg, le continent avait plié devant le fascisme et opté pour la paralysie, une paralysie fatidique et volontaire» (p. 64).
Cette dernière image faisant de la chair de Kurt le réceptacle de l'horreur d'une époque tout entière, évoque toutefois, par le biais cette fois-ci des analyses d'Hannah Arendt, le livre de Joseph Conrad. En effet, dans une lettre de l'éminente philosophe à Waldemar Gurian datée du 30 avril ou du 1er mai 1943 (1), nous pouvons noter ce passage : «Encore à propos d'Au cœur de l'obscurité [sic] : ce que je voulais dire, c'est que pour la première et unique fois à ma connaissance, ce petit livre fait le portrait d'un «nazi». Par ailleurs, c'est un document remarquable sur l'avenir inéluctable de «l'homme blanc» sur le «continent noir». C'est dans le monumental Les origines du totalitarisme qu'Hannah Arendt évoquera le conte ambigu et fascinant de l'écrivain : «La nouveauté de la ruée vers l'or sud-africain tenait à ce que, cette fois, les chercheurs de fortune n'étaient pas nettement à l'extérieur de la société civilisée, mais au contraire très clairement un sous-produit de cette société, un inévitable résidu du système capitaliste, voire les représentants d'une économie produisant sans relâche une superfluité d'hommes et de capitaux. Les hommes superflus, «les bohémiens des quatre continents » qui se ruèrent vers le Cap avaient encore beaucoup de traits communs avec les aventuriers du passé. [...] Leur seul choix avait été un choix négatif, une décision à contre-courant des mouvements de travailleurs, par laquelle les meilleurs de ces hommes superflus, ou de ceux qui étaient menacés de l'être, établissaient une sorte de contre-société qui leur permit le moyen de réintégrer un monde humain fait de solidarité et de finalités. Ils n'étaient rien en eux-mêmes, rien que le symbole vivant de ce qui leur était arrivé, l'abstraction vivante et le témoignage de l'absurdité des insitutions humaines. Ils étaient l'ombre d'événements avec lesquels ils n'avaient rien à voir. Comme M. Kurtz dans Au cœur des Ténèbres de Conrad, ils étaient «creux jusqu'au noyau», «téméraires sans hardiesse, gourmands sans audace et cruels sans courage». Ils ne croyaient en rien et «pouvaient se mettre à croire à n'importe quoi – absolument n'importe quoi». Exclus d'un monde fait de valeurs sociales reconnues, ils s'étaient vus renvoyés à eux-mêmes et n'avaient toujours rien sur quoi s'appuyer, si ce n'est çà et là, une étincelle de talent qui les rendait aussi dangereux qu'un Kurtz. Car le seul talent qui pût éclore dans leurs âmes creuses était ce don de fascination qui fait un «splendide chef de parti extrémiste». Les plus doués étaient des incarnations ambulantes de la rancœur, tel l'Allemand Carl Peters (peut-être le modèle de Kurtz) qui admettait ouvertement qu'il en «avait assez d'être compté au nombre des parias et voulait faire partie d'une race de maîtres*». Mais, doués ou non, ils étaient «tous prêts à tout, du pile ou face au meurtre prémédité», et, à leurs yeux, leurs semblables n'étaient «rien de plus, d'une manière ou d'une autre, que cette mouche». Ainsi introduisirent-ils – ou, en tout cas, apprirent-ils vite – le savoir-vivre convenant au futur type de criminel pour qui le seul péché impardonnable est de perdre son sang-froid» (2).
Notes
(1) Archiv des Hannah Arendt-Zentrums, Cont. 10.7., citée par Antonia Grunenberg, in Hannah Arendt - Martin Heidegger, une histoire d'amour (Payot, 2009), p. 273.
(2) Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem (Gallimard, 2002), pp. 456-7, chapitre VII intitulé Race et Bureaucratie, de la partie L'Impérialisme.
01/12/2009 | Lien permanent
Le Romantisme allemand de Douglas Sirk, par Francis Moury
04/01/2010 | Lien permanent
Dans l'obscur royaume de Giorgio Pressburger
Rappel
Dante dans la Zone.
Dans l'obscur royaume a été évoqué par Thierry Guinhut dans la Zone et par cette note d'Éric Bonnargent, publiée sur L'Anagnoste en même temps que notre propre critique.
À tout prendre, je préfère encore lire un roman qui s'inspire plus ou moins directement, avec une réussite variable, de L'Enfer de Dante, comme La Main de Dante de Nick Toshes, La Fin des temps de Murakami Haruki, le très mauvais La Porte des Enfers de Laurent Gaudé ou le prodigieux Sous le volcan de Malcolm Lowry, plutôt que le texte inutilement savant de Giorgio Pressburger, dont l'intérêt strictement littéraire, stylistique, du moins dans sa traduction française, n'est hélas pas aussi visible que la triple gueule du Satan congelé dévorant, au fond de l'Enfer dantesque, trois pécheurs insignes.
Cette absence d'écriture digne de ce nom, toujours présente dans les œuvres de deux auteurs que nous pourrions rapprocher de Pressburger par leur caractère mitteleuropéen, Sebald et Magris, n'est pas même compensée par l'intérêt purement intellectuel que nous pourrions trouver à lire un essai déguisé bien davantage qu'un roman véritable puisque la thèse de l'auteur est pour le moins simpliste, inepte même, et ne s'explique pas seulement, espérons-le du moins, par le fait que l'auteur est né en 1937 dans une famille juive massacrée par les Nazis : le Mal n'a qu'un seul visage, celui de la Shoah longuement mûrie dans les cervelles occidentales de plus en plus malades (1), et ce cataclysme a été annoncé par des dizaines d'écrivains, tous présents dans ce livre, que l'auteur interroge sans beaucoup de talent, qu'il fait répondre d'une façon parfois ridicule sinon odieuse et dont il nous livre, au moyen de notes se voulant impartiales (et ne l'étant absolument pas), les principaux éléments bio-bibliographiques.
À quoi nous sert, à l'heure où des centaines de milliers de pages d'articles sont à notre disposition, de connaître les dates de naissance et de mort d'Hannah Arendt ou de Paul Celan si c'est pour obliger la première à défendre son amour pour Martin Heidegger (détesté, nous l'aurons compris, par Pressburger) et le second à pérorer, dans une copie pas même digne d'un élève de seconde, sur son suicide ?
Cependant, pour excessives dans leur nombre, parfois franchement ridicules dans leur contenu je l'ai dit (2) que sont ces notes, elles constituent le seul réel intérêt de ce livre, dans la relation complexe et problématique qu'elles tissent avec le récit qu'elles explicitent ou obscurcissent, dans le jeu de mise à distance ironique et polyphonique qu'elles instaurent. Certains mauvais lecteurs, petits khâgneux et professeurs ayant une âme de petit khâgneux se contentent de ce genre de maigre dialectique, vague discours second en ce sens qu'il creuse le texte premier d'une profondeur spéculaire qui ici n'est guère patente, dialectique et ruse si vite éventées qui font frémir, dit-on, les journalistes du Nouvel Observateur et de Télérama.
S'il s'agit, pour Giorgio Pressburger, d'amener ses lecteurs à lire les livres de Goethe, Trakl, Celan, Heidegger, Arendt, Benjamin, Scholem, Pound, Céline, Hamsun, Michelstaedter et tant d'autres auteurs qu'il évoque pour étayer sa thèse bancale, je ne suis pas certain que ce but ait été atteint, tant la façon dont l'auteur nous les présente est convenue, plate, artificielle, et ne dépasse guère l'empan minuscule d'un article de vulgarisation sur ces écrivains article qui, au moins, est dans son bon droit en nous donnant des éclaircissements d'ordre biographique. La vulgarisation, surtout lorsqu'elle est ratée (que dire, ainsi, de ces nombreuses incursions de Pressburger dans le domaine des sciences !) signe la mort d'un roman qui se doit de convoquer de tout autres puissances que celles de la clarté universitaire, voire de la fausse transparence, de la fausse culture propre à l'écriture journalistique.
Voici ainsi les quelques lignes où Pressburger évoque, assez lamentablement, Edith Stein, mêlant énumération sans la moindre invention des travaux de la philosophe et larmoiements œcuméniques triviaux, sans compter une attaque en bonne et due forme, qui ne brille pas par son originalité, de l'Église (3) : «Oui, je suis Edith, je suis nue devant toi. Je suis une religieuse, et pourtant je n'éprouve aucune honte. Dans une demi-heure, je ne serai plus que fumée. Ce moi dans lequel se décide chacun de mes actes libres n'existera plus, pour l'éternité. mais ce que j'ai écrit en en quoi je crois, mes études sur Husserl et sur saint Thomas, mes études sur le féminin, sur le château de l'âme, dans lequel règnent des lois différentes de celles du dehors, tout cela restera. Et il restera ma mort, qui tentera de transformer la terrible faute des assassins en bénédiction pour victimes et bourreaux. Je vais ainsi, avec ce corps qui est le mien, nu, exposé, exhibé comme le vrai, le splendide étendard de l'âme. Je vais me transformer en autre chose» (p. 114). Ailleurs (p. 53), c'est Walter Benjamin qui est évoqué pour le moins maigrement, superficiellement, ridiculement, au moyen de quelques pauvres lignes que l'on dirait avoir été recopiées d'une quatrième de (mauvaise) couverture : «Comment pensiez-vous concilier deux visions du monde aussi différentes : le matérialisme et la théologie, et la kabbale ? Votre monde s'est effondré. Dieu ne tolère pas de telles unions, et l'histoire aussi se venge sur nous».
L'aspect formel de l'ouvrage de Pressburger, que les mauvais lecteurs salueront comme un de ces tours de force que, naguère, ils évoquèrent à propos d'un roman tout juste passable, Zone de Mathias Enard, n'est pas le seul point, loin s'en faut, qui nous déplaît fortement. Il y a plus grave que la prétention, après tout délicieuse et pouvant être riche de multiples enseignements, d'un auteur à se commenter lui-même. La littérature ne craint pas le jeu, elle a juste horreur des précieuses ridicules, de ceux qui jouent sans esprit véritable de jeu. J'ai évoqué, plus haut, la question du Mal. Giorgio Pressburger, pressé de mettre en scène, à tout bout de chapiteau, la Shoah qui, si j'ai bien compris, est l'Enfer ayant dévoré le XXe siècle, ne fait en fin de compte que la diluer, en gommer l'irrévocable unicité, en la plongeant dans une mer remplie de tous les cadavres que porte la Terre depuis la création de l'homme, de la même façon qu'un assassin est, pour Pressburger, absolument semblable à tous les autres assassins (cf. p. 106) : «Je ne peux vous dire le nom de ce fleuve, c'est vous qui devez le trouver, dans votre esprit. Je ne peux vous dire que ceci : il coule partout sur Terre : au Rwanda, en France, en Serbie, en Hongrie, en Asie, en Amérique latine. il aspire et submerge une multitude de vies» (p. 31).
Cet œcuménisme de l'horreur (voir encore la page 158, faisant danser les morts du Cambodge à la Sibérie, de Sarajevo au Chili, de l'Afrique du Sud «aux dolines de Trieste»), au lieu de provoquer une salutaire réaction de colère, nous endort, alors que le Mal tel que le décrivait son plus implacable connaisseur, Dante, avait ceci de fascinant qu'il paraissait d'une prodigieuse inventivité, inventivité du reste inscrite dans les chaires mêmes des damnés, déclinée, avec une méticulosité extrême, par les tourments auxquels les pécheurs étaient condamnés jusqu'à la fin des temps.
Certes, on pourrait m'objecter que le Mal tel que Dante le décrit est finalement d'une écœurante banalité : tant de forfaits, de viols, de meurtres, de larcins, minuscules ou grandioses, tant de tortures raffinées et abjectes excoriant les chairs des condamnés qui de toute façon se réduisent à la figure monumentale et congelée, marmoréenne et animale dans sa méthodique mastication, de Satan trônant au plus profond recès de l'Enfer. Cet argument, absolument recevable, ne suffirait cependant pas à sauver l'ouvrage de Pressburger, qui, parce qu'il nous semble privé de la contrepartie lumineuse, l'ascension de la montagne du Paradis par Dante, ne peut que nous offrir un Mal non seulement monolithique mais résolument plat, d'une platitude que ne soulève aucun ferment de lumière, que ne boursoufle aucun grumeau de clarté, fût-elle aussi lointaine que fragile et, je l'ai dit, que ne sauve pas une écriture digne de ce nom.
Et cette lumière, n'est-ce pas l'écriture qui, métaphoriquement, doit signifier son lent travail à l’œuvre dans les ténèbres, puisque tout grand livre s'écrit à contre-nuit, non pas contre la nuit, mais du sein même des ténèbres ? Or, que voyons-nous dans l'ouvrage de Pressburger ? Bien des références (trop), bien des auteurs et des notes de bas de page (infiniment trop), bien des platitudes (en surnombre), mais pas la plus petite trace d'une écriture digne de ce nom qui pourrait, à tout le moins, constituer la perle parfaite d'une huître aussi grossière. Je doute même que la technique de l'association des idées si cher au maître viennois, produise autre chose que de pathétiques clichés dans le livre de Pressburger : «La femme était Marina Tsvetaïeva en personne. Marina des fleurs» (p. 201), cette évocation de la poétesse faisant suite à la traversée d'un pré couvert de fleurs...
Nous y voyons aussi la nuit dans laquelle se débattent Freud et son patient, de la noirceur, des cris et des grincements de dents, mais attendus et comme obligés par l'évocation de la Shoah, quelques intrusions dans la physique exotique des trous noirs et le physique contrefait de Stephen Hawking, leur spécialiste (note 10 page 105) et une écriture, passable (4), sans émotion autre que forcée, parfois misérabiliste, comiquement compatissante plutôt que compassionnelle, un art qui me semble incapable de figurer la quête et l'enjeu d'une délivrance, réduite, ici, à sa plus sordide expression, la guérison au terme d'une cure psychanalytique, comme si Virgile, magnifique cicérone pour Dante et annonciateur du Verbe pour Hermann Broch, avait dû céder sa place au bon docteur Freud guettant les associations d'idées dans de ridicules jeux de mots !
Comment expliquer cet échec, pour le moins flagrant, de l'écrivain ? Non pas parce que son ouvrage n'est en aucun cas un roman, ni même une fiction empruntant à plusieurs registres (poétique, théâtral, celui, aussi, de l'essai), puisque cette hétéronomie des genres a pu, chez d'autres auteurs comme Sebald, constituer une terre riche de promesses pour celui qui était désireux de la retourner afin d'en explorer les cavernes aux puits oubliés. Cet échec s'explique sans doute davantage par le fait que, dans ce livre, Pressburger fait bien plus office de pontifiant et fort partisan idéologue (5) que d'écrivain ayant pris le soin, selon ses propres mots, de «s'identifier même à ce que l'on déteste, que l'on refuse, que l'on hait de toutes ses forces» (p. 191).
Car Pressburger ne s'identifie qu'à celles et ceux qu'il a pris le soin de déclarer victimes, refusant tout net, comme nous le voyons à propos de Martin Heidegger qu'il refuse de faire parler ou même de nous montrer (évoquant ainsi, on le suppose, le mot de Husserl déclarant qu'il ne serait jamais question, dans son cours, de Heidegger), refusant tout net de ne serait-ce que prêter sa voix aux salauds ou déclarés tels.
Un tel travail, à charge, et que dire des nombreuses allusions à des théories conspirationnistes (concernant les prétendus suicides de certains des personnages évoqués), ne s'inspire que fort lointainement de l'écriture de Dante (contrairement à l'opinion qu'exprime Giuseppe Leonelli dans sa critique du livre de Pressburger parue dans la Republica du mois de décembre 2008), Dante qui, certes, a plus d'une fois condamné à l'Enfer des peines surhumaines ses propres ennemis mais qui s'est fait lui-même le juge de ses propres injustices en dirigeant son double vers la montagne du purgatoire puis les sphères lumineuses de l'empyrée, pour le purger et le purifier de toute faute.
Finalement, c'est encore l'auteur lui-même, Giorgio Pressburger, qui juge le plus durement son propre texte, déclarant (note 12 de la page 152) qu'«écrire un nom, le tirer de ses lectures et de ses informations, ce n'est pas là être écrivain, mais copiste».
Le copiste avait au moins l'honnêteté et l'humilité de ne pas révéler son identité, afin de nous transmettre le plus fidèlement possible les grands textes du passé.
Notes
(1) Nous croyons retrouver dans cette thèse si peu fondée une vieille antienne sans cesse répétée par George Steiner, rappelée, quoique d'une façon plus subtile par Sven Lindqvist dans son essai consacré à Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, Exterminez toutes ces brutes ! : «Les camps d'extermination, la barbarie du monde contemporain de l'auteur sont, selon lui, le résultat d'une longue élaboration consciente de la civilisation occidentale – gréco-latine, judéo-chrétienne et nordique», note 18 p. 24.
(2) Par exemple la vingt-sixième de la page 25, qui se présente ainsi : «J'ai faim26», la note elle-même commentant donc : «C'est l'allégorie des enfers, mais aussi des camps d'extermination réalisés par l'homme. Mais c'est aussi la condition quotidienne des deux tiers de l'humanité, actuelle et passée. Virgile le savait». Virgile savait donc, également, lui qui savait tout, qu'il figurerait dans un ouvrage aussi bavard que peu convaincant...
(3) Cf. p. 120.
(4) Je ne sais rien de l'original, en italien, traduit par Marguerite Pozzoli, mais force est de constater que telle note (la huitième de la page 123) expliquant que l'auteur a utilisé des «sonorités sifflantes et certaines vocales» afin de «faire appel à l'imagination auditive, et non visuelle, du lecteur» tombent à plat et provoquent un effet comique involontaire, puisque la traduction française n'a même pas tenté d'adapter, à tout le moins, les jeux de langue du texte original. Autre exemple, qui figure aux pages 177 et 178, où Pressburger entremêle création d'un poème, à peu près nul, et son explication, aussi raffinée qu'involontairement comique devant l'objet ridicule qui lui sert de support.
(5) Il suffit de lire les pages que Pressburger consacre aux terroristes de la Fraction Armée Rouge dont les actes pourraient nous être compréhensibles, voire excusables, à condition de lire... Macbeth, cf. pp. 188-94; il suffit de lire que le marxisme n'a pas échoué, que c'est au contraire «l'échec de ceux qui ne voient plus de chemin pour faire quelque chose de concret, à part ceci : accélérer la fin», qu'il faut stigmatiser, p. 206.
15/06/2011 | Lien permanent