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Rechercher : le pont de cassandra

Angelus ex Machina, 4 : la voie de la dévolution

Crédits photographiques : Bruce Weawer (AFP/Getty Images).
Il est troublant de constater que, à peine campé par le romancier, le monde que dépeint Cosmos Incorporated est déjà vieux, court à sa ruine toute proche, semble gangrené par la rongeasse que percevait Manfred Steiner dans Glissement de temps sur Mars, de Dick. La répétition est d’ailleurs obsédante qui affirme que l’univers de l’UMHU, à nos yeux futuriste, est en fait déjà passablement obsolète puisque plus aucune invention technologique ou presque n’en rythme les sursauts (283). Dissolution (101) mais aussi dévolution (284) ou encore dépopulation (356), voici quelques-uns des termes caractéristiques qui ne cessent dès lors de scander ces pages.Comment un monde dont le but invisible et faustien semble être la venue de la Machine ultime peut-il, en réalité, plonger dans la régression, revenir à des stades antérieurs de son évolution technologique ? Que veut nous dire Dantec avec cette parabole ? Anders encore une fois va nous être utile (dans Nous, fils d'Eichmann, Payot et Rivages, coll. Bibliothèques Rivages, 1999, pp. 83-4), qui semble ici contredire Dantec : «Et cela : le monde en tant que machine, c'est vraiment l'État technico-totalitaire vers lequel nous nous dirigeons. […] C'est la raison pour laquelle nous pouvons tranquillement affirmer que le monde en tant que machine, c'est l'empire millénariste vers lequel se sont portés les rêves de toutes les machines, depuis la première ; et il est désormais devant nous réellement, cette évolution étant entrée depuis quelques décennies dans un accelerando de plus en plus forcené».Contradiction, écrivais-je ? Elle n'est qu'apparente puisqu'il y a fort à parier qu'Anders lui aussi (op. cit., p. 93), au final, estime qu'il s'agit bien, dans cet accelerando, d'une dévolution masquée, d'un retour à la boue originelle : «Non, ne nous faisons aucune illusion, Klaus Eichmann. Si anodins que puissent paraître les masques de nos «seconds pères» — et bon nombre de ces masques montrent même le large sourire débonnaire des pères de l'ère du bien-être —, le visage qui se cache sous ces masques est et demeure l'ancien visage, le seul, de notre premier père. Le visage monstrueux».La boucle est bouclée et nous ne semblons pas nous être avisés qu'elle serre notre cou depuis... Depuis bien des années puisque Oswald Spengler, dans la deuxième partie de son Déclin de l'Occident (intitulée Perspectives de l'histoire universelle, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1948, p. 435) affirmait la monstruosité suivante, à savoir, la spiritualisation de la Machine, son invisibilité sans cesse affinée, affirmée, conquérante : «Et la forme de ces machines ne cesse d'être plus inhumaine, ascétique, mystique et ésotérique. Elles entourent la terre d'un tissu infini de forces subtiles, de courants et de tensions. Leur corps est toujours de plus en plus spirituel, et dissimulé. Ces roues, ces cylindres, ces ressorts se sont amuïs. Tout ce qui est important dans la machine se dissimule à l'intérieur» [je souligne]. D'ailleurs, en 1931, le même Spengler, cette fois dans L'Homme et la technique (Gallimard, coll. Les Essais, 1958, p. 144), écrivait, tout aussi significativement : «En dernière analyse, la machine est un symbole, tout comme son idéal secret, le mouvement perpétuel : nécessité spirituelle et intellectuelle, mais non vitale», ce qui faisait affirmer à l'auteur, dès les premières pages de son essai, que «quant à nous, êtres humains du XXe siècle, nous dévalons la pente les yeux grands ouverts, en pleine conscience. Notre sens de l’histoire, notre aptitude à la décrire et à l’écrire, sont des symptômes révélant clairement que nous parcourons cette pente vers le bas».Je pourrais multiplier ces exemples que nous n'en saurions pas plus et finalement bien assez : la technique poussée à son comble, la technique enflant au détriment de l'espace intérieur de tout homme, la technique grossissant jusqu'à pénétrer et réduire cette fine pointe de l'âme dont parlait Maître Eckhart est synonyme d'une fascination pour le bestial, le chaos, la boue, le paganisme sacrificiel des premiers âges tel que Hermann Broch l'entendait dans Le Tentateur : «Commettre le meurtre à l’appel du paganisme du sang écrit l'auteur (Gallimard, coll. Du monde entier, 1991, p. 445), le commettre à l’appel du paganisme technique, c’est une seule et même chose, car le paganisme a besoin de meurtre pour pouvoir subsister».De la même façon, dans une lecture passionnante (certes parfois bien trop partiale) du ténébreux et immense Heart of Darkness de Joseph Conrad intitulée Exterminez toutes ces brutes (ce titre reprend l'une des plus fameuses phrases de Kurtz...), Sven Lindqvist pouvait-il suggérer un lien évident quoique ténu et problématique entre la remontée temporelle de Marlow tentant de rejoindre Kurtz enfoncé au plus profond de l'âme humaine et l'horreur dénudée des massacres à très grande échelle.D'où la déhiscence terrifiante mais pourtant parfaitement banale, au siècle passé, du Camp en tant que Machine ultime puisque menant à bout son principe d'ingestion perpétuelle, invisible encore car, comme la lettre volée du conte de Poe, elle est placée devant nos yeux mêmes, comme j'avais tenté de le montrer dans un chapitre de mon essai sur George Steiner, enfin primitive, puisque l'homme y était simple cafard qu'il fallait se contenter de détruire.C'est sur ce visage monstrueux que se conclut Cosmos Incorporated puisqu'il mime ce mouvement, moins de régression que d'une espèce de spire, de gyre (au sens que W.B. Yeats donnait à ce terme) qui nous laisserait face à l'horreur ancienne et pourtant fardée au goût du jour, avec cependant la certitude que demeure tout de même le mystérieux reste annoncé par Daniel, de liberté, de beauté ou de louange.La certitude ? Moins et plus que cela : l'espoir.

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29/08/2006 | Lien permanent

Seamus Heaney ou la familiarité de l'effroi

Crédits photographiques : David W Cerny (Reuters).
«Do not waverInto the language. Do not waver in it.»Seamus Heaney.Je ne savais pratiquement rien de Seamus Heaney avant de lire les deux recueils publiés par Gallimard, intitulés La lucarne et L'étrange et le connu. LPITollund_gallery__470x308.jpgJe ne savais pratiquement rien de ce grand poète et voici que, lisant l'entretien accordé par Michel Déon à L'Atelier du roman paru en septembre, je note ces lignes (pp. 32-3) : «Je suis heureux que vous me parliez de Seamus Heaney. Je l'aime beaucoup. L'homme est absolument exquis. [...] Et puis c'est un grand poète, un poète naturel, complexe parfois, mais sans que cela en ait l'air. Jamais il ne force son talent, un peu comme T. S. Eliot à qui il me fait penser. Rien à voir avec le pauvre Char et la plupart des poètes français contemporains». Ce qui m'a surpris, je crois, dans les poèmes de cet Irlandais, est effectivement l'étonnant mélange entre simplicité, je pourrais dire rusticité et rutilance, irruption inopinée du nouveau, et, parfois, éclair de la grâce, comme s'il s'agissait coûte que coûte, en explorant le passé (par exemple celui que symbolise la découverte de corps humains de l'âge de fer remarquablement bien conservés par les tourbières du Jutland au Danemark, dont Heaney fera un poème intitulé The Tollund Man, L'Homme de Tollund), en retrouvant quelque peu de sa force mais aussi de l'horreur de ses cérémonies sacrificielles dont la science valide l'existence, d'innerver un présent qui, du moins en Irlande du Nord, ne semble jamais très éloigné, comme affleurant à la surface du sol, ou bien visible par une lucarne que les vieux bardes ont connue. Un mot sur cette lecture des poèmes d'Heaney, laquelle aurait été je crois parfaitement impossible à Paris ou dans toute autre grande ville, s'il est vrai que certains lieux perdus, préservés, sauvages, non seulement orientent le sens de nos lectures, mais se mêlent au livre lui-même, lui communiquent en quelque sorte leur silence, deviennent ce livre d'une certaine façon. Et le silence, quelle sottise de croire qu'il est le même quel que soit le lieu où nous tentons de l'écouter, de comprendre ce qu'il veut nous dire : il y a autant de silences qu'il y a de langues, même si, comme celles-ci, les silences se réduisent comme peau de chagrin à la surface de notre globe hurlant. Chaque haut-lieu s'éloigne du vacarme et, en échange de notre attention et de notre écoute, laisse sourdre un silence qui lui est propre, à nul autre pareil. Car, s'il est bien vrai qu'un grand texte est comme l'éclosion d'un possible infini, un paysage grandiose peut tout aussi bien, comme s'il était le rival du livre en train d'être lu, nourrir ses pages et celui qui les lit d'un silence tout bruissant de mille voix tragiques et oubliées.Ainsi, extrait de La lucarne, ce poème, splendide :«For certain ones what was written may come true :They shall live on in the distanceAt the mouths of rivers.For our ones, no. They will re-enterDryness that was heaven on earth to them,Happy to eat the scones baked out of clay.For some, perhaps, the delta’s reed-bedsAnd cold bright-footed seabirds always wheeling.For our ones, snuffAnd hob-soot and the eat off ashes.And a judge who comes between them and the sunIn a pillar of radiant house-dust.»Je cite à présent la traduction de Patrick Hersant, à mon sens, et c'est hélas une constante tout au long de ces deux recueils, trop souvent éloignée de l'évidence dans laquelle semblent frappés les mots anglais :«Pour certains, ce qui était écrit pouvait s’avérerCeux-là continueront de vivre au loinÀ l’embouchure des fleuves.Pour les nôtres, non. Ils retrouverontL’aridité qui fut pour eux ciel sur la terre,Heureux de manger les galettes moulées dans l’argile.Pour certains, peut-être, les roseaux du deltaEt le survol des froids oiseaux de mer aux pattes vives.Pour les nôtres, quelques reniflements,La suie des cheminées, la chaleur des cendres.Et un juge dressé entre eux et le soleilDans une éclatante colonne de poussière.»Je me permet d'évoquer un autre extrait de poème (intitulé Continuer in L’étrange et le connu [1996] (Gallimard, coll. Du monde entier, 2005), pp. 34-5 : «Cette scène-là, où Macbeth éperdu s’abandonneAu cauchemar – car voici de nouveau les sorcièresEt les visions sorties du chaudron – Avait quelque chose de familier.»Qu'a écrit Seamus Heaney dans sa propre langue ? Voici : «That scene, with Macbeth helpless and desperateIn his nightmare – when he meets the hags againAnd sees the apparitions in the pot – I felt at home with that one all right.»Dans ce poème de Seamus Heaney, Macbeth n'est donc pas seulement éperdu mais impuissant et désespéré dans son cauchemar, les sorcières n'arrivent pas comme par enchantement mais il est dit que le héros les rencontre, sans que la moindre relation de cause ne soit établie entre les deux actions, le cauchemar et la rencontre maléfique, sans que nous devions donc encore supposer une défaillance de sa volonté ou bien le réveil heureux suivant le mauvais rêve. Il les rencontre parce qu'il le désire et les voit parce qu'il refuse, figé de peur, de fermer les yeux. De plus, si la trivialité bonhomme de la dernière expression est maladroitement atténuée par la traduction qu'en donne Hersant, que dire encore du terme choisi pour pot, si ce n'est que notre langue en gomme l'aspérité presque ordurière, le mot pot (et encore, nous tenons compte d'un usage vernaculaire propre à l'anglais parlé au Canada) ne signifiant chaudron que lorsqu'il suit l'adjectif cooking ?Peu importe du reste puisque l'édition donnée par Gallimard offre aux lecteurs du poète le texte d'origine qui, selon l'adage, aussi ancien que certain, est trop souvent trahi par les approximations d'Hersant (à mon sens insuffisamment pointées par l'article assez complaisant, sur ce point de la traduction, de Clíona Ní Ríordain paru dans la plus récente livraison de la Quinzaine littéraire). Quelques extraits de poèmes, indifféremment choisis dans les deux recueils, offrent je crois une idée assez précise de l'écriture de Heaney :«The first words got pollutedLike river water in the morningFlowing with the dirtOf blurbs and the front pages.My only drink is meaning from the deep brain […].»Dans la traduction d'Hersant :«Les premiers mots furent polluésComme l’eau du fleuve au matinCoulant avec la crasseDes jaquettes glorieuses et des éditoriaux.Je m’abreuve au seul sens surgi de l’esprit profond […].»Et encore, premier poème d'un recueil intitulé Le rameau d'or, évident souvenir de Frazer mais aussi de T. S. Eliot : «And now this is «an inheritance» – Upright, rudimentary, unshiftably plankedIn the long ago, yet willable forwardAgain and again and again, cargoed withIts own dumb, tongue-and-groove worthinessAnd un-get-roundable weight.» «C’est aujourd’hui «un héritage» – Vertical, rudimentaire, inébranlablement ancréDans l’autrefois, mais transmissible à nouveauEncore et encore et encore, tout chargéDe sa propre valeur muette, mortaises et tenonsComme de sa masse incontournable.»Et, pour finir, extrait d'Ajustages :«All gone into the world of light ? PerhapsAs we read the line sheer forms do crowdThe starry vestibule. OtherwiseThey do not. What lucency survivesIs blanched as worms on nightliness I would lift,Ungratified if always well preparedFor the nothing there – which was only what had been there.»«Partis vers la lumière ? À la lecture de ce versDe pures formes viendront peupler, qui sait ?Le vestibule étoilé. Sans celaRien de tel. Ce qu’il reste de lueurÀ la pâleur des larves de mes pêches nocturnes,Décevantes toujours malgré ma préparationÀ l’absence – cette ancienne présence.»

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04/06/2011 | Lien permanent

De Roux le provocateur, Hallier l'imposteur

Crédits photographiques : Doug Van de Zande (Raleigh, North Carolina, Smithsonian.com).
«Nous devons être avec vous les initiateurs de quelque chose en formation. Constater tragiquement la littérature, c’est appeler la vengeance».
Lettre de Dominique de Roux à Raymond Abellio (9 juin 1966) citée par Jean-Luc Barré.


«S'il te semble, me lisant, être un peu figurant dans ta propre biographie, ne l'impute qu'au flou de ta pensée et à tes compromissions dans le siècle qui rendent difficile la libre parole».
Sarah Vajda


Notre longue discussion (dans un bar où, selon ses propres termes, on peut tout de même s'entendre) avec Pierre-Guillaume de Roux, a eu lieu finalement dans son bureau surchargé de livres et de manuscrits mais j'ai éte ému de revoir ce placide géant, ayant terminé, la veille, ma lecture de la superbe biographie (publiée par Fayard) que Jean-Luc Barré a consacrée à son père : le provocateur, l'intempestif, l'inactuel Dominique de Roux.
Dominique de Roux le provocateur de Jean-Luc BarréOutre les portraits subtils et émouvants consacrés par Barré à Robert Vallery-Radot (quel lecteur de Georges Bernanos a pu oublier le rôle que joua ce confesseur des âmes auprès du tragique romancier ?), Michel Bernanos dont les romans crépusculaires demeurent hélas méconnus et Ezra Pound qui comme tant d'autres furent fascinés par la frénésie prodigieuse de l'auteur de Maison jaune, cette très belle biographie est capitale quant à un aspect, à mon sens encore méconnu, de l'éditeur et écrivain : on y prend conscience de l'admirable, du fulgurant talent d'épistolier de Dominique de Roux. Un exemple, parmi une multitude réellement fascinante, de lettre, écrite à Robert Vallery-Radot, le 9 mars 1967 : «Il faut revenir à la Parole, à la simplicité évangélique de l’Écriture, et pour cela nous débarrasser de tant de vieux stocks de mots, de tant de livres, de tant de haines historiques récentes, repartir avec dans la valise les quelques livres choisis pour l’Ordre, pour recréer dans l’île déserte».
De toute urgence, il faut que paraisse un recueil des lettres de Dominique de Roux pour rendre justice à son génie de l'ellipse ; j'ai été, sur ce point, rassuré, sans que je puisse pour le moment en dire davantage.
D'autres qualités sont à noter dans cette somme de Barré, par exemple la minutie de l'analyse consacrée par l'auteur à la période, dernière, touffue, riche en légendes et fantasmes de toutes espèces, que nous pourrions définir d'un terme barbare : esthético-politique. Non seulement le ralliement de Dominique de Roux à une sorte de gaullisme intemporel mais plus encore sa prescience d'une régénération définitive, messianique, qu'il croira dénicher dans les forêts de l'Afrique et au creux scintillant des vieilles légendes lusitaniennes.

Un texte de feuComme, je le répète souvent, les hasards n'existent point, Sarah Vajda a fini par retrouver un exemplaire de sa propre biographie consacrée à Jean-Edern Hallier (parue chez Flammarion en 2003) qui on le sait connut longuement Dominique de Roux, avant, comme toujours, de se séparer de son ami. Je viens juste d'en commencer la lecture, à vrai dire passionnante. Un point tout de même, que je confirmerai ou infirmerai en cours de route : plus qu'une biographie, cet ouvrage prolixe, au style surchargé, bien souvent d'une fulgurance assassine, est un essai sur le mal français, sur le mal dont souffre l'écriture française depuis, au moins, plusieurs décennies. En quelques mots qui auront valeur de diagnostic : les écrivains n'écrivent plus mais parlent et, surtout, jouent à se vouloir écrivains, alors qu'ils ne sont que de pathétiques bavards...
En fait, cette biographie corrosive, en s'attaquant au simulacre bavard que fut Hallier, a dénoncé et fait éclater, avec courage et, surtout, je l'ai dit, un style éclatant auquel nous ne sommes hélas plus habitués, la baudruche du petit monde parisien des arts et lettres, gonflée à l'hélium sollersien, qui par tous les moyens tenta de s'engouffrer dans le siphon halliéresque. Comme je comprends que ce livre de feu ait dérangé les imbéciles, qui ont dû paraître tout penauds de se voir dépouillés de leur masque et, d'abord, la petite cohorte des fous d'Hallier !... Ainsi, sur l'ouvrage de Charles Ficat, Stations, dont l'un des trois textes chante le génie halliéresque, Sarah Vajda rappelle qu'il «omet simplement de se souvenir du poids d'or [qu'Hallier] tentait de recevoir en échange, des intermédiaires qui vendaient les dessins qu'il signait et des à-valoir reçus pour des livres-fœtus, comme des voyages offerts pour des reportages jamais rendus, servant de décor à des romans à demi écrit» (278). Déjà, en lisant ces quelques lignes, on imagine le danger réel qui guette notre pauvre biographe. Mais, bien vite, son cas va devenir réellement désespéré, l'auteur risquant cette fois un lynchage en règle pour avoir osé certaines de ses attaques. Ainsi, ce qui semblera aux imbéciles parfaitement impardonnable est le crime de lèse-majesté que commet Sarah Vajda en critiquant la bouffonnerie triomphante, généralisée : «Ce fut un siècle où Hallier ne faisait pas rire en se comparant à Homère, à Tacite ou à Tite-Live, un siècle où un journal à scandale, où fleurissait l'insulte, se réclamait de Karl Kraus pour qui l'injure privée relevait de l'idéologie petite-bourgeoise et devait, pour cela, être bannie» (280). Car écrire sur Hallier c'est sonder le ventre pourri de la France : «Si tu n'as pas écrit l'histoire du XXe siècle comme tu te plaisais à le rêver, tu en as si bien épousé les courbes que, désormais, vos visages se superposent, comme il m'a plu d'assembler les lignes de ta vie jusqu'à dessiner un portulan de France» (402).
Dès lors, Sarah Vajda semblera une déicide en puissance en reniflant la pourriture française, imputant, au passage, la rapidité de la contamination à quelques agents insignes, hérités d'une période trouble : «Que le régime de Vichy, héritier en bien des points de la IIIe République, ait fort mal obéi aux lois de l'hospitalité dans un pays où l'immigration ne représente guère une des constantes du génie national, n'indique pas qu'elle doive s'étendre aux citoyens qui, à leur tour, en useraient fort mal et que le loup une fois dans la bergerie, il faille laisser impunis les crimes commis par les victimes proches et lointaines du colonialisme et de l'esclavage. Ce grand désordre de la pensée française s'enracine dans la dangereuse culpabilité vichyste de l'après-guerre. Sollers, plus encore qu'Hallier contribuera à fortifier le méchant mythe des deux France où se font face, en un éternel combat, une France-fée née de l'affaire Dreyfus, entrée, presque unanime, en résistance et son double noir, sorcière nationale, entrée, massive, en collaboration» (132). L'attaque est rude mais ne faut-il point crier au scandale lorsque l'on lit la suite et qu'en un éclair nous comprenons que Sarah Vadja paraît déterminée à enfoncer la dague jusqu'au plus profond de la blessure française ? : «Hélas pour nos Jivaros, quelques esprits chagrins ont travaillé à l'anéantissement de ce mensonge que les manuels scolaires débitent à l'envi, mensonge vivifié dans les années 1980-1990, chargé d'exorciser le pays maudit. Quiconque refuse cette version se voit qualifié d'ennemi du genre humain : ennemi de cette belle France née casquée, armée, sous son nimbe de Lumières, à l'instant précis où Camille Desmoulins arrachait une feuille de platane dans les jardins du Palais-Royal et inventait ce qui deviendra la cocarde tricolore, qu'aucun sang pur ne saurait ternir. Aux armes bon docteur Guillotin ! A ce conte fameux, les gauchistes français, en dépit de leurs flirts avec le PC et de leurs trahisons successives, apporteront leur caution. Tout ce qui ne fleure pas bon la gauche pour Philippe Sollers s'avoue résurrection de Vichy, cadavre puant sorti des placards nationaux. Vichy-fiction, toujours. La question juive a servi d'écran au pays pour éviter de poser sur la balance le poids des idéologies, des folies et des passions françaises» (133). Jubilatoire ! Férocité implacable de la vérité, que le biographe ne peut que malaisément étayer (mais la vérité a-t-elle besoin de démonstrations pesantes ?) si ce n'est en exposant une intuition terrible : «[...] le nazisme n'a montré un visage humain aux Français travaillant en Allemagne, que parce que les juifs avaient, à l'avance, servi de monnaie d'échange» (404). Car, les derniers chapitres de la biographie, boursouflés et fiévreux, en témoignent, la question juive, à laquelle Hallier parut ne strictement rien comprendre que de grossier et de parodique, est le centre secret du livre de Sarah Vajda, le trou noir dévorant toute écriture : en tombant dans le vortex, les hautes paroles rayonnent une dernière fois et les mauvaises, les fausses (singulièrement donc, celles d'Hallier) se contentent, ma foi, de chuter sans gloire.
Entre ces deux ouvrages irremplaçables, de nombreuses passerelles, de nombreux passages. Aucun, je crois, sauf peut-être, l'évocation d'Abellio, commune aux deux auteurs, n'est plus attirant et secret que le portrait d'Ezra Pound, un de mes actes de lecture manqué lorsque, en hypokhâgne je crois, je commençais à lire les Cantos dans une édition de poche, le regard dubitatif, soupçonneux de mon professeur de français ajoutant à mon embarras face à une prose aussi complexe, essentielle, hermétique bien souvent.
Résumons-nous : la fine biographie écrite par Jean-Luc Barré m'a donné envie de lire ou de relire Dominique de Roux, celle de Sarah Vajda m'a dissuadé de lire les bizarres ouvrages de celui, Hallier, qui se rêva grand écrivain et ne fut que pitre surnuméraire, leur préférant et de loin les propres livres de Sarah, comme cette biographie de Barrès que je vais lire de toute urgence. C'est que Barré est un ouvrier honnête (je tiens ce qualificatif pour un compliment) et Vajda, dans la démesure et, parfois, la confusion de son écriture, un véritable écrivain qui eût dû, pour maîtriser le flot torrentiel, confronter sa propre maîtrise littéraire aux fulgurantes sécheresses d'un Dominique de Roux. Hallier, en somme, ressemble trop à son biographe si je puis dire et, par avance, en incarne les démons contradictoires.
Pour finir, ces deux livres me conduisent, de nouveau, devant les figures solitaires et terriblement silencieuses, injustement tues et effacées, de Pound et d'Abellio.

Parfois, comme par miracle, un siècle tout entier est sauvé de l'insignifiance par quelques brefs éclats d'amitiés remarquables.

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15/10/2005 | Lien permanent

Dans la gorge de l'ombre, par Lucien Suel

Francisco de Goya, Mala noche, gravure extraite des Caprices, 1799
A propos du livre de Juan Asensio, La littérature à contre-nuit. Lucien Suel, Notes de lecture, mars - septembre 2005. Avant toute chose, j’aimerais dire les circonstances qui m’ont amené à rédiger ces notes à propos de l’ouvrage de Juan Asensio. Depuis plus de trente ans, mes influences littéraires majeures forment un ensemble additionnant Léon Bloy et Jack Kerouac, Georges Bernanos et William Burroughs, Philip K. Dick et Kurt Schwitters, Joris-Karl Huysmans et Raymond Chandler, mélange qui peut paraître hétéroclite mais que j’assume avec plaisir. Mon isolement relatif au fond d’une campagne française me laissait imaginer qu’à la vérité, peu de gens partageaient avec moi ce cocktail capiteux. Ces dernières années, au moins deux événements m’ont heureusement détrompé. Ce fut d’abord la découverte de l’œuvre en construction de Maurice G. Dantec à partir des Racines du mal, jusqu’à Villa Vortex, en passant par son Journal métaphysique et polémique, une œuvre qui brasse également un flot d’influences diverses pour en faire une pâte singulièrement nourrissante. Je me souviens de mon heureux étonnement en voyant Maurice G. Dantec découvrir Léon Bloy dans Le théâtre des opérations, premier volume de son journal, découverte se métamorphosant pour l’auteur, en véritable engouement, voire fascination, dans le deuxième volume, Le laboratoire de catastrophe générale, jusqu’à ce que le Vieil Imprécateur devienne pour finir un des personnages de son roman Villa Vortex. Un ami qui rédige aujourd’hui sur Internet les Chroniques de l’inutile avait attiré mon attention sur un compte rendu de Villa Vortex rédigé par Juan Asensio. Et là intervient le second événement, la rencontre sur Internet d’une communauté de lecteurs et d’auteurs partageant influences et admirations similaires aux miennes. Le blog littéraire de Juan Asensio, avec ses articles et ses liens, me fait vivre une nouvelle expérience, m’ouvre d’autres portes. Depuis plus d’un an maintenant, j’ai appris à lire sur un écran, mais je suis toujours heureux de tourner les pages de papier et de humer l’intérieur des livres. Me voici donc occupé à rédiger ces lignes sur un livre qui parle d’autres livres, à écrire noir sur blanc sur noir sur blanc. A contre-jour, l’ombre est devant, la lumière est derrière. A contre-nuit, l’objet est éclairé, c’est la nuit qui est derrière. Le dévoilement se fait sur un fond de noirceur, sur le fond du mal. Lisant La littérature à contre-nuit, je réagis, j’approuve, je me questionne mais aussi je m’approprie les phrases de Juan Asensio. J’ai lu ce livre entre mars et septembre. Cela peut sembler une longue période, mais c’est que je pratique deux formes de lectures, comme en électricité, la lecture en parallèle (1) et la lecture en série (2). J’ajoute que comme tout bon livre, La littérature à contre-nuit m’a donné des envies de lecture, de relire Joseph Conrad et William Faulkner et de connaître l’œuvre d’Ernesto Sabato. Le projet est de travailler à dissiper la nuit, détruire la nuit, me souffle en parallèle Michel Ciry. J’ai appris dans ma jeunesse que parfois, la nuit se manifeste en plein jour, à trois heures de l’après-midi. Juan Asensio, lecteur au service des lecteurs, pour parodier le slogan des Électriciens de France, dirige l’éclairage sur quelques auteurs, Joseph de Maistre, Joseph Conrad, Paul Gadenne, Ernesto Sabato, Georg Trakl, Georges Bernanos et Ernest Hello. Ce n’est bien sûr pas un nouveau brelan d’excommuniés, je sais compter, mais il ne m’étonne pas de trouver là des maîtres et des disciples devenus à leur tour maîtres, mais souvent ignorés par une majorité de lecteurs. Ernest Hello figurait déjà dans le Brelan d’excommuniés de Léon Bloy. Il est intéressant de se souvenir que dans l’édition Pauvert de Belluaires et porchers, le brelan était devenu une paire, Barbey d’Aurevilly et Paul Verlaine, le malheureux Ernest Hello étant excommunié une fois de plus... Merci donc à Juan Asensio de lui redonner un peu de lumière, de vraie lumière, pas cette mauvaise lumière de la télévision qui est le véhicule nouveau du démoniaque (3), agent du contrôle nova (4), propagatrice des mots-virus (5). Le langage s’attaque à la parole. Il faut répondre à l’assaut, ne rien céder, c’est l’obstination qui sauve, l’obstination, un autre nom pour l’espérance. Ernest Hello encore, en 1872 : «La Parole est un acte. C’est pourquoi j’essaye de parler.» Depuis mes premières lectures de William Burroughs, notamment Junkie et Les Lettres du yage, je fréquente plus volontiers les évidences du béhaviourisme que les écoulements de la psychanalyse. Je regarde aussi l’infini dans le microcosme, en étant attentif au ver de terre, au pouillot véloce, à l’éclat de silex noir et blanc. Les plus petites choses méritent la contemplation. C’est la nature qui me donne la parole. Ceux qui me connaissent un peu savent que j’écris dans et sur le jardin, grave dans la terre, sur la terre. Le jardin de mon enfance, de mon innocence était celui d’Éden. Le monde actuel est l’ennemi de l’enfant et du pauvre. La période est courte pour gambader dans le jardin d’Éden. La perte de l’innocence intervient de plus en plus tôt. On appelle cela précocité. A force de vivre dans un présent figé comme le rictus des bonimenteurs médiatiques, on finit par oublier l’existence de l’entropie. Comment lutter contre quelque chose dont on ignore, volontairement ou non, l’existence ? Je sais que le monde est un langage, une parole. Je préfère croire que tout est signe de tout. Ce n’est pas encore la Pentecôte, mais de vrais nuages s’éclairent de rouge à l’ouest. En clignant des yeux, je peux voir la Nouvelle Jérusalem descendre du ciel entre les pales des éoliennes. Mouchette flotte à la surface de l’étang, les yeux ouverts, levés vers la même vision, autre chose qu’un flux de méga-octets transitant dans l’espace entre deux boîtes de plastique métallisé. Je flotte dans le vide assourdissant de la cacophonie. L’oracle des ondes crachouille. Il est ce qu’il prononce, le plus souvent, un flot de vomissures. Satan parle, la bouche d’ombre vagit. Il y a identité entre être et parole, entre faux-semblant et langage. Le langage est infecté à l’origine. Le virus est l’autre nom du péché originel. Écoute, petit homme : le barbare est devenu médiocre, le sauvage est devenu terne. Oui, Satan radote ; c’est le non-langage, l’épidémification, le nihilisme, la nullité revendiquée ou non, celle que Pierre Jourde fustige dans La littérature sans estomac (6) avec le renfort de René Girard concernant l’écriture blanche (7). Pour Joseph de Maistre, ce n’est pas seulement le langage qui est malade, mais l’homme entier qui n’est qu’une maladie. William Burroughs déclare que son pays était déjà vieux et malade avant même l’arrivée des Indiens. L’esprit du mal est à l’oeuvre, pétrifiant les consciences incapables de tendre vers un ailleurs et un autre, figées dans le froid l’ennui le vide. L’ennui, une autre joie dépourvue de grâce, est l’autre nom du désespoir, une préfiguration terrestre de l’enfer. Le sacré a été retourné comme un gant. Juan Asensio affirme : «Sans Dieu, l’homme n’est rien de plus qu’un bavard qui s’ennuie». La langue est détruite par le mensonge de la propagande. Là où Jacques Ellul voit le règne de l’image toute-puissante humiliant la parole, Juan Asensio juge que la dégénérescence du langage est à l’œuvre intrinsèquement. Il y reviendra avec le personnage de Bernanos, Monsieur Ouine, personnification du mal abouti. La liste sans fin des noms des jeunes gens abattus par dizaines de milliers entre 1914 et 1918, gravés sur les pierres de la Porte de Menin à Ypres est un des premiers poèmes de la douleur et du désespoir du siècle dernier. Impossible de visiter ce lieu, d’effleurer tous ces noms sans être saisi par l’horreur. Georges Bernanos et Paul Celan, entre autres, sont les témoins à charge de ce crime et de ceux qui suivirent. La parole désespérée débouche sur le silence définitif. Je pense à Barbey d’Aurevilly disant qu’après A rebours, Huysmans n’avait le choix qu’entre le revolver et le pied de la croix. Aujourd’hui, cent ans après, il n’aurait plus le choix (8). D’ailleurs, Georges Bataille, aussi bien que Pierre Klossowski, tous deux un moment tentés par le sacerdoce, n’ont pas succombé à la tentation. Ne parlons pas de Maurice Sachs ou d’Ernest de Gengenbach. En revanche, voici ce que Hugo Ball, l’un des fondateurs de Dada, initiateur du Cabaret Voltaire à Zürich en 1916, déclarait à Hambourg, dans un discours prononcé le 1er juillet 1920 : «Tirons la leçon de notre défaite. Nous avons vécu sous le règne de Satan. Nous pouvons croire à nouveau que le démon existe. Nous l’avons vu à l’œuvre. Faisons maintenant de l’Allemagne un pays de Dieu. Il nous suffit de prendre le contre-pied de tout ce que nous avons vu à l’œuvre autour de nous. Voilà ma conception de la reconstruction.» Les conseils de Hugo Ball (9), aussi bien que ceux de Georges Bernanos dans Les Enfants humiliés, sont restés lettre morte (10). «L’Illumination, c’est fini. Ce que nous vivons maintenant, c’est la Dés-Illumination» (11). Et Juan Asensio me présente L’ange des ténèbres de Ernesto Sabato. Je le sens plus proche de moi que le sinistre Cthulhu de Lovecraft. L’ange se penche vers moi, regarde la page. J’ai perdu la grâce de l’enfance mais je veux bien essayer d’écrire un Jugement Dernier, voire une Apocalypse romancée pour mes enfants et petits-enfants. Je peux mixer L’Obsolescence de l’homme de Günther Anders avec des fragments de la trilogie Matrix. Le désespoir est rivé à la «possibilité» de la grâce, la possibilité d’une île. Le battement du sang dans mes artères me rappelle d’où je viens, ma provenance lointaine et sacrée. Il s’agit de réintroduire le mystère dans la littérature. Je me souviens de ce que Claude Louis-Combet disait, concernant le rejet catégorique de la religion par André Breton, comment les surréalistes avaient ignoré tout un pan du merveilleux, du sacré. Nous avons réduit le monde en pièces (12). Aujourd’hui, la parole souffle sur notre poussière (13) et l’évidence de la beauté se tient dans la simplicité. Le bleu-Trakl que j’utilisai dans mes précédents livres (14) est devenu un bloc de noirceur obstruant la gorge du poète. Même avec les yeux crevés, le chant reste un croassement. Monsieur Ouine, Madame Ebola, le mal, l’horreur, un duo, une litanie pour notre temps. Monsieur Ouine, le personnage de Georges Bernanos est ici analysé, disséqué magistralement par Juan Asensio. L’écriture de Monsieur Ouine fut le combat de Bernanos avec l’Ange, le second du programme, après celui de Donissan et du maquignon dans Sous le soleil de Satan. Dieu est mort, il n’y a même plus la possibilité d’une seconde d’innocence absolue. Monsieur Ouine, c’est le mal. Monsieur Ouine, c’est le froid éternel de l’enfer. Monsieur Ouine, c’est l’ennui. Monsieur Ouine, c’est le néant (15). Mais Juan Asensio ajoute que c’est un néant trompeur. En effet, «l’homme n’est pas la victime résignée mais la bête volontaire, le partenaire de Satan». D’un point de vue littéraire, c’est le mal qui provoque le brouhaha et la confusion dans l’écriture. Seuls, ceux qui respectent la tradition peuvent s’autoriser les audaces les plus inouïes. Juan Asensio a raison de pointer l’insignifiance des productions des nains littéraires du nouveau roman en regard du roman de Bernanos. Monsieur Ouine exprime toute la civilisation depuis la Renaissance (ce terme est-il vraiment approprié ?). Dans la crise du langage, le sens des mots s’est inversé (16). Au commencement était le Verbe [...] et le Verbe était Dieu, s’il n’y a plus de Dieu il n’y a plus de Verbe. La littérature à contre-nuit se termine par un long développement sur Ernest Hello et l’urgence de la parole. Ernest Hello ! Bonjour l’espérance ! Je vois le jeune Georges Bernanos, dans son collège d’Aire-sur-la-Lys, lisant avec un grand sérieux les phrases de L’Homme. Oui, la beauté est dans la simplicité. Ernest Hello et Arthur Rimbaud meurent la même année et Juan Asensio nous invite à un détour par le désert, par le silence du désert que l’adolescent de Charleville a cherché. Mais on ne part pas, le désert se multiplie par lui-même et l’Éden est perdu. Le silence est le verbe du désert. C’est l’or qui s’oppose au silence, l’or qui glapit en lettres lumineuses au sommet des tours, sur les affiches de la propagande publicitaire, sur tous les écrans de la virtualité, l’or qui est le sang du pauvre. Les pierres ne seront pas transformées en pain mais les mots, eux, sont du pain ou du poison. La lumière est la splendeur du monde visible. La parole est la splendeur du monde invisible. Il reste à reprendre l’offensive pour dégager les mots profanés, les arracher à l’homme médiocre, l’homo festivus d’aujourd’hui en apesanteur dans un présent indifférencié, un néant d’où naît l’ennui d’où naît le désespoir. Il reste à graver, à marteler une écriture noire, à se frayer un chemin vers la rédemption par la langue. La Tiremande, septembre 2005. 1) Mes lectures en parallèle durant la même période : La parole humiliée (Jacques Ellul), Détruire la nuit (Michel Ciry), Choke, Berceuse (Chuck Palahniuk), La littérature sans estomac (Pierre Jourde). 2) Mes lectures en série de la même période : Sunset Limited (James Lee Burke), Entretiens avec Raymond Abellio (Marie-Thérèse de Brosses), La poésie en string (Jean-Marc Baillieu), Un drôle de pèlerin (Elmore Leonard), Celle qui pleure (Léon Bloy), L’oiseau de paradis (James Purdy), Takfir sentinelle (Lakhdar Belaïd), La solitude du manager, Meurtre au comité central (Manuel Vasquez Montalban), Le jeu du chien-loup, Une proie en hiver, La proie de l’instant (John Sanford), Le silence inutile (Lambert Schlechter), L’homme qui souriait (Henning Mankell), De Marquette à Vera-Cruz (Jim Harrison), La source chaude (Thomas Mc Guane), Gone, baby gone, Un dernier verre avant la guerre (Dennis Lehane), Déviances mortelles (Chris Mooney), L’enfant du silence (Abigaïl Padgett), Ce que je crois (Jean Delumeau), Rimes de joie (Théodore Hanon), Sarinagara (Philippe Forest), Ça sent le brûlé (John Lutz), Revanche, Une balle dans la tête (Dan Simmons), Brûlé (Leonard Chang), Chant pour Jenny (Staffan Wasterlund), Rites de mort (Alicia Gimenez Bartlett), L’homme chauve-souris (Joe Nesbo), Chroniques, volume I, (Bob Dylan), Mea culpa (Louis-Ferdinand Céline), Tchadiennes (Daniel Boulanger), Deuil interdit (Michael Connelly), Meurtre à la sauce cajun (Robert Crais), L’insurrection de Cronstadt et la destinée de la révolution russe (Ante Ciliga), Les neiges bleues (Piotr Bednarski), La simple vérité (David Baldacchi), Le bonhomme de neige (Jorg Faüser), Tokyo (Mo Hayder), Le papou d’Amsterdam (Jan Van de Wetering). 3) Dans La part du diable (Gallimard, 1946), Denis de Rougemont a donné un bel exemple de la ruse ultime de l’ennemi, celle qui consiste à faire douter de son existence. 4) 24 octobre 2004, Bordeaux, 1H30 du matin. En rentrant à l’hôtel, je jette un œil au mur de la caverne de Platon. Je tombe dans le «toc chaud» de Thierry Ardisson, un aréopage pérorant d’humoristes auto-proclamés, arrogants et sûrs de connaître la vérité ultime sur le destin et la manière de vivre de l’humanité. Le meneur de jeu au masque de cire, espace de statue funéraire au regard vicieux, donne la parole à Philippe Val, le rédacteur en chef inamovible d’un organe libéralo-conformiste. Je suis édifié par le visage dur, lisse et glacé de ce moraliste à rebours qui énumère les lieux communs les plus convenus. Tous ces gens se congratulent. Ils sont les nouveaux maîtres à penser. J’éteins le poste et les rejette dans leur nuit. 5) Voir William Burroughs, Entretiens avec Daniel Odier (Belfond), 1969. 6) La littérature après avoir perdu l’âme et le souffle a maintenant perdu l’estomac. 7) «Comme l’avait bien vu René Girard, l’écriture blanche n’est que du romantisme dégradé : L’esthétique du silence est un dernier mythe romantique. [...] Dix ans ne passeront pas avant qu’on reconnaisse dans l’écriture blanche et son degré zéro des avatars de plus en plus abstraits, de plus en plus éphémères et chétifs des nobles oiseaux romantiques. Ils ne veulent pas la solitude, mais qu’on les regarde en proie à la solitude. Ils ne choisissent le silence que comme marque d’honorabilité littéraire, l’insignifiance n’est chez eux qu’une ruse de l’impuissance, qui l’utilise comme apparence d’un sens mystérieux», Pierre Jourde, La littérature sans estomac (Presses Pocket, coll. Agora), pp. 195 et 196. Un peu plus loin, p. 333, Pierre Jourde parle de l’idiotie revendiquée de Valère Novarina, comme perspective d’un dépassement du couple affirmation-négation. Pour lui, «l’étrange réalisme de Novarina est le miroir du réel : son théâtre représente le monde à l’envers». Après tout, en ce siècle, cela est peut-être proche de l’affirmation de saint Paul dans la Première épître aux Corinthiens, souvent citée par Léon Bloy : «Nous voyons maintenant, à travers un miroir, en énigme. Mais alors, nous verrons face à face». 8) «Parfois, dit et renifle Denny, c’est comme si je voulais être battu et puni. C’est pas un problème s’il n’y a plus de Dieu, mais je veux quand même continuer à respecter quelque chose. Je ne veux pas être le centre de mon propre univers», in Choke de Chuck Palahniuk (Gallimard, Folio Policier n° 370), p. 106. 9) Voir aussi Hugo Ball, La fuite hors du temps, Journal 1913-1921 (Editions du Rocher), 1993. 10) Sauf peut-être pour Maurice G. Dantec qui se coltine tout cela dans Cosmos Incorporated (Albin-Michel). 11) Choke, de Chuck Palahniuk (Gallimard, coll. Folio Policier n° 370), p. 136. 12) Choke, p. 153. 13) Titre de l’essai que Juan Asensio a consacré à l’œuvre de George Steiner (L’Harmattan). 14) Sombre ducasse (épuisé), Canal Mémoire, Marais du Livre Éditions. 15) «Monsieur Ouine est partout ! Monsieur Ouine est partout ! Monsieur Ouine se porte bien ! Il est le ressuscité des ordinateurs, les robots qui ne disent plus rien d'autre que oui non oui non oui non oui oui non non, qui marchent aux pas des lois : un deux un deux un deux un droite gauche droite gauche ! Logiciel, ça s'allume et ça s'éteint.» L. S., in Canal Mémoire. 16) Voir l’ouvrage de Arnaud Aaron-Upinsky, La tête coupée (Éditions Le Bec, 1998) et aussi, de Dimitri Panine, Théorie des densités (Éditions Présence), 1990.

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29/10/2005 | Lien permanent

La France, une peau de chagrin, par Raphaël Dargent

La Marseillaise (modèle en plâtre) par François Rude
L'intermède mélancolique aura été de courte durée. Je poursuis, avec ce nouveau texte (sous-titré : De la haine de soi au déchaînement de la violence) de Raphaël Dargent (directeur de la revue Libres), la série de textes polémiques auxquels j'ai toujours fait une large place dans la Zone. Il va de soi, mais il faut tout de même le répéter, que je n'ai jamais tenu compte des avis prudents selon lesquels la littérature (la vraie, la pure, n'ont-ils pas honte d'affirmer) n'a rien de commun avec la vaine imprécation. Je devrais donc, pour rafraîchir le maigre gosier de ces femmelins, ne jamais quitter ma tour éburnéenne pour toucher terre et, de là, descendre encore comme Fernando Vidal-Olmos par quelque puits vers le monde ténébreux, aveugle, qui est le nôtre. Sans doute les cervelles creuses qui ont levé cette pauvre idée comme on lève une bécasse, ont-elles bien mal compris les ouvrages d'un Bernanos ou d'un Bloy ni même, d'une portée évidemment bien inférieure, ceux de ce trublion parfois génial qu'est Nabe qui, parodiant Huysmans donnant une préface écrite vingt ans après la publication d'À rebours, est le récent auteur d'un texte assez drôle et néanmoins parfaitement suintant pour son (surestimé, ai-je besoin de l'ajouter) Au régal des vermines. La Zone aurait-elle pour sombre vocation de se transformer en une sorte de virtuel refuge d'une écriture violente, devenant ainsi un modeste chaînon de cette catena aurea secrète qui a donné à notre pays nombre de ses plus grands écrivains ? Peut-être. Et j'ajouterai, puisque certains analystes, lamentablement taxés de folie, de paranoïa ou souffrant de déclinite aiguë, annoncent que notre société se trouve dans une situation pré-révolutionnaire, que cette violence ne sera pas toujours contenue par les policiers armés de mitraillettes qui défendent aux curieux de pénétrer dans le mystérieux territoire dont ils sont du reste les premiers à redouter les fulgurants dangers. Bonne lecture donc. «Aimer son pays, en être fier, agir pour lui». Tels sont les mots, stupéfiants dans sa bouche, qu’employa Jacques Chirac lors de ses vœux aux Français. Puisque tout arrive et que le vent de l’Histoire tourne, voilà donc, au cœur d’un discours convenu et ponctué de gestes mécaniques de la main, le président-caméléon qui réhabilite le beau mot de patriotisme. C’est toujours cela de pris, me direz-vous. Mais peut-il seulement faire illusion celui qui n’a eu de cesse depuis trente ans de trahir le gaullisme et d’affaiblir la France ? Quatre jours plus tard, lors de ses vœux à la presse, alors que le pays est sous le choc du saccage du train Nice-Lyon et des violences inouïes auquel un tel acte a donné lieu, le même Jacques Chirac, après avoir jugé «inacceptables» de telles violences – «inacceptable», c’est un mot bien neutre en réalité, «scandaleuses», «monstrueuses», «horribles», «barbares» eussent été des qualificatifs plus appropriés – annonça la prochaine réécriture de l’article de loi contesté sur le rôle positif de la colonisation, article qui fit grand bruit du fait de l’émoi du pouvoir algérien et de l’activisme de quelques associations antillaises, en cela bien relayés par une Gauche indigne et de surcroît amnésique. Pourquoi lier les deux événements ? Mais parce qu’ils ont évidemment bien des points communs ! En effet, qui ne voit qu’il y a un lien direct entre la multiplication des actes de repentance que la France est sommée d’accomplir et le déchaînement de violences gratuites à forts relents identitaires, entre la francophobie ambiante et la montée d’un racisme anti-français ? Histoire officielle et repentance Il ne s’agit pas ici de prendre parti sur le fond du dossier de la colonisation. Pour tout dire, il y a bien longtemps que je considère que nous n’avions rien à faire dans ces contrées éloignées et que, tout bien pesé, l’aventure nous a apporté plus d’ennuis que d’avantages – mais las, c’était l’époque de «la course aux clochers» et de la concurrence entre nations européennes. Passons. S’il est vrai que ce n’est pas le rôle d’une loi de dire l’Histoire, on ne peut pas, comme l’affirme Jacques Chirac, prétendre qu’en «France, il n’y pas d’histoire officielle». Les historiens ont beau travailler avec sérieux et veiller à l’objectivité – ce qu’ils font presque tous – l’Histoire, en France comme ailleurs, est toujours celle du pouvoir en place. Gageons par exemple que l’histoire de la Seconde guerre mondiale serait aujourd’hui fort différente si c’était Hitler qui avait gagné la guerre ! Gageons encore que les jugements de nos manuels scolaires sur le maréchal Pétain et le général de Gaulle ne seraient pas les mêmes ! Gageons enfin que si l’URSS avait finalement remporté la Guerre froide, nous ne porterions pas le même regard sur le Goulag ! Et pensons donc que si la France avait gagné la guerre d’Algérie, l’Assemblée algérienne ne se serait pas émue de l’article sur le rôle positif de la colonisation. C’est en ce sens qu’on peut dire qu’il y a bien une histoire officielle ou dominante. Toutes les vérités qui dérogent à cette histoire-là sont immanquablement condamnées ou interdites d’expression. C’est ainsi qu’on ne peut plus dire désormais, au risque d’être accusé de «révisionnisme» historique, que la colonisation, absurde et condamnable par elle-même, eut des aspects positifs – ce qui est pourtant incontestable. D’ailleurs, que ceux qui s’offusquent à juste titre de la colonisation française d’il y a deux siècles manifestent donc la même intransigeance avec la colonisation culturelle ou démographique dont aujourd’hui est victime la France, et l’Europe tout entière ! Dernier exemple en date de cette intransigeance et des ravages de l’«historiquement correct» : l’universitaire Olivier Pétré-Grenouilleau, spécialiste de la question et auteur d’un remarquable ouvrage intitulé Les traites négrières (chez Gallimard), vient d’être accusé de révisionnisme et traduit en justice par un collectif des Antilles au seul motif qu’il affirme, preuves à l’appui, que les traites négrières ne furent pas le seul fait des Européens mais également des Arabes et... des Africains eux-mêmes ! L’historiquement correct, que dénonçait il y a deux ans Jean Sévillia dans un ouvrage indispensable, n’en finit donc pas de faire des ravages. «Analysant le monde d’hier d’après les critères de notre époque, l’historiquement correct traque l’obscurantisme, l’impérialisme, le colonialisme, le racisme, le fascisme ou le sexisme à travers les siècles. Que ces mots n’aient pas de sens hors d’un contexte précis, l’historiquement correct s’en moque : son but n’est pas de comprendre le passé, mais d’en fournir une version conforme à la philosophie dominante.» (1) On ne peut mieux dire. Le procès perpétuel de la France Pourquoi une société oublieuse de son passé craindrait-elle l’anachronisme ? Pourquoi un peuple rivé à l’instant présent, sans recul ni perspective, redouterait-il l’injustice ? Qu’aurait-on besoin d’une conscience historique (et d’une conscience tout court) et d’un peu de la foi de nos ancêtres quand il y a le Tribunal pénal international ou la Cour européenne des Droits de l’Homme ? Au contraire, nous vivons l’absolue loi du présent et à cette aune tout le passé est revisité. Prétention de l’homme moderne ! Notre temps se veut d’éternité, nos valeurs indépassables, nous prétendons être les derniers. Dans ce contexte, la France est régulièrement traînée au banc des accusés et c’est toute son histoire qui y est jugée à l’aune des critères actuels et de la bien-pensance post-moderne. Il n’y a pas jusqu’à notre hymne national qui ne soit contesté, jugé trop violent ou trop «nationaliste». Faut-il rappeler que c’est Jacques Chirac lui-même qui ouvrit l’ère de cette repentance devenue endémique, lorsque le 16 juillet 1995, il évoqua la responsabilité de la France – de la France et non pas de l’État français, non pas de Vichy – dans les persécutions contre les juifs ? Se rendait-il compte que disant cela, il reconnaissait en fait la légitimité de Vichy (Vichy, c’était donc la France ?), contredisait, lui le prétendu gaulliste, Charles de Gaulle lui-même, et faisait du Général le traître que Pétain dénonça ? Qu’on s’en souvienne tandis qu’il nous parle aujourd’hui de patriotisme : contre la France, c’est lui qui tira le premier. J’aime à citer ce proverbe chinois : «Le poisson pourrit toujours par la tête !» Dernièrement, ce fut donc le tour de Napoléon d’être condamné. C’est ainsi qu’on vit les autorités françaises boycotter le bicentenaire de sa plus grande victoire, Austerlitz, alors même qu’elles avaient peu de mois auparavant envoyé le porte-avion Charles-de-Gaulle, fleuron de notre marine, célébrer la plus sévère défaite de la marine française, Trafalgar. Bel exemple de haine de soi ! Symbole parmi les symboles : le 2 décembre dernier, pendant que le service minimum de la célébration était assuré par quelques troupes devant la colonne Vendôme, Jacques Chirac faisait le paon… au Mali ! Quant à Dominique de Villepin – Villepin qui écrivit Les Cent-jours, Villepin le napoléonide –, il était en visite à Amiens pour évoquer… la non-discrimination ! Le Premier ministre expliqua, lorsque l’on s’en étonna, qu’il n’y avait «pas de consensus autour d’Austerlitz»; il cédait ainsi à la pression de quelques associations communautaires d’Antillais, de Guyanais et Réunionnais qui accusaient l’Empereur d’avoir rétabli l’esclavage, et donnait crédit aux inepties professées à grand renfort de médias par un certain Claude Ribbe lorsque celui-ci n’hésitait pas, loin de toute vérité historique, à comparer Napoléon à Hitler et à mettre sur le même plan les 20 000 individus concernés par le rétablissement de l’esclavage et les millions de déportés morts sous le joug nazi ! On n'en finira décidément jamais d’admirer le courage des plus hautes autorités de notre pays. Aux «indigènes de la République» qu’on n’osa pas froisser, l’historien Pierre Nora répondit dans un Plaidoyer pour les indigènes d’Austerlitz dans Le Monde du 12 décembre : «La France ? Elle se décommande, elle se fait toute petite, elle se fait excuser, elle se cache derrière son petit doigt.» Quant à l’historien Thierry Lentz, président de la Fondation Napoléon, tout en ne niant pas les faits, il les mit en perspective et précisa dans Le Figaro du 22 décembre : «Pendant tout l’épisode, c’est bien l’Angleterre qui eut le monopole de la traite dans le monde et ne s’en priva pas, ce que les tabloïds britanniques ont, eux, passé sous silence dans leur récent déchaînement de francophobie au sujet du «French Hitler» qu’aurait été Napoléon.» Comment veut-on après une telle honte que quelques rappeurs n’écrivent pas ces fortes paroles : «Je pisse sur Napoléon et le général de Gaulle»? Comment veut-on après ça que des jeunes déstructurés, désorientés, déracinés, aiment notre pays et veuillent sa réussite ? Comment des Français d’adoption ou issus de l’immigration pourraient-ils aimer la France quand ses plus hautes autorités ne l’aiment pas elles-mêmes ? Il s’agit aujourd’hui de bannir toute fierté nationale et de se complaire dans l’autodénigrement. On attend la suite. A quand le procès des Croisades ? A quand celui de la Révocation de l’Édit de Nantes ? A quand celui d’Auguste Thiers ? Cette sale besogne qui consiste à réécrire l’histoire de France pour la noircir, est aussi une vaste entreprise de lavage de cerveaux. La Gauche s’y complaît. Depuis 2001, Bertrand Delanoë s’est engagé dans une politique de renomination des rues de Paris pour satisfaire aux revendications de toutes sortes d’associations communautaires. C’est ainsi par exemple qu’il a débaptisé la rue Richepance, du nom du général coupable selon des associations noires d’avoir réprimé la révolte des noirs de la Guadeloupe et justement rétabli l’esclavage sur ordre de Bonaparte… Amnésie de la Gauche, lâcheté de la Droite La Gauche a la mémoire courte, tellement courte d’ailleurs, qu’elle s’oublie elle-même et ne sait plus qui elle est ni dans quel sens elle doit aller, vers Bayrou ou dans la direction de Besancenot. François Hollande ou Jack Lang étaient-ils bien inspirés de faire le procès en colonisation de la Droite quand on sait qu’en 1880 c’est la Gauche de l’époque, désireuse d’apporter «la civilisation» au reste du monde, qui réclamait la colonisation, et la Droite, plus soucieuse des deniers publics et de l’Alsace-Lorraine, qui y était hostile ? Jules Ferry, qu’on loue pour sa politique scolaire, ne fut-il pas surnommé Le Tonkinois, eu égard à son engagement colonial ? La Gauche, toujours prompt par ailleurs à donner des leçons d’anti-racisme au peuple français et à accuser la Droite de frayer avec l’extrême-droite, a-t-elle oublié l’antisémitisme de Jaurès ? Et instruira-t-on un jour le procès des «compagnons de route» du communisme comme on instruisit à juste titre celui des collaborateurs avec le nazisme ? Chance pour la Gauche : le peuple français ne connaît pas son histoire et ces vieilles lunes se sont perdues dans les limbes de la modernité matérialiste. Il faut en convenir : l’histoire est toujours celle du vainqueur et en l’occurrence la Gauche, ses valeurs, son idéologie, sa vision de la France et du monde, ont gagné sur toute la ligne. La Droite a abdiqué ses valeurs propres, l’autorité, la tradition, le pragmatisme, la liberté pour céder à l’égalitarisme, au droits-de-l’hommisme, au progressisme de la Gauche. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les paroles consensuelles et bien-pensantes de Jacques Chirac et celles, verbeuses et jésuitiques, de son disciple Dominique de Villepin, lyrique Premier ministre qui s’aime davantage qu’il n’aime la France. Et quand certains à droite tentent de briser le consensus pour rétablir quelques vérités premières, ils sont cloués au pilori, accusés de toutes les tares et tous les extrémismes. S’excuser d’être français Encore une fois, me voici amené à faire l’éloge de Nicolas Sarkozy, chose proprement ahurissante il y a encore peu. Je sais bien que d’autres que lui parlent vrai mais parmi ceux qui peuvent raisonnablement succéder à Jacques Chirac à la Présidence de la République, l’actuel ministre de l’Intérieur est le seul à le faire avec autant de netteté. Il faut lui reconnaître cette grande qualité : il ne craint pas de mettre sa popularité en jeu lorsqu’il dit les choses telles qu’elles sont et conteste la repentance ambiante. Ainsi quelle ne fut pas ma satisfaction lorsque je l’entendis, alors qu’il était interrogé sur France 3 le 7 décembre dernier au sujet de la fameuse loi concernant la colonisation et sur Austerlitz, affirmer avec force «qu’il faut cesser avec la repentance permanente en France pour revisiter notre histoire. […] cette repentance permanente qui fait qu’il faudrait s’excuser de l’histoire de France, permettez-moi de vous le dire, parfois touche aux confins du ridicule. […] Les Anglais, ça ne les gêne pas de fêter Trafalgar. Permettez-moi de vous dire qu’on ne peut pas réduire Napoléon aux aspects négatifs de son action. Et ne pas célébrer Austerlitz n’a pas beaucoup de sens. Donc justement, laissons les historiens faire ce travail de mémoire, et arrêtons de voter sans arrêt des lois pour revenir sur un passé revisité à l’aune des idées politiques d’aujourd'hui. C’est le bon sens.» Quelle ne fut pas aussi ma satisfaction de lire sous sa plume ceci : «Nous assistons à une dérive préoccupante. Tout semble bon pour instruire le procès de la France et faire assaut d’auto-dénigrement.» Puis, dans une allusion à peine voilée à l’intervention du président de la République : «On assiste au développement en France chez certains individus et parfois même au sein de l’État à une tendance irrépressible à la repentance systématique.» Fustigeant la «funeste inclinaison au reniement de soi», le président de l’UMP feint de s’interroger : «Finira-t-on, un jour prochain, par s’excuser d’être français ?». Peut-on être plus clair ? Dans la lâcheté ambiante, qui confine parfois à la collaboration pure et simple avec les adversaires de la France, les paroles de Nicolas Sarkozy font du bien. Je sais bien ce que l’on va dire. J’entends déjà la critique poindre : «Il est devenu sarkozyste !». Il faut pourtant que les choses soient bien claires : je ne serai jamais ni «sarkozyste», ni «villepiniste», ni «villiériste», ni «chevènementiste» ni quoi ce soit d’autre. Je déteste les écuries. Je n’ose même plus me dire «gaulliste» eu égard au nombre d’opportunistes et d’hurluberlus qui se définissent comme tel. La seule étiquette que je revendique est celle de «patriote», étiquette intemporelle et qui n’appartient à personne. C’est pourquoi, et afin de répondre par avance à mes contradicteurs, je peux d’ores et déjà annoncer qu’en 2007, je soutiendrai, au premier tour puis au deuxième tour, le candidat qui selon moi défendra le mieux les intérêts de la France. Voilà ce que j’ai toujours fait, en conscience, depuis que j’ai l’honneur de pouvoir voter. Il se peut, en tous les cas il n’est pas exclu, qu’au deuxième tour, ce candidat soit Nicolas Sarkozy. J’ai pour habitude de juger sur pièce et non par principe. J’ai suffisamment critiqué Nicolas Sarkozy et sa politique pour avoir le droit de reconnaître quand il a raison. Or, dans ces affaires de repentance et de haine de soi, c’est lui qui a raison. Quelques «jeunes gens» bien tranquilles… J’ai dit déjà, dans un article précédent, combien le Ministre de l’Intérieur avait également eu raison lorsqu’il qualifia les auteurs des émeutes urbaines de novembre dernier de «racailles» et de «voyous» alors que le Président de la République et le Premier ministre, la Gauche et les médias bien-pensants ne voulaient y voir que des «jeunes». Et bien, nous venons la semaine dernière de vivre, à une échelle moindre, la même situation. Alors qu’on apprit, avec trois jours de retard, qu’une cinquantaine de barbares avaient investis le 1er janvier au matin le train Nice-Lyon, tout saccagé, rançonné et violenté les passagers, créant une véritable panique, les médias continuaient, en évoquant les responsables de tels actes, de parler de «jeunes gens». Il faut être bien charitable pour souhaiter que ceux qui persistent à utiliser un vocable aussi lâche ne croisent jamais, pour leur malheur, cette sorte de «jeunes gens» ! C’est Nicolas Sarkozy à nouveau qui rétablit les mots dans leur sens et condamna, lors du Journal de vingt heures de TF1, cette scandaleuse expression. Et regretter que la plupart de ceux qui avait été arrêtés avait dû être relâchés du fait de leur âge, ordonnance de 45 oblige. Ce qui n’empêchait pas pour sa part Jacques Chirac d’assurer le plus solennellement du monde que «les auteurs de tels actes seraient punis» ! Le fait est que parmi la poignée qui fut arrêtée, se trouvaient nombres d’étrangers ou de jeunes Français d’origine étrangère. Qui peut contester le fait qu’il y a bien une composante identitaire à ces violences ? Qu’on me comprenne bien. Je ne dis pas, je n’ai jamais dit, que c’était là la seule composante, je ne dis pas, je n’ai jamais dit qu’il n’y avait pas aussi une composante proprement sociale. Je ne fais pas non plus d’amalgame et je ne condamne pas toute une catégorie de la population française ou vivant en France parce que certains de ses membres commettent les pires actes. Mais les faits parlent d’eux-mêmes. Qu’on en juge. Petite ville de l’orléanais : une bande de ces «jeunes gens», casquettes vissées sur le crâne, doigt levé bien haut, insultent les passants, leur promettent que «le pays sera bientôt à eux, qu’ils vont faire régner la terreur», ils crachent sur certains, des grands-mères sont moquées. A Épinal, une semaine après, devant un centre commercial, même scène mais ce sont des jeunes filles qui invectivent la foule et promettent au pays, le leur, aux sales Français, qu’elles sont, le même sort. Comment se peut-il que ces deux exemples, éloignés de plusieurs centaines de kilomètres, que des personnes dignes de foi m’ont personnellement raconté, n’illustrent pas un phénomène plus général ? C’est pourquoi j’ose dire qu’il y a un lien entre le désamour français que j’ai évoqué plus haut et ces violences gratuites à relents identitaires ou communautaires. Je ne prétends pas que ce lien soit nécessairement de cause à effet mais j’affirme que le procès instruit perpétuellement à la France est un facteur aggravant. On ne peut accréditer sans cesse l’idée selon laquelle la France s’est rendue coupable de ségrégation, d’esclavagisme, de torture vis-à-vis d’Algériens, d’Africains, d’Antillais et s’étonner après cela que des jeunes issus de l’immigration, en désespérance sociale et faute de repères, en veuillent à la France et aux Français. On n’est pas aimable lorsque l’on ne s’aime pas soi-même. Pour une réforme intellectuelle et morale Qu’est donc devenu notre pauvre pays en si peu de temps, en trente ans à peine ? Comme il est loin le temps où l’historien Pierre Chaunu pouvait écrire : «Dans l’esprit des Français, à quelque famille qu’ils appartiennent, à partir de motivations différentes, l’image de la France est gratifiante. […] La France a reçu, au ciel des mots et des entités sociales, dès le berceau, une charge affective exceptionnellement forte et vivace.» (2) Comme il est loin le temps où son Président se faisait «une certaine idée de la France», la comparant à «la princesse des songes, la madone aux fresques des murs» ! La France est un peu comme la peau de chagrin décrite par Balzac en 1831 : c’est comme si à chacune des émotions qu’elle avait fait partager, à chacune des idées et des œuvres qu’elle avait offertes au monde, à chacune des grandes choses qu’elle avait réalisées, elle avait rétréci. La France n’est plus qu’une peau de chagrin. Une pauvre peau de chagrin, une peau de misère qui n’exauce plus rien et ne fait plus rêver, une vieille peau piétinée, déchirée, brûlée. C’est comme si la France avait épuisé tout le capital de grandeur, d’exemplarité et d’amitié que la Providence lui avait accordée à la naissance. «Nous ne nous aimons plus, voilà la chose, analyse fort justement Jacques Julliard. Comme si l’âme collective de la France, ce mythe nécessaire, était en train de se dissoudre.»(3) Je ne cesse pour ma part d’appeler à un sursaut patriotique – je dis patriotique et non pas nationaliste. Il y a quelques mois, François Taillandier évoquait auprès de moi la nécessité de constituer une Université France pour rassembler tous les esprits soucieux de définir et de redéfinir l’idée nationale. C’est bien là ce qu’il faudrait faire : une autre Académie française, non pas seulement destinée à régler la langue mais conçue pour la promouvoir et avec elle la littérature, l’histoire, la politique de la France. Pour l’instant il nous faut œuvrer à notre mesure réelle et rassembler le petit groupe de ceux qui forment aujourd’hui, dans des temps difficiles de renoncement et de haine de soi, ce qu’on pourrait appeler un conservatoire national. Ernest Renan n’écrivait-il pas à la fin du XIXe siècle : «Un pays n’est pas la simple addition des individus qui le composent; c’est une âme, une conscience, une personne, une résultante vivante. Cette âme peut résider en un fort petit nombre d’hommes» ou encore «L’âme d’une nation ne se conserve pas sans un collège officiellement chargé de la garder» ?(4) Soyons ce conservatoire, soyons ce collège ! C’est une immense réforme qu’il faut préparer en effet. Une réforme des esprits. Une réforme des consciences. Exactement, pour être fidèle à Renan, une réforme intellectuelle et morale. Sans quoi, nous n’arrêterons pas les barbares, leur bêtise crasse et leur force débile. (1) : Jean Sévillia, Historiquement correct (Perrin, 2003). (2) : Pierre Chaunu, La France. Histoire de la sensibilité des Français à la France (Robert Laffont, 1982). (3) : Jacques Julliard, Le Malheur français (Flammarion, 2005). (4) : Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale (éditions Complexe, 1990).

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15/01/2006 | Lien permanent

Conte de la barbarie ordinaire, par Sarah Vajda

Crédits photographiques : Sebastian Scheiner (AP Photo).
Remise en une de ce très beau texte de Sarah Vajda, initialement paru le 24 février 2006 sur Stalker.Je rappelle que le procès de Youssouf Fofana et de 26 autres personnes pour l'enlèvement, la torture et l'assassinat d'Ilan Halimi doit se tenir sous le régime de la publicité restreinte, c'est-à-dire à l'exclusion du public, devant la cour d'assises des mineurs de Paris, à moins que les deux accusés mineurs à l'époque des faits, en janvier 2006, ne consentent à lever cette mesure à l'ouverture des débats demain.Me fichant des subtilités d'un droit que ces canailles ont bafoué, je leur offre une publicité qui n'est point restreinte.RappelL'enterrement d'Ilan Halimi, par Frédéric Gandus.Moi, Youssouf F, né le 13 février 2006, meurtrier.
Photographie : Copyright © Reuters.
Á Sainte Esther, patronne des marannes jadis adorée dans les églises tolédanes.Pour Laurent Schang qui me croit sioniste. Pour mon époux goy. Pour mes enfants métis.Pour Juan qui a insisté.Ça avait commencé boulevard Voltaire… Au nom de la tolérance… Et ça aura fini aux portes du cimetière juif de Bagneux, comme un appendice au Dictionnaire philosophique. «Rappelons que le rabbin Farhi a mensongèrement soutenu qu’il avait été poignardé par un individu criant «Allah Ouakbar», qu’Alexandre Moïse, président de la Fédération sioniste de France, a porté plainte contre des menaces... qu’il s’envoyait à lui-même avant d’être confondu et condamné, que la jeune fille de Montpellier à laquelle on aurait dessiné une étoile juive sur le bras était un faux, qu’Élie Chouraqui a manigancé un pseudo-reportage télévisuel sur l’antisémitisme imaginé d’élèves d’origine arabe à Montreuil, que l’incendie de l’école juive de Gagny a été d’emblée présenté comme un acte antisémite, ce qui s’est révélé faux et qu’en juin 2004, il y a eu l’affaire d’Épinay où un malade mental a poignardé plusieurs personnes d’origines diverses, juive, mais aussi algérienne, haïtienne et portugaise, les médias ne s’intéressant qu’à la victime juive. Puis il y a eu l’affaire de l’incendie du foyer juif dans le 11ème arrondissement qui s’est révélée ne pas être un acte antisémite mais un acte commis par un «déséquilibré» travaillant dans ce foyer (1).»Et si cette fois c’était vrai ? Si Ilan Halimi avait été torturé trois semaines durant parce que né feuj ? Un trou de cigarette au front «sale juif», ligoté comme les grands frères des geôles d’Amérique en expiation de la faute américano-sioniste, dénudé comme les maîtres du Reich se plaisaient à dévêtir les siens à l’arrivée, afin qu’ils comprennent qu’ici, fini de rire, terminus ad quem, conspiration démasquée, ils seraient châtiés selon leurs crimes, un parmi eux, brûlé à l’acide pour effacer les marques de cutter, le sang juif ne doit pas couler, sang sorcier qui empoisonne la terre… arraché à sa mère, ses sœurs, à l’affection de Yakov son patron parce que les juifs (2) – c’est bien connu – sont riches… Oreille coupée parce que les youpins – qui les démentira ? – ont l’oreille du grand Satan, après celle de Moscou, en attendant celle des envahisseurs, David Vincent le sait… On ne se défie jamais assez du crétinisme. Le visage de la France Ilan Halimi est mort pour la France et la France ignore son sacrifice. Ilan est mort pour dévoiler son visage, celui d’une barre de dix étages où vivent des sourds, des muets, des invalides. Personne n’a entendu le moindre cri, nul n’a été témoin de son martyre, nul n’a tendu la main jusqu’à un téléphone, à chacun sa raison : «jeunes», complices, «entre frères l’honneur le respect camarades, unis contre toujours», ou gaulois rasant, une habitude, les murs. Tous également infirmes, amputés, yeux crevés, tympans percés, troncs démembrés soudés par la haine ou séparés par l’indifférence. Si longtemps qu’ils ont appris à ne rien voir comme ces enfants qui croient fermant les yeux êtres invisibles, certains en leur folle terreur qu’ils ne risquent, prunelles closes, rien et Gaulois signifie d’abord vaincus. Vaincus par César, par Rome, elle-même bientôt défaite par les Barbares. Les philosophies de l’histoire, toujours, tricotent le destin des peuples. L’une d’elle chante l’éternel retour du même, inscrit le diktat du recommencement, quand d’autres affirment «on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve» : à guetter le danger du côté du FN et des groupuscules post-nazis, nos aèdes auront, responsabilité illimitée, laisser le champ libre au nouvel ennemi. Le mât de vigie est demeuré vide, place désertée, et sur le chemin de ronde, la sentinelle vigilante mal prévenue ne cherchait que du brun. De la tour du château de Barbe-Bleue, elle aura, maladroite, pris drapeaux verts pour herbe verdoyante, cris de haine pour psaumes et, malédiction d’Occident, les voiles noires pour des voiles blanches. La mort d’Ilan témoigne, crie : les Barbares sont dans nos murs, fabriqués en série, délicieux Guismo que le pays laisse boire après minuit et qui, déjà, sont devenus des Gremlin. Au nom du sanglot de l’homme blanc, par la vertu magique du lait d’indifférence, la métamorphose a eu lieu qu’aucun observateur n’a cru bon de révéler de peur de passer pour raciste, fasciste, xénophobe. Les anthropologues avaient fait la leçon, l’excision et la fatwa sont pratiques aussi respectables voire davantage que ne le sont, le demeurent l’étymologie du mot «Hyménée» et le Code civil, quoique la première ait perdu sa raison d’être et que le second doive impérativement être adapté à la Modernité.
Image prise le 17 février 2006 de la cave de la rue Prokofiev à Bagneux où le jeune Ilan Halimi a été torturé
L’origineTout avait commencé par la haine de soi et le révisionnisme. Rechercher l’origine est une tâche ardue. Essayons, quelque part du côté de Bernadin de Saint-Pierre, de Jean-Jacques Rousseau, dans le mythe du bon sauvage, bon forcément bon, puisque vivant nu, sans écriture, sans loi, dans l’île ou la forêt comme vivent les enfants, relire Vendredi ou la vie sauvage, mépriser Robinson, féerie pour une autre fois, le voyage au bout de la nuit a déjà commencé. Sans relâche, revenons au mythe, sans cesse repris de l’âge d’or, du temps qui précède l’idée du péché ou l’idée du divin, adorons mère Nature affirmée comme seule idée régulatrice qui offre à ses fils, au moyen de la cueillette, de la chasse et de la pêche, de quoi vivre sans autre horizon d’attente que la reproduction, le cycle des saisons… Là bas, en l’île heureuse, ni Sanhédrin, ni Vatican, ni ordre de la Cité, pas d’école, des initiations, des voyages au-delà du réel, l’absolu en ligne directe, avec pour seuls intercesseurs, entre la Nuit et l’homme, les chamans, les sorciers et les mages déguisés en serviteurs de Dieu. Et de ces Paradis, l’homme blanc, armé casqué, a prétendu chasser l’insulaire, l’habitant des forêts, le marcheur du désert, au nom de Jésus-Christ, au nom de la République française, au nom de l’Empire britannique… Ce fut en effet une très lourde faute, une responsabilité illimitée, un crime contre la vertu et il est juste que l’Occident soit châtié, sang devant être versé, fleuves rouges sur les générations. L’histoire de la folie à l’âge classique nous enseigne, selon saint Foucault, que le Moyen Âge était tendre aux fous qui les laissaient souffrir en compagnie des autres, quand le hideux XIXe siècle les flagellait, les douchait, les séparait, rêvant de les adapter au monde, voire de les guérir, au moins de soulager leurs souffrances et de les empêcher de se mutiler, se détruire, détruire ou mutiler leurs voisins. Il a bien fallu après cela adapter notre monde à la folie. Opération réussie. Á refuser l’idée d’un souverain bien, une définition de la norme – quelques odieux dérapages compris, convenons-en –, nos penseurs auront ouvert les digues. Nous y sommes, submergés. Ici, «chacun» à sa guise prétend danser au mépris du bien commun considéré comme cicatrice judéo-christiano-centriste. Qu’on se le dise Lesbie et Alcibiade seront pères de famille, les schizophrènes seront gens heureux et la France qui, au charme discret des vertus ancestrales prétend céder encore, aura nom «France moisie !». Les géniteurs d’apprenants pas plus que les enseignants n’auront sur nos Émile le moindre devoir d’autorité. Ils devront, le ministre l’affirme, se contenter de s’émerveiller de voir pousser les surgeons à leurs soins confiés par le hasard, la nature, la loi de la sectorisation, comme croît l’herbe folle et ne songer point à tailler les allées du jardin. En contrepartie, les végétaux libres ne devront pas aux jardiniers réclamer les soins jadis indispensables : la constance, la solidité, l’amour. Chacun, au logis à toute heure, libre absolument, demeurera, la stabilité familiale devenue un simple cliché pour la «famille Ricorée» ou le camembert, jouira sans entrave dans un monde rénové où «il est interdit d’interdire», authentifiant sur notre vieux continent la révélation du Nouveau monde, les charmes présumés de la vie sauvage au cœur du non moins sauvage capitalisme. La coexistence du réel et du mythe ayant nom schizophrénie, nous dûmes constater la fausseté de l’assertion deleuzienne : il n’y a pas de schizophrènes heureux, ceux qui le demeurent, à l’instar des habitants de la barre de Bagneux où Ilan fut torturé avant d’être jeté sur une voie ferrée… devant nécessairement vivre en sourds, en aveugles, en infirmes. Voilà l’envoi du poème.Confusément, les petits blancs se savent vaincus qui tatouent et percent leurs corps trop pâles, empruntent l’idiome des barbares, méprisent la grammaire, la forme et la langue jusqu’à parvenir au lieu où toute pensée se meurt, faute de vocabulaire. Confusément, les blondes nattées à l’africaine, les bourgeoises en révolte qui hurlent des nuits entières des chants primitifs dans des raves, rêvent d’espaces vierges où vivre les libidos trop tôt déniaisées et certaines qu’aucun mâle issu de cette civilisation défaite ne saura leur offrir le frisson par Dionysos promis. Les Blancs ont appris la leçon, qui depuis soixante ans la ressassent : toutes les civilisations, tous les livres, tous les arts, tous les hommes ont égale valeur aux yeux de Mère Nature, l’Histoire est une apocalypse en marche; la philosophie, des constructions vides; la psychanalyse, un verrou totalitaire; la religion, l’opium des peuples; l’éducation, une castration; la politesse, une hypocrisie; la beauté, une idée reçue; la sexuation, un fait d’oppression… Tout le monde s’y est mis : Ilan en a crevé. Nous en crèverons tous. Nous mourrons de Rousseau, nous mourrons des théoriciens de la pensée 1968, du Castor et de son époux morganatique le Crapaud, de monsieur Onfray et des marchands de rêves, de Marx et de Lénine, d’Heidegger et de tous les gnostiques, des rabbis miraculeux et des Imans en guerre pour n’avoir pas haut et fort crié la supériorité de Platon et d’Aristote sur les Sophistes, pour avoir renoncé à nous agenouiller espérant l’adoubement devant les rois Richard clamant que Jean son frère le vaut bien, l’arsouille Mitterand valant le Général-Honneur, pour avoir affirmé l’équivalence de Mallarmé et de Prévert, de Baudelaire et de Renaud, de Turner et de Miró, de Beethoven et de Boulez ad libitum. Nous mourrons d’avoir voulu croire que la sociologie éclairait le mystère du génie et surtout de nous savoir pécheurs, acceptant la sentence dans un monde ontologiquement condamné. Nous mourrons d’avoir méconnu la grandeur et de lui avoir préféré la médiocrité, nous mourrons d’avoir chosifié l’homme, effacé son visage et dédaigné la férule de la forme. Nous mourrons d’avoir cru aux mérites de la tabula rasa, d’avoir séparé l’héritage. Nous mourrons de nous être haïs, accueillant dans nos murs le cheval maudit. Nous mourrons enfin d’avoir cru que le pourrissement du capitalisme constituait la première étape de la Révolution et qu’il convenait d’affaiblir les institutions, les cadres de l’État jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à livrer aux Barbares… Fin de partie. Nous avons déploré l’inconvénient d’être nés, accueilli le nihilisme comme on reçoit l’Espérance, chanté la beauté de l’assassin contre l’ordre bourgeois, laissé nos filles faire de leurs corps des cimetières et des poubelles, et à nos garçons, avons intimé l’ordre de jeter leur sperme sans plaisir, ni amour, nous avons cessé de voir en nos corps des autels à la jouissance, et avons adoré le Spectacle, laissé le champ libre au Capital en nous compromettant, cédé sur la télévision – feint de croire que l’école et l’Université pourraient en un tel monde poursuivre leur mission –, nous avons laissé les médecins devenir garagistes, séparant nos âmes mortelles de nos corps de chair, ouvrant la porte aux Charlatans. Robespierre, naguère, institua le Culte de l’Être suprême après avoir contemplé la foule pressée aux portes de Saint-Étienne-du-Mont ! Les hommes, voilà le grand secret, n’ont pas la force d’être athées, d’accepter la finitude, de se résoudre à l'éphémère, à la brièveté du voyage, pas la force de vivre dans les limites de la raison ni celle d’être libres : ils veulent être esclaves et le seront un jour ou l’autre. La haine des juifs naît là : leur Saint des Saints est en réalité un vide clamait Tacite et l’Ecclésiaste criait le silence de Dieu. L’Un n’est peut-être que le nom du Néant, secret jalousement gardé par les Cabbalistes, que les Rabbins abandonnèrent par clientélisme après le premier siècle de l’ère vulgaire. Esclaves de la marchandise, esclaves des pensées dominantes, esclaves du loisir… et aujourd’hui otages de la jeunesse, les mortels aujourd’hui refusent la loi commune, la décrépitude des corps et la sagesse de l’âge qui, pour leurs fils petits-fils et arrière-petits-fils, ont des yeux d’amants : les jeunes ont toujours raison… Le lecteur de Libé a en moyenne 60 ans, les trotskistes et les ex-Mao-Spontex aussi qui, sur les rêves de sang de la caillera composent d’exquis dazibaos, certains que l’âge d’or du prolétaire absent suivra la déconfiture du vieux monde. Quant à nos thuriféraires de l’Apocalypse, ils se réjouissent aussi : procès arrêtés, fin de l’histoire, sortie de route !, ravis de voir confirmé leur juste déni de l’idée de progrès. Fin du coup, 11 septembre divine surprise, l’Occident acculé entame son chemin de croix, heureux de devoir vivre et mourir en martyr, au nom des crimes anciens, exeunt les ratiocinations qui parlaient de «paix perpétuelle», d’état juridique global qui unirait les peuples et supprimerait la guerre. Ils se souviennent que Jésus est venu propager la guerre et refusent toute idée régulatrice qui, d’ailleurs, du ciel ou de l’enfer, ne vienne. Ils ont tant moqué le «fondamentalisme» des droits de l’homme qu’ils ont oublié qu’il ne s’agissait que d’une idée régulatrice, un substitut du divin, venu aider à transformer l’état de nature (guerrier par essence) en état de droit subordonné à une morale. Les utopies ont fait long feu dans la querelle des gens prétendant savoir leur monde. Demeure le réel, le retour à l’état de nature, les aspirations des hordes, la barbarie globale à l’âge des télécommunications. Bienvenue dans le pire des mondes ! Vous y êtes ! Destination l’abomination – ne mettez pas vos ceintures –, d’autres s’en chargent.
Photo prise le 15 février 2006 de la gare de Saint-Geneviève-des-Bois près de laquelle a été découvert Ilan Halimi, nu, bâillonné, menotté et portant des traces de tortures et de brûlures
L’ordinaireIlan, j’y reviens, n’a pas été surpris. Depuis la seconde Intifada, il sait être l’ennemi, son tee-shirt blanc, ses dents blanches, son jean serré, sa douceur crâneuse de petit garçon trop cajolé par maman et ses cheveux drus crient qu’il est un ami des affameurs de la Palestine. On l’a traité de youpin, on a rigolé aux innocents sketches de l’humoriste Dieudonné, on a molesté ses frères de Sarcelles, arraché leur étoile d’or à ses sœurs de Montreuil, de Vitry, on a tagué des vitrines de magasins… Des incivilités sans conséquences prétendent les uns, des bagatelles avant massacre, craignent les autres, paranoïaques, il va sans dire. Ilan s’est peut-être d’abord senti fier de vivre ce que ses frères de l’Est de l’Europe avaient vécu comme une confirmation de la véracité de l’origine et puis il a porté la croix de Jésus trois semaines durant, subi l’insulte, la souffrance, le délaissement et, est mort comme meurent les innocents livrés aux bourreaux. Sans résurrection. Comme moururent les quatre ou six millions, victimes de la barbarie européenne, car enfin faire monter des mioches dans des bus direction Drancy ou les rafler à Izieu ou à Pithiviers, ce n’était pas la seule affaire des nazis. Que chacun se débrouille n’est-ce pas ? Les femmes de France n’allaient pas offrir leur gosses en échange ? Qui songe à le leur demander ?C’était arrivé et ils n’avaient pas bronché. Ils s’étaient contentés, épiciers de Belleville et de Ménilmontant, d’enfiler leur blouses au retour du Lutetia, intellectuels, ils avaient repris le train du Chambon-sur-Lignon pour Paris, Lyon ou Toulouse. Tous, orphelins ou non, sans famille ou pères de famille humiliés, avaient feint de croire que les Nazis seuls les avaient haïs et ils avaient repris leur place sur le Continent où avait été décidée, acceptée l’idée du Grand Massacre, succédant à des siècles de souffrance et avaient à leurs fils enseigné l’amour de la terre natale, le respect de la langue et des lois. Après le grand massacre, ils n’aspiraient qu’à vivre en Français d’origine juive : aller à la synagogue, une ou deux fois l’an, faire leur bar mitzva pour savoir assez d’hébreu pour réciter le kaddish sur la tombe de leurs pères, mais il a plu à l’Institution française de mettre en avant leur martyre, de les séparer de la communauté, de conter leur ancienne détresse et de livrer leur douleur en pâture pour effacer le crime suprême, sa collaboration : l’essor de s

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28/04/2009 | Lien permanent

Lointain écho de Bossuet, par Réginald Gaillard

41+RiYGgc4L._SS500_.jpgÀ propos de Langue morte. Bossuet, de Jean-Michel Delacomptée (Gallimard, coll. L’un et l’autre, 2009).Cet article a initialement paru dans le Cahier critique des Éditions Corlevour qui publient la belle revue NuncL’on ne peut écrire sur un livre qui n’a pas, de part en part, traversé votre esprit. Aussi n’est-il de note de lecture que personnelle, intime; celle-ci le sera, a fortiori. Évoquer de manière positive un éloge de Bossuet, pour l’ancien protestant que je suis, fût-il converti au catholicisme depuis plusieurs années, demeure un geste étrange, comme si le retenait encore quelque fidélité à ses attaches anciennes, ou demeurait encore quelque rancœur à l’égard d’un de ceux qui ont combattu avec le plus d’acharnement la Réforme. Mais, en un sens, ma position est un peu celle de l’auteur de ce très bel essai consacré à l’Aigle de Meaux, un texte libre et personnel comme il convient à la collection L’un et l’autre de Gallimard : je puis dire ainsi que Bossuet «me procure, lui le censeur, cet évêque aux mots si âpres, ce cerbère lyrique de l’orthodoxie la plus stricte, une sorte de repos, d’inattendu bien-être».Delacomptée, intime du Grand Siècle, après avoir arpenté les terres de Racine, de La Boétie, d’Ambroise Paré, se penche donc sur le cas de Bossuet, ancienne gloire des lettres françaises, jadis encore si lu, aujourd’hui réduit à un simple nom. Quel lien nous relie encore à Bossuet ? S’il en est encore un, il est pour le moins ténu. Comme le titre du livre le laisse supposer, ce n’est pas seulement le latin d’église, dans lequel Bossuet disait sa messe, qui est langue morte, c’est tout – ou presque – Bossuet qui est mort. L’un de nos plus grands représentants de la langue française n’est plus qu’un cénotaphe : il reste une apparence, un nom, au mieux un souvenir, mais, derrière, il n’est aucune poussière de son corps. Et même le souvenir de sa langue s’estompe aussi; comme Delacomptée le rappelle… qu’a-t-on lu sérieusement de lui ? Quelques sermons, quelques oraisons, étudiés au lycée, ou à l’université : au mieux, et encore, notre auteur parle de sa propre génération, car, pour ceux qui sont nés dans le dernier quart du XXe siècle… Il ne lui resterait donc plus, à ce cher Bossuet, qu’«un voile de gloire, comme un succès d’estime. Il y a longtemps qu’on ne lit plus Bossuet». Car, Bossuet, c’était trente et un volumes in-octavo ! Nous n’en lisons plus que quelques centaines de pages… Et ses Mémoires, son Journal, rédigés par son secrétaire, l’abbé Ledieu n’ont pas été réédités depuis 1928; cela en dit long sur l’indifférence que soulève Bossuet : il «se dessèche sur les rayons des bibliothèques». Et Delacomptée de constater à juste titre que «tombent dans l’indifférence les astres du siècle de Louis XIV : Lully, Racine etc. dont on ne connaît plus que quelques fragments. On dit «Grand» ce siècle car il est, entre autres, l’apogée du classicisme français. Faut-il en déduire que les siècles qui suivirent ne furent que déclin ? Delacomptée n’adopte pas la pose réactionnaire; il sait que la langue de Chateaubriand, Proust, ou, plus près de nous, celle de Richard Millet n’est pas décadente. Mais la langue du XVIIe est de nos jours considérée comme la plus grande, la plus aboutie, la plus épanouie; elle reste le modèle. Et elle a trouvé sa formulation dans quelques rares esprits, dont Bossuet. Alors, l’œuvre de l’aigle restera-t-elle langue morte pour les générations à venir ? Il faut dire que toute la matière chrétienne de ses livres est aujourd’hui illisible en raison de la déchristianisation de notre société. Il convient de déceler ce qu’il a cependant encore à nous dire, nous enseigner, nous transmettre, trois siècles passés.La langue, justement, une certaine relation à la langue française. Delacomptée cite une lettre de Bossuet pleine d’enseignement sur l’usage de la langue. Voilà une leçon qui n’est pas seulement valable pour les rois, mais pour nombre d’entre nous : «…vous violez les règles de la grammaire dans vos compositions, mais nous blâmons moins la faute que le manque d’attention. Vous confondez aujourd’hui l’ordre des paroles, demain ce sera l’ordre des choses. Car en parlant contre les lois de la grammaire, vous mépriserez celles de la raison. Une langue tenue, une langue retenue, ce n’est pas l’appauvrir : c’est la gouverner pour bien gouverner. Qui la néglige, néglige sa pensée.» Et de grands écrivains ne s’y sont pas trompés : Paul Valéry, Paul Claudel, et combien d’autres, le considéraient comme un maître, et comme un chef-d’œuvre son Histoire des variations des Églises protestantes. Sur cette question du style, Delacomptée nous donne peut-être la clef : «…contraint par ses fonctions […] Bossuet s’était réservé, comme liberté propre, le style. […] C’est là qu’il se retrouvait. Il prenait rendez-vous avec la beauté pour écarter les idées funestes, se défendre de la mort en la rendant sublime par la puissance des mots».Enfin, Bossuet constitue, par sa fidélité, un modèle de comportement, car il fut, si l’on en croit le portrait que dresse Delacomptée, un homme tout entier au service de ce en quoi il croyait, un service à l’image du Christ. Au service de l’Église, de la foi, de ses paroissiens, de la couronne. L’auteur nous rappelle son engagement sur tous les fronts. D’abord dans son diocèse, en prêtre, au service des hommes, cependant que le théologien ferraillait à travers opuscules et mémoires, en défenseur âpre et farouche des dogmes, contre la Réforme, mais aussi contre ce qu’il considérait comme les errements à l’intérieur même de l’église catholique : ainsi ses controverses avec Richard Simon. Notons qu’il commit là sa plus belle erreur, car celui-ci est considéré comme le père de l’exégèse telle qu’on la pratique de nos jours. Qu’importe, l’urgence aux yeux de Bossuet était de protéger l’église, ce qui ne pouvait se concevoir sans le strict respect de la tradition. Ouvrir une brèche dans ses fondements, c’était courir le risque que s’effondre l’édifice tout entier. Bossuet, avant Dostoïevski, préférait être avec le Christ (ou du moins l’idée qu’il s’en faisait), plutôt qu’avec la vérité.Au service encore, en tant que précepteur, du Dauphin – piètre élève dont Delacomptée nous livre un portrait saisissant de dureté – semble-t-il méritée. Enfin, il nous fait ressentir la douceur de sa direction spirituelle auprès de Me Cornuau, d’Albert ou du Mans, une douceur qui retrouverait certainement son efficacité à la lecture de sa correspondance spirituelle, car les tourments des âmes ne varient pas avec les siècles.Delacomptée attise avec brio notre curiosité pour ce monument littéraire que reste Bossuet. Il met avec délicatesse en scène l’orateur sur le point de prendre la parole en chaire, et la langue de l’essayiste se plaît à épouser les accents de l’art oratoire tel que le concevait Bossuet : élevé, efficace, et non sans élégance. Ces qualificatifs pourraient être les maîtres mots de l’écriture de Bossuet, et l’on sent combien Delacomptée fut à bonne école auprès des écrivains du XVIIe. L’œuvre de Bossuet, nous promet notre auteur, est pour tout le monde : même «l’athée fatigué de la trivialité des temps» – cet athée n’est autre que Delacomptée lui-même, comme il le précise un peu plus loin – sera touché par «l’élévation de ses ouvrages». Oui, contre le «terrible poids du jour» que ressent le monde moderne, lire Bossuet et relire. Finalement, c’est une authentique vita, comme il s’en écrivait pour les saints, que Delacomptée nous offre. De la naissance, à la mort ; il nous dépeint un homme entier, non sans travers ni fautes, certes, mais néanmoins un grand homme, de lettres comme d’église, qu’il ne conviendrait pas à nos mémoires d’oublier.À ceux qui doutent encore de la grandeur de cet écrivain, de son «humanisme», comme il faut dire aujourd’hui, Delacomptée rappelle l’idée que Bossuet se faisait de l’homme, une idée qui donnerait matière à réfléchir à plus d’un, notamment à ces catholiques lefebvristes que l’on réintègre aujourd’hui dans l’église. Ainsi l’entame de sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte, le livre I, article I, proposition V annonçait en titre, parlant de l’homme donc : «Une même race : une même nation, un même genre, une souche unique». Pour cela seulement l’évêque de Meaux mériterait d’être relu. Et merci à J-M Delacomptée de nous y inviter de manière si élégante et raffinée.

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16/12/2009 | Lien permanent

L'Offense de Ricardo Menéndez Salmón

Crédits photographiques : Ahmad Gharabli (AFP/Getty Images.
511OTSq+hxL._SS500_.jpgÀ propos de Ricardo Menéndez Salmón, L'Offense (Actes Sud, coll. Lettres hispaniques, 2009).
LRSP (livre reçu en service de presse).



Édités en Espagne par Seix Barral, deux tout récents romans de Ricardo Menéndez Salmón, Derrumbe et El corrector restent à traduire (du moins espérons-le...) en français par les éditions Actes Sud qui, comme toujours, font un travail (ne serait-ce que de relecture) remarquable. L'Offense, très court ouvrage, baigne tout entier dans une atmosphère étrange que ses toutes dernières pages font basculer dans le fantastique, lorsque le personnage principal de cet excellent texte ayant valeur de parabole, Kurt Krüwell, assiste à la projection, au milieu d'officiers allemands réunis dans une luxueuse demeure sise en plein Londres, d'un film amateur de l'armée allemande.
Ce film est celui qui rejoue la scène, dramatique, durant laquelle Kurt a perdu toute forme de sensibilité de ses terminaisons nerveuses : la mort d'une petite centaine de villageois français enfermés dans une église à laquelle le feu est mis, mesure extrême de représailles prise par un officier allemand qui a assisté à des atrocités perpétrées par les résistants contre une poignée de soldats du Reich.
Ne sachant pratiquement rien de cet auteur dont je découvre l'écriture, je ne puis qu'évoquer une autre lecture à laquelle L'Offense m'a immédiatement fait songer, ne serait-ce que par l'apparente froideur du style et le fait que le texte, certes fort discrètement, est riche de bien des références littéraires (notamment à Flaubert, peut-être à Melville, Kurt ressemblant à un Bartleby que la vision du Mal aurait sidéré) : Le Bourreau de Pär Lagerkvist.
Le communiqué de presse évoque, assez curieusement, l'exemple de Kurtz, le célèbre aventurier de Joseph Conrad devenu idole démoniaque à la source du fleuve que Marlow remonte pour rencontrer celui que, sur le continent africain, les colons européens lui présentent immanquablement comme un homme exceptionnel. Je veux croire que, plutôt qu'à la ressemblance entre les prénoms de ces deux personnages, Kurt et Kurtz, quelque attachée de presse d'Actes Sud s'est souvenue que cet auteur, nouveau dans le superbe catalogue de son employeur, a publié un essai intitulé Travesías del mal : Conrad, Celine, Bolaño (Papeles del Aula Magna de la Universidad de Oviedo, 2007) dont, hélas, je ne sais absolument rien.
Je ne vois que deux passages susceptibles d'être directement rapprochés, par leur vocabulaire (ainsi de cette Parque industrieuse rappelant les deux petites vieilles silencieuses accueillant Marlow dans les bâtiments de la compagnie qui va l'embaucher) comme par leur thématique (le vide, le jugement, etc.) de la longue nouvelle de Conrad, l'une des matrices de laquelle bien des ouvrages, pas uniquement anglo-saxons, sont sortis comme d'un chaudron de sorcières. Voici le premier de ces passages : «Car pendant que la [caméra] Paillard terminait de dérouler ses entrailles mécaniques comme une Parque industrieuse, et que dans le cœur muet de Kurt se bousculaient des émotions aussi anciennes que le monde et l’abject récit qui le nomme, l’ancien tailleur entra dans cette minute épouvantable où chaque homme doit rendre des comptes à l’éternité ou au pur néant […]» (p. 134), et le second qui nous montre Kurt quelque temps après qu'il a assisté à l'ignoble spectacle qui, étrangement, a retiré de sa chair toute forme de sensibilité : «Cette êpokhe dramatique, cette muraille levée par Kurtz entre ses terminaisons nerveuses et leur stimuli, s’avérait pour le moins aussi éloquente qu’atroce car elle constituait, toujours selon Lasalle [docteur et directeur du sanatorium Notre-Dame de Rocamadour où séjourne Kurt] – qui, ne l’oublions pas, était citoyen d’un pays occupé, pillé et humilié par une armée ennemie qui avait fait de la discipline sa vertu capitale et de la terreur son héraut le plus insigne –, le paradigme de la lâcheté européenne : depuis les annexions d’avant-guerre et la conception hitlérienne du Blitzkrieg, le continent avait plié devant le fascisme et opté pour la paralysie, une paralysie fatidique et volontaire» (p. 64).
Cette dernière image faisant de la chair de Kurt le réceptacle de l'horreur d'une époque tout entière, évoque toutefois, par le biais cette fois-ci des analyses d'Hannah Arendt, le livre de Joseph Conrad. En effet, dans une lettre de l'éminente philosophe à Waldemar Gurian datée du 30 avril ou du 1er mai 1943 (1), nous pouvons noter ce passage : «Encore à propos d'Au cœur de l'obscurité [sic] : ce que je voulais dire, c'est que pour la première et unique fois à ma connaissance, ce petit livre fait le portrait d'un «nazi». Par ailleurs, c'est un document remarquable sur l'avenir inéluctable de «l'homme blanc» sur le «continent noir». C'est dans le monumental Les origines du totalitarisme qu'Hannah Arendt évoquera le conte ambigu et fascinant de l'écrivain : «La nouveauté de la ruée vers l'or sud-africain tenait à ce que, cette fois, les chercheurs de fortune n'étaient pas nettement à l'extérieur de la société civilisée, mais au contraire très clairement un sous-produit de cette société, un inévitable résidu du système capitaliste, voire les représentants d'une économie produisant sans relâche une superfluité d'hommes et de capitaux. Les hommes superflus, «les bohémiens des quatre continents » qui se ruèrent vers le Cap avaient encore beaucoup de traits communs avec les aventuriers du passé. [...] Leur seul choix avait été un choix négatif, une décision à contre-courant des mouvements de travailleurs, par laquelle les meilleurs de ces hommes superflus, ou de ceux qui étaient menacés de l'être, établissaient une sorte de contre-société qui leur permit le moyen de réintégrer un monde humain fait de solidarité et de finalités. Ils n'étaient rien en eux-mêmes, rien que le symbole vivant de ce qui leur était arrivé, l'abstraction vivante et le témoignage de l'absurdité des insitutions humaines. Ils étaient l'ombre d'événements avec lesquels ils n'avaient rien à voir. Comme M. Kurtz dans Au cœur des Ténèbres de Conrad, ils étaient «creux jusqu'au noyau», «téméraires sans hardiesse, gourmands sans audace et cruels sans courage». Ils ne croyaient en rien et «pouvaient se mettre à croire à n'importe quoi – absolument n'importe quoi». Exclus d'un monde fait de valeurs sociales reconnues, ils s'étaient vus renvoyés à eux-mêmes et n'avaient toujours rien sur quoi s'appuyer, si ce n'est çà et là, une étincelle de talent qui les rendait aussi dangereux qu'un Kurtz. Car le seul talent qui pût éclore dans leurs âmes creuses était ce don de fascination qui fait un «splendide chef de parti extrémiste». Les plus doués étaient des incarnations ambulantes de la rancœur, tel l'Allemand Carl Peters (peut-être le modèle de Kurtz) qui admettait ouvertement qu'il en «avait assez d'être compté au nombre des parias et voulait faire partie d'une race de maîtres*». Mais, doués ou non, ils étaient «tous prêts à tout, du pile ou face au meurtre prémédité», et, à leurs yeux, leurs semblables n'étaient «rien de plus, d'une manière ou d'une autre, que cette mouche». Ainsi introduisirent-ils – ou, en tout cas, apprirent-ils vite – le savoir-vivre convenant au futur type de criminel pour qui le seul péché impardonnable est de perdre son sang-froid» (2).

Notes
(1) Archiv des Hannah Arendt-Zentrums, Cont. 10.7., citée par Antonia Grunenberg, in Hannah Arendt - Martin Heidegger, une histoire d'amour (Payot, 2009), p. 273.
(2) Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem (Gallimard, 2002), pp. 456-7, chapitre VII intitulé Race et Bureaucratie, de la partie L'Impérialisme.

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01/12/2009 | Lien permanent

Le Romantisme allemand de Douglas Sirk, par Francis Moury

À propos des trois coffrets Douglas Sirk édités par Carlotta en 2007, 2008 et 2009 : Coffrets n°1 et n°2 : huit films (1953-1959) de la période américaine; coffret n° 3 : quatre films (1935-1937) de la période allemande.
«Tout amour croit à deux éternités, la sienne et celle d’autrui. S’il craint de jamais mourir, c’est que déjà il est mort. Pour notre cœur, c’est tout un, que l’objet aimé disparaisse, ou bien son amour. Celui qui doute de notre éternité, lorsque se brise devant lui, pour toujours, un beau cœur, prête du moins à sa perfection l’immortalité au sein d’un être supérieur et retrouve au ciel, dans une constellation, l’ami qui disparut sous la terre obscure. L’homme – qui s’interroge toujours trop rarement, et trop souvent les autres – nourrit non seulement des penchants secrets, mais encore des convictions secrètes, s’imaginant qu’il croit aux idées opposées, jusqu’au jour où les violentes émotions du sort ou de la poésie mettent à nu brusquement, sous ses yeux, le fond de son âme.»Jean-Paul Richter, Choix de rêves, L’Anéantissement (1796), introduction par Claude Pichois, préfacé et traduit de l’allemand par Albert Béguin (José Corti, coll. Romantiques, vol. n°8, 1964), p. 133«La Guerre, comme un géant de fer, s’avança parmi ces alanguis, et, s’enfuyant aux accents de sa voix terrible dont retentissaient les montagnes, ils cherchaient la protection de leur mère, en qui ils avaient cessé de croire. Mais, avec la foi, leur revint cette vérité : la prospérité ne peut naître que de la force, le combat fait rayonner la divinité, comme la mort fait rayonner la vie ! Oui, Ludwig, voici venue une époque fatale […] nous percevons clairement, de nouveau, la voix de la puissance éternelle.»E. T. A Hoffmann, Kreisleriana, Le Poète et le compositeur (1815), préface d’André Schaeffner, traduction d’Albert Béguin (Gallimard, N.R.F. 1949), pp. 250-251.«Le somnambulisme dans l’action même, l’action considérée comme une forme de somnambulisme, était une idée chère à von Schubert, qui l’avait reçue de Ritter. On trouve, dans une lettre de celui-ci à Franz von Baader, cette curieuse idée : «Toutes nos actions sont de l’espèce du somnambulisme, c’est-à-dire des réponses à des questions et c’est nous qui interrogeons.» Le cas de Penthesilea, de Friedrich von Homburg, de Kätchen, illustre ce jeu de questions et de réponses, lancé à la volée entre le conscient et l’inconscient, la veille lucide et le sommeil somnambulique. Du dialogue entre les deux personnalités composant le même être, entre sa «moitié claire» et sa «moitié ténébreuse», ressort la connaissance de cette vérité totale, dont l’ «être du jour» et l’ «être de la nuit» ne possèdent que des fragments.»Marcel Brion, L’Allemagne romantique, Henrich von Kleist (Albin Michel, 1962), p. 63.«Il y a une expression que je trouve merveilleuse et qui, à mon avis, exprime la totalité de l’art, ou au moins son langage : «seeing through a glass darkly» […]. Cela veut dire que tout, même la vie, vous est inévitablement ôté, on ne peut saisir ni même toucher cette impression, on ne peut atteindre que ses reflets. Si vous essayez de saisir le bonheur lui-même, vos doigts ne rencontrent qu’une surface de verre.»Douglas Sirk, extrait d’un entretien accordé aux Cahiers du Cinéma, n°189, avril 1967, cité par Michael Henry, Douglas Sirk in Dossiers du cinéma, Cinéastes, vol. 3 (Casterman, Belgique, 1974), p. 175.
Un mot préliminaire sur la biographie de Detlef Sierk (parfois orthographié «Detlev» sur les génériques allemands) qui signera ses films américains «Douglas Sirk», nom sous lequel on le connaît davantage chez nous. Elle le mérite car elle est, par certains de ses aspects, aussi impressionnante que celle de son contemporain et compatriote cinéaste Fritz Lang. Les deux hommes étaient d’une égale culture. Une grande différence les sépare sur le plan esthétique : Sirk a récusé l’expressionnisme allemand alors que Lang l’a génialement illustré. Un grand point commun les rattache sur le plan thématique : ils s’intéressent à l’idée tragique du destin. Tous les deux, enfin, ont quitté volontairement l’Allemagne nazie au sommet de leur gloire pour travailler outre-Atlantique dans des conditions artisanales avant de revenir en Europe au crépuscule de leur vie.Né Detlev / Detlef Sierk à Hambourg en 1900 de parents danois, puis étudiant en histoire de l’art, en philosophie, en droit aux universités de Munich, Iéna et Hambourg, il commence par la littérature (il publie une traduction des Sonnets de Shakespeare en 1922), poursuit par la mise en scène de théâtre (il dirige un répertoire complet de l’antiquité à ses contemporains : Sophocle, Kleist, Ibsen, Oscar Wilde, Brecht, Shaw, Pirandello) et devient cinéaste produit par la prestigieuse U.F.A., la plus important société de production allemande des années 1930. Sierk y adapte aussi bien du Selma Lagerlöf (La Fille des marais, 1935) que du Ibsen (Les Piliers de la société, 1935) ou des scénarios plus originaux et surréalistes (Zu neuein ufern [Paramatta, bagne de femmes], 1937, La Habanera, 1937). Il s’échappe d’Allemagne par la Hollande puis rallie la France, et finalement les États-Unis où il signe d’abord avec la Warner, puis avec la Columbia, enfin avec la Universal pour laquelle il réalise ses films américains les plus célèbres de 1950 à 1959. Il rentre ensuite en Europe, malade, et se fixe en Suisse tout en reprenant la mise en scène de théâtre à Munich et à Hambourg. Il meurt en 1987 à Lugano.Des quatre films allemands présentés par le dernier coffret – qui n’épuisent pas filmographiquement cette période : voir infra notre note n°5 – qui vient de sortir en ce mois de décembre 2009, le meilleur, le plus surprenant encore aujourd’hui est, bien évidemment, La Habanera, qui était un film admiré par les Surréalistes pour des raisons évidentes : la prégnance du désir obscur, inconscient, sur l’apparente rationalité des actes, sur les exigences sociales s’y manifeste d’une manière onirique. Zara Leander, la plus grande star du cinéma nazi, y défaille d’extase en contemplant son futur amant sauver un torero blessé en affrontant le taureau à sa place. Tandis que résonne la «habanera» chargée d’une mystérieuse tension issue des profondeurs, tandis que la fièvre monte sur l’île et tue, le spectateur se doute que la mort sera le prix à payer pour l’avoir entendue. Le sujet du film est digne de Bunuel et de Dali réunis, son traitement est objectif, rigoureux, discrètement lyrique : un plan de temps en temps sculpte le symbole, le reste est retenu. Efficacité préservée d’une manière intelligente jusqu’aux séquences voulues ouvertement fascinantes, filmées pour provoquer le sentiment philosophique de l’extase, de l’annihilation de soi.Paramatta, bagne de femmes (en partie un film de prisons de femmes… situé en «exotique» Australie), La Fille des marais, Les Piliers de la société, sont, en revanche, typiques de cet étonnant mélange de lourdeur et de finesse qui caractérise l’âme germanique. Sierk expérimente des enchaînements, des effets de montage classiques, attendus, rebattus mais qui sont aussi de temps en temps transcendés par la beauté pure de tel ou tel plan : Sierk privilégie les extérieurs naturels, et son surnaturalisme naît discrètement de la contemplation des personnages en situation dans leur cadre authentique. Les travaux agricoles régénérant – à la manière de ceux décrits par Thoreau que Sierk admirait et qu’il voulut même imiter durant deux ans en Californie – La Fille des marais, les dangers des tempêtes marines permettant le rétablissement moral des dégénérés Piliers de la société, la chaleur accablante, infinie, du nouveau rivage où les détenues occidentales de Paramatta fabriquent des balais vendus dans la rue au son d’un appel mélancolique. Dans tous les cas, le destin se joue des hommes et des femmes, la temporalité les malmène, l’irrationalité les assomme, le hasard tragique ou comique les mène où il le veut. Le héros ou l’héroïne de Sierk peut surmonter ou assumer son obscur héritage de passions : qu’il en soit écrasé ou qu’il en ressorte transfiguré, son trajet n’aura pas été choisi ni rationnel.Ce romantisme essentiellement allemand dans ses déterminations et ses conséquences se développe sous la forme de la tragédie d’une manière visible à travers ce qu’on nomme – d’une manière au fond impropre : c’est le grand mérite de Michael Henry de l’avoir aperçu avec netteté dès 1974 – les mélodrames de Sirk durant sa période américaine. Les mélodrames de Sirk ne sont pas davantage mélodramatiques – en dépit des signes externes, contingents de leur appartenance à ce genre mineur qui hésite entre l’opéra et le roman photos en permanence – que les drames psychologiques, les comédies dramatiques ou les films noirs américains de Fritz Lang ne le sont durant la même période : leur perspective est bien celle de la tragédie grecque originale, donnée une fois pour toutes comme paradigme de la culture nécessaire à l’homme moderne.Un signe ne trompe pas : Douglas Sirk (Hitler’s Madman, 1942) comme Friz Lang (Hangmen also die [Les Bourreaux meurent aussi], 1943) tournent à l’aurore de leur période américaine, l’histoire véridique de l’assassinat de Heydrich par les résistants tchécoslovaques. La manière dont ils le font tous les deux est chargée de tragique autant que de romantisme, et, dans le cas de Lang, d’expressionnisme : voir le plan où Brian Donlévy se cache dans l’ombre tandis que les soldats S.S. à sa recherche se déploient, célèbre plan qui est aussi l’une des meilleures photographies de plateau du film. Sirk donne un portrait saisissant de Heydrich tandis que Lang ne le montre que brièvement avant son assassinat mais peint ensuite une ville de Prague déchirée entre les ténèbres et la lumière, tenaillée progressivement par la terreur des représailles SS. (1)Durant sa période Warner puis Columbia, Sirk tourne un peu tous les genres, comme Lang : western, films noirs psychanalytiques ou historiques, comédies dramatiques. Il tourne même un péplum sur Attila (Le Signe du païen) moins connu en France que celui tourné par Pietro Francisci en coproduction franco-italienne à la même époque de l’autre côté de l’Atlantique. Mais la pureté de son inspiration devient mature lorsqu’il passe à la Universal. Il a le génie du casting : il reprend en 1956 Fred McMurray et Barbara Stanwyck – qui étaient liés dans la mémoire des spectateurs américains par leurs rôles d’amants criminels dans le classique film noir Double indemnity [Assurance sur la mort] (1944) de Billy Wilder – et les transforme, lui en père de famille et elle en femme d’affaire renonçant à assumer les conséquences familiales de la renaissance d’une liaison de jeunesse, vingt ans après. Chacun retourne à sa solitude, in extremis, substituant volontairement le souvenir et la mémoire au réel qui devenait possible mais qui est refusé. Le plan où McMurray se sent assimilé à un robot, semblable à ceux que son usine fabrique pour les enfants, et qui le fait croiser sa création en marche tandis que lui s’immobilise devant une fenêtre, impuissant, piégé par le désir inassouvi, est typique de la lourdeur germanique qui maintient son emprise sur la syntaxe de Sirk. Et pourtant, sa narration est régulièrement un modèle de dynamisme et de légèreté : le mélange est très curieux. Il s’intègre sans effort à l’esprit d’efficacité de la mise en scène américaine. C’est tout autant vrai concernant All I Desire avec la même Barbara Stanwyck en danseuse de cabaret lassée, aspirant à redevenir une mère de famille qu’elle a quittée autrefois en lui faisant croire qu’elle était devenue actrice classique. La passion des Américains pour la psychanalyse freudienne, durant les années 1945-1955, apporte en outre une coloration évidente à des scénarios qui interrogent constamment les conséquences œdipiennes – parfois névrotiques - des choix effectués par les protagonistes : chez Sirk, on parle souvent de son enfance, et les enfants, les adolescents, sont pris au sérieux, sont des personnages à part entière.À mesure que les années passent, les thèmes de Douglas Sirk deviennent plus sombres : alors que Vidocq (A Scandal in Paris, 1946) ou le médecin auquel est révélé un Secret magnifique (1954) manifestaient ou rencontraient certains aspects diurnes, positifs de l’existence, parvenaient à la paix ou du moins à un modus vivendi avec l’existence, l’aviateur qui a bombardé un orphelinat allemand durant la Seconde guerre mondiale (Battle Hymn [Les Ailes de l’espérance], 1956) puis se retrouve à nouveau bombardant des civils coréens durant la Guerre de Corée, tente de se racheter sans être certain d’y parvenir. Des hommes d’affaires riches sont névrosés ou épousent des névrosées incapables de leur assurer le bonheur : la solitude est leur lot final, leur passion engendre la mort (Écrit sur du vent, 1956), d’anciens pilotes de la Première guerre mondiale jouent leur vie à pile ou face, lassés de tout et de tous, contemplés par un jeune écrivain alcoolique (2) fasciné par un destin qu’il croit vouloir modifier un instant, alors qu’il ne veut en réalité que le transcrire fidèlement (The Tarnished Angels [La Ronde de l’aube], 1957) d’après le roman Pylône (1935, traduit en français en 1946) de William Faulkner. Anecdote savoureuse à rajouter au dossier de ce dernier film, au raffinement plastique si esthétisant qu’il pourrait paraître distancé alors qu’il est pourtant, comme d’habitude chez Sirk, totalement lyrique et sincère : selon Michael Henry (3), Sirk lisait à l’acteur Robert Stack des passages de T. S. Eliot sur le plateau, entre deux prises.Un chef d’orchestre allemand d’origine italienne, affligé d’une intime malédiction familiale incarnée par la maladie d’une proche, tombe amoureux d’une jeune Américaine dans Interlude [Les Amants de Salzbourg], 1957 : ils se rencontrent durant sa direction du Vénusberg de Tannhäuser ! Le film est un remake en CinemaScope-couleurs d’une Veillée d’amour de John M. Stahl réalisé en 1939 à Hollywood. Le fait qu’il ait été tourné en 1957 lui donne une toute autre densité, qui échappait inévitablement au film de Stahl, par ailleurs excellent technicien. Sous la pellicule apparente du roman-photo mélodramatique, Sirk réalise une sorte d’ode à l’Allemagne éternelle, maintenue musicalement fidèle à son essence par-delà la Seconde guerre mondiale et ses ravages. Ce que la belle actrice June Allyson est venue découvrir n’apparaît pas immédiatement clair, ni à elle-même ni aux autres : une sorte de confrontation spirituelle avec l’Allemagne, par-delà la guerre qui a eu lieu. Et le fait qu’elle ait effectivement eu lieu colore tout le film d’une amère sensation : les paysages allemands filmés en écran large 2.35 CinemaScope pour la Universal sont apaisés, magnifiés plastiquement par les cadrages impeccables du directeur de la photographie William Daniels, mais un orage peut brusquement les modifier. Sirk le filme alors comme un symbole de cataclysme davantage que comme un orage. Et le fait que la première rencontre des amants soit placée par Sirk sous le signe de l’opéra de Wagner le plus tourmenté (4) n’est pas un hasard : il renvoie à sa conception intime du monde telle qu’elle est constituée l’année où il tourne ce remake. (5)Les deux derniers longs-métrages hollywoodien de Sirk sont consacrés à la chute de l’Allemagne durant la fin de la Seconde guerre mondiale (Le Temps d’aimer et le temps de mourir, 1958 d’après le roman de E.M. Remarque avec qui il se lia d’amitié durant le tournage) et au racisme qui mine de l’intérieur les possibilités d’intégration au «social way of life» de l’Amérique (Mirage de la vie, 1959). De retour du front russe en 1944 pour une permission de trois semaines, le soldat Graeber (6) découvre certes l’amour au milieu d’un Berlin en ruine mais il mourra en Russie, assimilé mécaniquement aux Nazis dont il se démarquait pourtant par toutes les fibres de son être moral. Une séquence célèbre – la meilleure du cinéma de Sirk, peut-être – est celle où Graeber rencontre un officier d’archive nazi (admirablement joué par Klaus Kinski en dépit de la brièveté du rôle) cherchant à scruter sa connaissance réelle de la situation intérieure et extérieure. En 1959, Sarah Jane renie sa mère noire pour tenter de s’intégrer au monde de son employeuse blanche, célèbre actrice jouée par… Lana Turner, sorte d’ange blond compatissant mais impuissant face à la mort et à la désolation qui vont l’accabler : cruauté totale du scénario, sans porte ouverte ni «happy end».«J’ai toujours été intrigué par les problèmes de la cécité. Un de mes projets les plus chers étaient d’ailleurs de faire un film qui se passerait dans un asile réservé aux aveugles. Il n’y aurait que des gens sans cesse en train de tâtonner, essayant de saisir des choses qu’ils ne voient pas. Ce qui me semble très intéressant ici, c’est de tenter d’aborder des problèmes de cet ordre grâce à un moyen d’expression – le cinéma – qui, lui, ne se soucie que des choses vues» (Sirk in Cahiers du cinéma, n° 189, op. cit. supra).Un intérêt manifeste pour la vision de l’obscur, si proche des ambitions mystiques, gnoséologiques d’un Novalis ou d’un Jean-Paul Richter, directement hérité de la vision des oracles aveugles dans les religions préhelléniques, une évolution vers une volonté d’ouvrir finalement les portes de l’Enfer : on saisit que le romantisme allemand de Douglas Sirk n’a donc nullement été atténué par son séjour américain. On peut même affirmer, sans grand risque d’être contredit, qu’il s’y est au contraire épanoui assez librement d’une manière souvent inattendue.Notes(1) La violence graphique très impressionnante du relativement méconnu mais pourtant tout à fait remarquable Operation : Daybreak [Sept hommes à l’aube] (G.-B., 1975) de Lewis Gilbert renouvelle encore ce même sujet, décidément porteur d’inspiration aux grands cinéastes, en offrant une version en outre historiquement encore plus proche de la réalité, produite avec des moyens financiers très supérieurs à ceux dont disposaient Sirk et Lang. Le scénario est basé sur le roman historique Seven Men at Daybreak [Sept hommes à l’aube] d’Alan Burgess qui reposait sur de très rigoureuses recherches d’archives et sur de nombreux entretiens avec les témoins ou acteurs historiques encore vivants. Paru en 1960 en édition originale anglaise, traduit chez Albin Michel en 1962 par Marie Tadié, repris en éd. J’ai Lu, coll. «Leur aventure», en 1964.(2) Joué par Rock Hudson, l’acteur fétiche de Douglas Sirk durant son âge d’or américain, Sirk qui lui donne ses plus beaux rôles durant cette période Universal qui constitue une catégorie à part entière au sein de leurs filmographies respectives. Michael Henry avait très justement remarqué que les acteurs parlaient toujours un ton plus bas dans les films de Jacques Tourneur : cette remarque peut s’appliquer à Rock Hudson dirigé par Douglas Sirk. Le début de La Ronde de l’aube est, à cet égard, exemplaire : Hudson empêche une brute de martyriser un enfant sans élever la voix. Sa présence au monde est non moins simultanément une sorte d’absence au monde auquel il demeure cependant rattaché par sa volonté d’écrire.(3) Michael Henry, fiche Douglas Sirk in Dossiers du cinéma, Cinéastes, vol. 3, éd. Casterman 1974, p. 173. Notons que Monique Nathan, Faulkner par lui-même (Éditions du Seuil, coll. Microcosme, section Écrivains de toujours, 1963-1969), ignore totalement, dans sa filmographie de Faulkner (où elle mentionne autant les films sur lesquels Faulkner a travaillé comme scénariste ou adaptateur que ceux adaptés, avec ou sans lui, de ses propres romans) l’existence de La Ronde de l’aube. C’est le seul point faible d’un livre par ailleurs admirable.(4) «Du Vaisseau fantôme à Parsifal, en passant par Tannhäuser, le thème de la rédemption par l’amour revient continuellement dans l’œuvre de Wagner; mais c’est sans doute dans Tannhäuser que le conflit entre le bien et le mal, l’esprit et la sensualité, l’amour pur et la passion, se trouve à son point culminant, et ceci, dès la très belle ouverture où le chemin qui mène de la faute au pardon, puis au salut, est déjà annoncé, et se développera magnifiquement dans la bacchanale de Venusberg qui lui fait suite.» Françoise Vincent-Malettra, présentation musicologique rédigée pour l’édition française 33T de Wagner, Lohengrin (Prélude), Tannhäuser (Ouverture et Venusberg), Siegfried-Idyll (C.B.S., coll. Grands interprètes, réf. CBS-75143, Columbia Symphony Orchestra dirigé par Bruno Walter, 1876-1962).(5) La musique, lien universel entre les êtres et les civilisations, est un thème d’élection du cinéaste dès ses débuts : voir l’analyse de son Schlussakkord (1936 donc situé au centre de sa période allemande, après les adaptations littéraires de 1935, avant les scénarios originaux de 1937) par Jacques Lourcelles, in Dictionnaire du cinéma : Les films (Robert Laffont, coll. Bouquins, 1992, p. 1331), qui demeure un de ses meilleurs commentateurs français. Période allemande qui ne fut découverte réellement par les cinéphiles, selon lui (cf. sa notice sur La Habanera, op. cit., p. 669) qu’en 1972 à l’occasion d’une rétrospective à Édimbourg puis à Londres. Cependant, on doit mentionner qu’il y eut en 1938 des projections de La Habanera en VOSTF à Paris. Cf. : Alexandre Mathis, Allers sans retour (Edite, 2009) dans la première partie duquel l’assassin Roger Verdière assiste à l’une d’entre elles, quelques jours avant son arrestation.(6) Joué par John Gavin, qui incarnera peu de temps après, avec la même finesse, Jules César dans le Spartacus de Stanley Kubrick et l’amant de Janet Leigh dans le Psychose d’Alfred Hitchcock.

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04/01/2010 | Lien permanent

Dans l'obscur royaume de Giorgio Pressburger

Crédits photographiques : Olivier Grunewald.
51YUG9lwwzL._SS500_.jpgÀ propos de Giorgio Pressburger, Dans l'obscur royaume (Actes Sud, 2011).
LRSP (livre reçu en service de presse).

Rappel
Dante dans la Zone.
Dans l'obscur royaume a été évoqué par Thierry Guinhut dans la Zone et par cette note d'Éric Bonnargent, publiée sur L'Anagnoste en même temps que notre propre critique.

À tout prendre, je préfère encore lire un roman qui s'inspire plus ou moins directement, avec une réussite variable, de L'Enfer de Dante, comme La Main de Dante de Nick Toshes, La Fin des temps de Murakami Haruki, le très mauvais La Porte des Enfers de Laurent Gaudé ou le prodigieux Sous le volcan de Malcolm Lowry, plutôt que le texte inutilement savant de Giorgio Pressburger, dont l'intérêt strictement littéraire, stylistique, du moins dans sa traduction française, n'est hélas pas aussi visible que la triple gueule du Satan congelé dévorant, au fond de l'Enfer dantesque, trois pécheurs insignes.
Cette absence d'écriture digne de ce nom, toujours présente dans les œuvres de deux auteurs que nous pourrions rapprocher de Pressburger par leur caractère mitteleuropéen, Sebald et Magris, n'est pas même compensée par l'intérêt purement intellectuel que nous pourrions trouver à lire un essai déguisé bien davantage qu'un roman véritable puisque la thèse de l'auteur est pour le moins simpliste, inepte même, et ne s'explique pas seulement, espérons-le du moins, par le fait que l'auteur est né en 1937 dans une famille juive massacrée par les Nazis : le Mal n'a qu'un seul visage, celui de la Shoah longuement mûrie dans les cervelles occidentales de plus en plus malades (1), et ce cataclysme a été annoncé par des dizaines d'écrivains, tous présents dans ce livre, que l'auteur interroge sans beaucoup de talent, qu'il fait répondre d'une façon parfois ridicule sinon odieuse et dont il nous livre, au moyen de notes se voulant impartiales (et ne l'étant absolument pas), les principaux éléments bio-bibliographiques.
À quoi nous sert, à l'heure où des centaines de milliers de pages d'articles sont à notre disposition, de connaître les dates de naissance et de mort d'Hannah Arendt ou de Paul Celan si c'est pour obliger la première à défendre son amour pour Martin Heidegger (détesté, nous l'aurons compris, par Pressburger) et le second à pérorer, dans une copie pas même digne d'un élève de seconde, sur son suicide ?
Cependant, pour excessives dans leur nombre, parfois franchement ridicules dans leur contenu je l'ai dit (2) que sont ces notes, elles constituent le seul réel intérêt de ce livre, dans la relation complexe et problématique qu'elles tissent avec le récit qu'elles explicitent ou obscurcissent, dans le jeu de mise à distance ironique et polyphonique qu'elles instaurent. Certains mauvais lecteurs, petits khâgneux et professeurs ayant une âme de petit khâgneux se contentent de ce genre de maigre dialectique, vague discours second en ce sens qu'il creuse le texte premier d'une profondeur spéculaire qui ici n'est guère patente, dialectique et ruse si vite éventées qui font frémir, dit-on, les journalistes du Nouvel Observateur et de Télérama.
S'il s'agit, pour Giorgio Pressburger, d'amener ses lecteurs à lire les livres de Goethe, Trakl, Celan, Heidegger, Arendt, Benjamin, Scholem, Pound, Céline, Hamsun, Michelstaedter et tant d'autres auteurs qu'il évoque pour étayer sa thèse bancale, je ne suis pas certain que ce but ait été atteint, tant la façon dont l'auteur nous les présente est convenue, plate, artificielle, et ne dépasse guère l'empan minuscule d'un article de vulgarisation sur ces écrivains article qui, au moins, est dans son bon droit en nous donnant des éclaircissements d'ordre biographique. La vulgarisation, surtout lorsqu'elle est ratée (que dire, ainsi, de ces nombreuses incursions de Pressburger dans le domaine des sciences !) signe la mort d'un roman qui se doit de convoquer de tout autres puissances que celles de la clarté universitaire, voire de la fausse transparence, de la fausse culture propre à l'écriture journalistique.
Voici ainsi les quelques lignes où Pressburger évoque, assez lamentablement, Edith Stein, mêlant énumération sans la moindre invention des travaux de la philosophe et larmoiements œcuméniques triviaux, sans compter une attaque en bonne et due forme, qui ne brille pas par son originalité, de l'Église (3) : «Oui, je suis Edith, je suis nue devant toi. Je suis une religieuse, et pourtant je n'éprouve aucune honte. Dans une demi-heure, je ne serai plus que fumée. Ce moi dans lequel se décide chacun de mes actes libres n'existera plus, pour l'éternité. mais ce que j'ai écrit en en quoi je crois, mes études sur Husserl et sur saint Thomas, mes études sur le féminin, sur le château de l'âme, dans lequel règnent des lois différentes de celles du dehors, tout cela restera. Et il restera ma mort, qui tentera de transformer la terrible faute des assassins en bénédiction pour victimes et bourreaux. Je vais ainsi, avec ce corps qui est le mien, nu, exposé, exhibé comme le vrai, le splendide étendard de l'âme. Je vais me transformer en autre chose» (p. 114). Ailleurs (p. 53), c'est Walter Benjamin qui est évoqué pour le moins maigrement, superficiellement, ridiculement, au moyen de quelques pauvres lignes que l'on dirait avoir été recopiées d'une quatrième de (mauvaise) couverture : «Comment pensiez-vous concilier deux visions du monde aussi différentes : le matérialisme et la théologie, et la kabbale ? Votre monde s'est effondré. Dieu ne tolère pas de telles unions, et l'histoire aussi se venge sur nous».
L'aspect formel de l'ouvrage de Pressburger, que les mauvais lecteurs salueront comme un de ces tours de force que, naguère, ils évoquèrent à propos d'un roman tout juste passable, Zone de Mathias Enard, n'est pas le seul point, loin s'en faut, qui nous déplaît fortement. Il y a plus grave que la prétention, après tout délicieuse et pouvant être riche de multiples enseignements, d'un auteur à se commenter lui-même. La littérature ne craint pas le jeu, elle a juste horreur des précieuses ridicules, de ceux qui jouent sans esprit véritable de jeu. J'ai évoqué, plus haut, la question du Mal. Giorgio Pressburger, pressé de mettre en scène, à tout bout de chapiteau, la Shoah qui, si j'ai bien compris, est l'Enfer ayant dévoré le XXe siècle, ne fait en fin de compte que la diluer, en gommer l'irrévocable unicité, en la plongeant dans une mer remplie de tous les cadavres que porte la Terre depuis la création de l'homme, de la même façon qu'un assassin est, pour Pressburger, absolument semblable à tous les autres assassins (cf. p. 106) : «Je ne peux vous dire le nom de ce fleuve, c'est vous qui devez le trouver, dans votre esprit. Je ne peux vous dire que ceci : il coule partout sur Terre : au Rwanda, en France, en Serbie, en Hongrie, en Asie, en Amérique latine. il aspire et submerge une multitude de vies» (p. 31).
Cet œcuménisme de l'horreur (voir encore la page 158, faisant danser les morts du Cambodge à la Sibérie, de Sarajevo au Chili, de l'Afrique du Sud «aux dolines de Trieste»), au lieu de provoquer une salutaire réaction de colère, nous endort, alors que le Mal tel que le décrivait son plus implacable connaisseur, Dante, avait ceci de fascinant qu'il paraissait d'une prodigieuse inventivité, inventivité du reste inscrite dans les chaires mêmes des damnés, déclinée, avec une méticulosité extrême, par les tourments auxquels les pécheurs étaient condamnés jusqu'à la fin des temps.
Certes, on pourrait m'objecter que le Mal tel que Dante le décrit est finalement d'une écœurante banalité : tant de forfaits, de viols, de meurtres, de larcins, minuscules ou grandioses, tant de tortures raffinées et abjectes excoriant les chairs des condamnés qui de toute façon se réduisent à la figure monumentale et congelée, marmoréenne et animale dans sa méthodique mastication, de Satan trônant au plus profond recès de l'Enfer. Cet argument, absolument recevable, ne suffirait cependant pas à sauver l'ouvrage de Pressburger, qui, parce qu'il nous semble privé de la contrepartie lumineuse, l'ascension de la montagne du Paradis par Dante, ne peut que nous offrir un Mal non seulement monolithique mais résolument plat, d'une platitude que ne soulève aucun ferment de lumière, que ne boursoufle aucun grumeau de clarté, fût-elle aussi lointaine que fragile et, je l'ai dit, que ne sauve pas une écriture digne de ce nom.
Et cette lumière, n'est-ce pas l'écriture qui, métaphoriquement, doit signifier son lent travail à l’œuvre dans les ténèbres, puisque tout grand livre s'écrit à contre-nuit, non pas contre la nuit, mais du sein même des ténèbres ? Or, que voyons-nous dans l'ouvrage de Pressburger ? Bien des références (trop), bien des auteurs et des notes de bas de page (infiniment trop), bien des platitudes (en surnombre), mais pas la plus petite trace d'une écriture digne de ce nom qui pourrait, à tout le moins, constituer la perle parfaite d'une huître aussi grossière. Je doute même que la technique de l'association des idées si cher au maître viennois, produise autre chose que de pathétiques clichés dans le livre de Pressburger : «La femme était Marina Tsvetaïeva en personne. Marina des fleurs» (p. 201), cette évocation de la poétesse faisant suite à la traversée d'un pré couvert de fleurs...
Nous y voyons aussi la nuit dans laquelle se débattent Freud et son patient, de la noirceur, des cris et des grincements de dents, mais attendus et comme obligés par l'évocation de la Shoah, quelques intrusions dans la physique exotique des trous noirs et le physique contrefait de Stephen Hawking, leur spécialiste (note 10 page 105) et une écriture, passable (4), sans émotion autre que forcée, parfois misérabiliste, comiquement compatissante plutôt que compassionnelle, un art qui me semble incapable de figurer la quête et l'enjeu d'une délivrance, réduite, ici, à sa plus sordide expression, la guérison au terme d'une cure psychanalytique, comme si Virgile, magnifique cicérone pour Dante et annonciateur du Verbe pour Hermann Broch, avait dû céder sa place au bon docteur Freud guettant les associations d'idées dans de ridicules jeux de mots !
Comment expliquer cet échec, pour le moins flagrant, de l'écrivain ? Non pas parce que son ouvrage n'est en aucun cas un roman, ni même une fiction empruntant à plusieurs registres (poétique, théâtral, celui, aussi, de l'essai), puisque cette hétéronomie des genres a pu, chez d'autres auteurs comme Sebald, constituer une terre riche de promesses pour celui qui était désireux de la retourner afin d'en explorer les cavernes aux puits oubliés. Cet échec s'explique sans doute davantage par le fait que, dans ce livre, Pressburger fait bien plus office de pontifiant et fort partisan idéologue (5) que d'écrivain ayant pris le soin, selon ses propres mots, de «s'identifier même à ce que l'on déteste, que l'on refuse, que l'on hait de toutes ses forces» (p. 191).
Car Pressburger ne s'identifie qu'à celles et ceux qu'il a pris le soin de déclarer victimes, refusant tout net, comme nous le voyons à propos de Martin Heidegger qu'il refuse de faire parler ou même de nous montrer (évoquant ainsi, on le suppose, le mot de Husserl déclarant qu'il ne serait jamais question, dans son cours, de Heidegger), refusant tout net de ne serait-ce que prêter sa voix aux salauds ou déclarés tels.
Un tel travail, à charge, et que dire des nombreuses allusions à des théories conspirationnistes (concernant les prétendus suicides de certains des personnages évoqués), ne s'inspire que fort lointainement de l'écriture de Dante (contrairement à l'opinion qu'exprime Giuseppe Leonelli dans sa critique du livre de Pressburger parue dans la Republica du mois de décembre 2008), Dante qui, certes, a plus d'une fois condamné à l'Enfer des peines surhumaines ses propres ennemis mais qui s'est fait lui-même le juge de ses propres injustices en dirigeant son double vers la montagne du purgatoire puis les sphères lumineuses de l'empyrée, pour le purger et le purifier de toute faute.
Finalement, c'est encore l'auteur lui-même, Giorgio Pressburger, qui juge le plus durement son propre texte, déclarant (note 12 de la page 152) qu'«écrire un nom, le tirer de ses lectures et de ses informations, ce n'est pas là être écrivain, mais copiste».
Le copiste avait au moins l'honnêteté et l'humilité de ne pas révéler son identité, afin de nous transmettre le plus fidèlement possible les grands textes du passé.

Notes
(1) Nous croyons retrouver dans cette thèse si peu fondée une vieille antienne sans cesse répétée par George Steiner, rappelée, quoique d'une façon plus subtile par Sven Lindqvist dans son essai consacré à Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, Exterminez toutes ces brutes ! : «Les camps d'extermination, la barbarie du monde contemporain de l'auteur sont, selon lui, le résultat d'une longue élaboration consciente de la civilisation occidentale – gréco-latine, judéo-chrétienne et nordique», note 18 p. 24.
(2) Par exemple la vingt-sixième de la page 25, qui se présente ainsi : «J'ai faim26», la note elle-même commentant donc : «C'est l'allégorie des enfers, mais aussi des camps d'extermination réalisés par l'homme. Mais c'est aussi la condition quotidienne des deux tiers de l'humanité, actuelle et passée. Virgile le savait». Virgile savait donc, également, lui qui savait tout, qu'il figurerait dans un ouvrage aussi bavard que peu convaincant...
(3) Cf. p. 120.
(4) Je ne sais rien de l'original, en italien, traduit par Marguerite Pozzoli, mais force est de constater que telle note (la huitième de la page 123) expliquant que l'auteur a utilisé des «sonorités sifflantes et certaines vocales» afin de «faire appel à l'imagination auditive, et non visuelle, du lecteur» tombent à plat et provoquent un effet comique involontaire, puisque la traduction française n'a même pas tenté d'adapter, à tout le moins, les jeux de langue du texte original. Autre exemple, qui figure aux pages 177 et 178, où Pressburger entremêle création d'un poème, à peu près nul, et son explication, aussi raffinée qu'involontairement comique devant l'objet ridicule qui lui sert de support.
(5) Il suffit de lire les pages que Pressburger consacre aux terroristes de la Fraction Armée Rouge dont les actes pourraient nous être compréhensibles, voire excusables, à condition de lire... Macbeth, cf. pp. 188-94; il suffit de lire que le marxisme n'a pas échoué, que c'est au contraire «l'échec de ceux qui ne voient plus de chemin pour faire quelque chose de concret, à part ceci : accélérer la fin», qu'il faut stigmatiser, p. 206.

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15/06/2011 | Lien permanent

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