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Monuments d'Arnauld Le Brusq

06/11/2010 | Lien permanent
Une carte postale de Lisbonne, par Arnauld Le Brusq
Ce texte a été publié sur le site d'Arnauld Le Brusq, Terre gaste.
21/10/2014 | Lien permanent
Confettis d'empire, motif 6, d'Arnauld Le Brusq
03/03/2012 | Lien permanent
Confettis d’empire, motif 1, d’Arnauld Le Brusq
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Alors que la mémoire, entendue comme réserve d'images et de fictions, se trouve habituellement conçue comme première par rapport à l'histoire, comprise comme discours scientifiquement élaboré, Paul Ricœur émet dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, la curieuse hypothèse d'une mémoire d'après l'histoire : «La connaissance historique n'en a peut-être jamais fini avec ces visions du temps historique, lorsqu'elle parle de temps cyclique ou linéaire, de temps stationnaire, de déclin ou de progrès. Ne serait-ce pas alors la tâche d’une mémoire instruite par l’histoire de préserver la trace de cette histoire spéculative multiséculaire et de l’intégrer à son univers symbolique ? Ce serait peut-être la plus haute destination de la mémoire, non plus avant, mais après l’histoire» (1). À travers cette simple remarque qu'il ne poursuit pas plus avant, Ricœur ouvre une vaste perspective et peut-être un gouffre sous nos pas. En renversant l'antériorité de la mémoire sur l'histoire, il indique la fin de cette histoire, au moins comme discipline scientifique et inaugure un régime narratif inédit, c'est-à-dire un changement d'être au monde. Ce n'est pas une restauration de la mémoire que Ricœur laisse entrevoir, celle des mythes et légendes portés par l'imagination et l'oralité, mais bien l'avènement d'une nouvelle mémoire ayant digéré le texte de l'histoire. Comment ne pas projeter sur ce bouleversement l'éclosion de la mémoire sans profondeur et protéiforme à laquelle nous assistons sur les réseaux électroniques globalisés ?Ainsi aurait vécu la forme nationale du discours historique enté sur la diffusion impériale de la langue, celle qu'analysait Michel de Certeau dans L'Écriture de l'histoire qui s'ouvrait sur une allégorie de la découverte de l'Amérique, l'auteur pointant dans la rencontre coloniale l'impulsion initiale du régime moderne d'historicité : «Amerigo Vespucci le Découvreur arrive de la mer. Debout, vêtu, cuirassé, croisé, il porte les armes européennes du sens et il a derrière lui les vaisseaux qui rapporteront vers l'Occident les trésors d'un paradis. En face, l'Indienne Amérique, femme étendue, nue, présence innommée de la différence, corps qui s'éveille dans un espace de végétations et d'animaux exotiques. Scène inaugurale. Après un moment de stupeur sur ce seuil marqué d'une colonnade d'arbres, le conquérant va écrire le corps de l'autre et y tracer sa propre histoire. Il va en faire le corps historié – le blason – de ses travaux et de ses fantasmes. Ce sera l'Amérique «latine». Cette image érotique et guerrière a valeur quasi-mythique. Elle représente le commencement d'un nouveau fonctionnement occidental de l'écriture» (2).Histoire et colonisation ont donc partie liée. À suivre de Certeau, l'entreprise coloniale s'interprète même comme la mise en histoire du monde. Si l'on considère que le projet sous-jacent à cet ordre colonial visait à homogénéiser les modes de vie dans leurs dimensions économique par la mise en marchandise des choses et parfois des gens, politique par l'organisation d'un système représentatif dans le cadre de l'État-nation, culturel par le déploiement de l'humanisme, de ses savoirs et de ses pratiques, alors il faut bien constater que ce procès de civilisation s'est accompli, contre la volonté même des métropoles, au moment des indépendances et au-delà. L'ensemble des peuples cohabitant sur la planète en ont été affectés dans leur identité. Pour les métropoles, la «perte des colonies» a occasionné un changement radical de conception de soi. Pour reprendre l'idée de Benedict Anderson suivant laquelle la projection sur la carte est constitutive de la reconnaissance nationale, pour la France la rupture s'est traduite par le passage brutal de l'étendue des fameuses taches roses sur les cinq continents au repli sur l'hexagone (3). Cette rupture n'a pas engagé le seul être collectif. Chaque individu ressortissant de la nation a dû l'éprouver et l'éprouve encore, malgré les tentatives de redéploiements ultérieurs sur l'imaginaire européen ou les collectifs transnationaux contemporains. Cette projection de soi sur l'espace et vis-à-vis des autres doit s'entendre au sens le plus corporel. Entre autres témoignages de cette rupture, le plus souvent tue, Jean Genet rappelait simplement : «Quand j'avais quinze ans il y avait une culture diffuse à travers toute la France, peut-être à travers toute l'Europe. Nous savions que nous étions, nous, Français, les maîtres du monde, pas seulement du monde matériel mais de la culture aussi» (4). Autrefois consubstantielle à la vie nationale, au point que sa remise en cause a toujours été le fait d'infimes minorités, la domination coloniale s'est effondrée brutalement dans une volonté d'oubli immédiat (5). Les générations ayant grandi au cours des années soixante et soixante-dix auront vécu ces temps alors tout juste révolus comme une réalité anachronique, exotique et interdite. Temps du deuil dira-t-on, aujourd'hui levé. Il pourrait être entrepris pour le passé colonial un travail d'analyse mémoriel analogue à celui que Henry Rousso avait naguère effectué pour la période de Vichy, étant bien entendu que les deux phénomènes ne sont pas assimilables au fond, ne serait-ce que par la longue durée du premier et la brièveté du second (6). La mémoire coloniale française a aussi connu ses écrans : les vibrantes évocations des héros ayant résisté sous la torture nazie prononcées lors du transfert au Panthéon de Jean Moulin par André Malraux, en 1964, ne résonnent-elles pas du silence sur d'autres tortures alors récemment perpétrées pour tenter de garder la mainmise politique en Indochine, en Afrique noire et au Maghreb ? Elle a aussi connu ses refoulements avec, entre autres symptômes, l'emprisonnement suivi de l'amnistie des cadres de l’OAS, l'épuration de la fonction publique et de la police, la relégation des harkis. Elle a aussi connu ses retours du refoulé avec la prise d'otages d'Ouvéa en 1988 ou la récurrence des révélations sur la torture dont les dernières datent des années 2000 (7). Il se pourrait qu'elle connaisse aussi ses hantises à travers la promulgation des lois dites mémorielles, celle du 21 mai 2001 «tendant à la reconnaissance, par la France, de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité», celle du 23 février 2005 «portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés» qui a tenté d'affirmer le «rôle positif» de la colonisation, à travers aussi des mouvements se réclamant des «indigènes de la République» ou la réactivation de la loi sur l'état d'urgence de 1955 pour faire face aux émeutes à la fin de l'année 2005. Quoi qu'il en soit, à la différence du «passé qui ne passe pas» la mémoire coloniale se présente plutôt comme «un passé qui passe à côté». Cela tient vraisemblablement à la nature de l'histoire coloniale, certes annexée au récit national mais tenu en marge, dans un mince rayon spécialisé, comme si le statut juridico-politique des territoires concernés et de ses habitants d'autrefois se perpétuait aujourd'hui dans la mémoire, comme si l'histoire coloniale ne parvenait pas à intégrer l'histoire nationale et qu'au fond le régime de séparation entre «ici» et «là-bas», «eux» et «nous», se prolongeait dans ses représentations rétrospectives.Si l'histoire est avant tout un type de discours hégémonique, comment tenter de construire un texte sur les choses passées qui échappe à la fatalité du pouvoir ? Appliquée aux sujets de la colonisation, en tant que discipline critique l'histoire se trouve fatalement prise dans les hiérarchies de l'évaluation et du point de vue focal des «lieux de la culture» (8). De sorte que le risque n'est jamais éteint de voir s'enkyster dans ses productions le résidu de refoulé que signalait Jean Baudrillard dans L'Échange symbolique et la mort à propos de la connaissance psychanalytique qu'il opposait au langage poétique : «L’objet-fétiche n’est pas poétique, précisément parce qu’il est opaque, bien plus saturé de valeur que n’importe quel autre, parce que le signifiant ne s’y défait pas, au contraire il est fixé, cristallisé par une valeur à jamais enfouie, à jamais hallucinée comme réalité perdue. Plus moyen de débloquer ce système, à jamais figé dans l’obsession du sens, dans l’accomplissement de désir pervers qui vient remplir de sens la forme vide de l’objet. Dans le poétique (le symbolique) le signifiant se défait absolument – alors que dans le psychanalytique, il ne fait que bouger sous l’effet des processus primaires, […] dans le poétique il diffracte et irradie dans le procès anagrammatique, il ne tombe plus sous le coup de la loi qui l’érige, ni sous le coup du refoulé qui le lie, il n’a plus rien à désigner, même plus l’ambivalence d’un signifié refoulé. Il n’est plus que dissémination, absolution de la valeur – et ceci est vécu sans l’ombre d’une angoisse, dans la jouissance totale.» Sur cet axe psychanalytique, de Certeau fait écho à Baudrillard au sujet du «tri» des matériaux primaires auxquels ressortit le «fétiche» documentaire : «[...] ce que cette nouvelle compréhension du passé tient pour non pertinent – déchet créé par la sélection du matériau, reste négligé par une explication – revient malgré tout sur les bords du discours ou dans ses failles : des «résistances», des «survivances» ou des retards troublent discrètement la belle ordonnance d'un «progrès» ou d'un système d'interprétation. Ce sont des lapsus dans la syntaxe construite par la loi d'un lieu. Il y figurent le retour d'un refoulé, c'est-à-dire de ce qui, à un moment donné, est devenu impensable pour qu'une identité nouvelle devienne pensable» (10). Car ce qui est en jeu à travers l'écriture d'une histoire des temps coloniaux, ou mieux, d'une mémoire des temps coloniaux informée de son histoire, c'est l'accueil d'un nouvel être au monde, la reconfiguration d'une identité collective et individuelle ou bien d'une identité ni collective ni individuelle, insoupçonnée, à venir. Ici il faut en revenir à Ricœur proposant incidemment l'émergence d'un récit de mémoire qui engloberait le discours historique, dépassement de ce dernier dans l'emprunt à des formes préexistantes, celles des légendes, des mythes et de la fable : des fictions. Mnemosyne mère de Clio. La recherche d'un récit qui réinvestisse la dimension de l'oralité, apanage de la mémoire, contre l'écriture, propre de l'histoire. C'est en cela que prend sens l'appel au poétique lancé par Baudrillard dans sa nostalgie de l'«échange symbolique». Un pari sur la capacité du langage à pulvériser la valeur, le pouvoir et la représentation que faisait déjà Michel Foucault pour qui littérature avait vertu de maintenir la continuité entre les «choses» et les «mots»ayant prévalu jusqu'aux «grandes découvertes» : «On peut dire en un sens que la «littérature», telle qu’elle s’est constituée et s’est désignée au seuil de l’âge moderne, manifeste la réapparition, là où on ne l’attendait pas, de l’être vif du langage». (11). Un pari sur la force d'empreinte de la littérature pour habiter le temps des Confettis d'empire, dans le magnifique devenir du participe présent.Notes(1) Paul Ricœur, La Mémoire, l'histoire, l'oubli (Le Seuil, 2000), p. 201.(2) Michel de Certeau, L'Écriture de l'histoire (Gallimard, 1975, coll. Folio), p. 10.(3) Benedict Anderson, Imagined Communities (Londres, Verso, 1983, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, La Découverte, 2002, coll. La Découverte/Poche), pp. 174 à 181; sur l'émergence de la figure de l'hexagone comme représentation de l'espace national, voir l'article d'Eugen Weber, L'Hexagone, in Les Lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, deuxième partie, La Nation, vol. II (Gallimard, 1986), pp. 96 -116.(4) Jean Genet, Entretien avec Madeleine Gobeil, in L'Ennemi déclaré (Gallimard, 1991), p. 20.(5) Benjamin Stora en retrace les processus à propos de la guerre d'Algérie dans La Gangrène et l'oubli (La Découverte, 1991).(6) Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy 1944-198... (Le Seuil, 1987); avec Éric Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas (Fayard, 1994); voir aussi Paul Ricœur, op. cit., pp. 581-584.(7) Parmi les ouvrages parus sur le sujet durant cette période, la thèse de Raphaëlle Branche fait figure de référence : La Torture et l’armée pendant la guerre d'Algérie, 1954-1962 (Gallimard, 2001).(8) Voir Michel de Certeau, op. cit., partie intitulée Un lieu social, pp. 79-95; pour une interprétation post-coloniale, Homi K. Bhabha, The Location of Culture (Londres, Routlege, 1994, traduit en français par Françoise Bouillot, Payot, 2007).(9) Jean Baudrillard, L'Échange symbolique et la mort (Gallimard, 1976), pp. 327 et 328.(10) Michel de Certeau, op. cit., p. 17.(11) Michel Foucault, Les Mots et les choses (Gallimard, 1966), p. 58.***
Cinquante ans plus tard, dans l’ouest de la ville-capitale, un soir de printemps, quelques-uns s’étaient rassemblés après leurs occupations du jour, à la rencontre d’un morceau de mémoire, dans l’attente d’en saisir une parcelle, rassemblés dans le même souvenir, venus partager à l’occasion d’une conférence de quartier, quoi ? une page. Quelques images. Les rangs de l’auditoire s’étaient resserrés. Les chaises de la mairie d’arrondissement manquèrent rapidement. Beaucoup se tenaient debout aux portes de la salle, et au-delà dans le couloir. Dans le brouhaha propre aux foules qui attendent l’orateur, la chaleur animale de cette assemblée réunie dans cette salle trop petite, rendue patiente par la ferveur commune. Enfin arriva par le fond celle qu’ils attendaient, une femme déjà âgée, aux cheveux blancs, l’œil bleu et vif, le visage pâle aux pommettes rehaussées de rose, qui se fraya avec énergie mais sans précipitation un chemin au milieu de la petite foule, laquelle s’écarta sur son passage avec respect et curiosité, jusqu’à la tribune encadrée des traditionnels rideaux de velours rouge. Après l’apaisement des éclats de voix, un silence, la femme entama son récit.D’abord souriante, commençant d’un ton alerte, presqu'enjoué, débutant par la description d’un paysage, une plaine enfoncée loin dans les terres de ce pays des antipodes dont les deux syllabes, à l’époque où se situait le récit, commençaient seulement à être prononcées mais devaient longtemps et quotidiennement résonner tout autour de la planète dans un mélange d’exaltation et d’effroi sur les transistors et les télés alors en noir et blanc. La femme prenant appui sur les premiers mots qui sortaient de sa bouche rose aux lèvres fines, d’abord par petits paquets, légèrement hésitants mais presqu’avec entrain, d’une voix douce et légèrement flûtée, dressant devant l’auditoire les collines chargées d’une dense végétation vert sombre et mate, étagées autour de la vallée parsemée de rizières qui alternaient au fil des saisons le gris boueux de leurs labours, le vert vif des jeunes pousses et le jaune paille des moissons, d’abord plaine paisible ponctuée de villages abrités derrière leur proverbiale haie de bambou contre laquelle venait buter la loi du souverain, une vallée sillonnée d’une rivière maigre et serpentine sous le gris du ciel souvent chargé de nuages; la voix et les mots de la femme prenant maintenant eux-mêmes la teinte verte et mate qu’ils déversaient sur le paysage, couleur kaki, pour faire surgir du fond du ciel un lourd vrombissement d’avion au-dessus d’un paysan au chapeau conique qui redressait la tête et distinguait nettement le ventre de l’avion, les hélices et même le piquetage des rivets du fuselage, tout comme ce paysan d’Hésiode voyait passer au-dessus de lui dans le ciel de Béotie le char de Mars dont il détaillait les roues cerclées de métal scintillant, l’essieu brillant dans les rayons du soleil, la croupe pommelée des chevaux attelés, leurs ventres arrondis et leurs naseaux écumeux sur fond de nuages blancs, le surgissement d’un, puis deux, puis trois avions Dakota qui changea ce paysage paisible, presqu’idyllique, appesanti cependant d’une menace de drame, en théâtre des opérations, les lourds cargos de l’air au nom de tribu indienne quasi exterminée lâchant des grappes d’hommes tels des graines portées par le vent, d’abord points noirs chutant quelques instants à grande vitesse, puis suspendus à une petite torche, une jeune fleur de liseron encore entortillée dans ses vrilles, se déployant avec un claquement imperceptible en une corolle blanche, diaphane, soyeuse et irisée dans le soleil qui perçait les nuages, une puis deux puis trois coupoles éclatant sur fond de ciel au-dessus du paysan à la face cuivrée, aux yeux bridés, la pluie d’hommes suspendus à leurs ombrelles débutant à cet instant t et ne devant plus cesser jusqu’à la fin, une pluie incessante de voiles dansant un moment dans le ciel, telles ces mouettes légères que le narrateur observait au-dessus de la plage de Balbec dans sa Recherche du temps perdu, les pépins glissant avec une infinie lenteur vers le sol, jusqu’à l’impact parmi les buissons d'ombellifères à fleurs blanches et bleues, comme si la terre les absorbait au fur et à mesure pour ne plus les rendre, une semence inutile, perdue, que la femme relevait de l’au-delà, un à un, toute une armée fantôme jaillie du sol à la manière de cette armée de terre cuite vieille de vingt-deux siècles que les archéologues chinois faisaient surgir de la plaine de Xian, les hommes tombés du ciel aux alentours du village dont le nom traduit dans la langue alors aux trois couleurs, donnait quelque chose comme Chef-lieu de l’administration frontalière, les hommes ramassant leur parachute et se précipitant vers leurs points de ralliement baptisés dès ce premier jour de prénoms féminins, Natacha au nord, Simone au sud et Octavie à l’ouest, ces prénoms féminins soufflés dans l’air et tapés à la machine sur les ordres de mission, depuis longtemps transformés en pièces d’archive, enfermés à deux pas du chêne du roi saint Louis, au château de Vincennes, ces prénoms féminins désignant alors les DZ, les dropping zones de ce jour-là, en avant-courriers d’autres prénoms féminins appelés à désigner les collines environnantes, massifs noyés sous la végétation bleu-vert, collines alor05/12/2011 | Lien permanent
Excellences et nullités, une année de lecture : 2010
11/12/2010 | Lien permanent | Commentaires (19)
La bataille d'Occident et Congo d'Éric Vuillard



De quelle vision cauchemardesque sortent les longues phrases, si pressées, comme l'ange de Paul Klee selon Walter Benjamin, de se détourner des massacres encore fumants pour aller vers un avenir dont nous ne savons rien si ce n'est, de toute évidence, qu'il est encore plus noir que notre présent et notre passé occidental de ruines et de violences ?
Ces phrases viennent d'une source secrète, pourrie, comme l'ivoire qui rendra fou l'Occident provient lui-même d'une source contaminée, du repaire où se niche un homme qui pense être devenu, aux yeux des sauvages qui l'entourent, une déité infernale et surtout, l'accomplissement salvateur de l'Europe, son essence lumineuse en terre de ténèbres.
Mais cette source secrète à laquelle le texte de Vuillard s'abreuve est en fin de compte bien plus banale que l'histoire emblématique où Joseph Conrad a puisé l'eau croupie qui a rendu malade, et a finalement tué, son pathétique Kurtz.
Les phrases dans lesquelles Éric Vuillard tente d'encercler, comme le firent les armées allemandes désireuses d'anéantir les françaises, le recoin puant d'où suinte le Mal n'est qu'une photographie, une banale photographie de petite fille qui ne va pas tarder à mourir et qui, à cause de cette terrifiante et banale photographie (Hannah Arendt n'avait pas encore, à cette époque-là, écrit son fameux ouvrage) expliquant les raisons de sa mort, va devenir un symbole de milliers d'autres enfants broyés par la folie des hommes : Lizzi Van Zyl, victime ordinaire, banale, souriante nous dit Vuillard, de la folie tout aussi ordinaire et banale de l'extermination, qu'elle soit discrète, banale, localisée, voilée ou qu'elle s'étende sur des pays entiers et déploie ses cheminées puantes sous le lait noir de l'aube.
C'est bien la Grande Guerre qu'Éric Vuillard évoque mais celle-ci ne lui semble être que la consécration infernale d'une histoire qui est devenue folle ou plutôt d'une Machine qui, Günther Anders l'illustrera remarquablement, s'est emballée et, ne pouvant plus s'arrêter, est contrainte de s'alimenter elle-même : «Mais les millions de morts de cette guerre terrible, le fait qu'ils s'accompagnent de tout un cortège de déportations, de travaux forcés laissent entrevoir entre tout ça une sorte de petit chemin, comme si une même machine humaine s'était mise en route, ayant peut-être pris le relais d'autres machines humaines à faire mourir, à enfermer, à faire souffrir, à exploiter, et avait prolongé, aggravé et converti en une forme nouvelle une identique puissance d'écrasement» (p. 149).
Cette force de ruine que Vuillard nomme «puissance d'écrasement», «entité abstraite et féroce» ou encore «gueule qui dévore» (p. 150), semble avoir attendu son heure pour se déployer dans son infernale rapacité et bondir sur tout ce qui est vivant et même ce qui ne l'est pas, puisqu'il s'agit de conquérir le royaume des machines devenues elles-mêmes esclaves : «C'était un monde d'une antériorité fière, mais qui se finançait à la lèpre des murs» (p. 14), comme si la société occidentale, de tout temps, portait en elle le germe de sa destruction puisque, en effet, la «guerre se détache presque totalement de l'ordre ancien» (p. 17) à seule fin, dirait-on, de le détruire avec la plus redoutable efficacité, l'irruption de la guerre moderne étant banalisée, aux quatre coins du monde, par la diffusion massive des nouvelles, les machines transmettant des ordres à d'autres machines, et ces ordres commandant de détruire d'autres machines et les hommes qui, pour quelque temps encore, les commandent : «Et ces miettes brisées que les satellites ont rendues à rien, comme la diérèse fut mouchée par la prose, roulent dans des milliers de fils jusqu'à des milliers de bureaux où elles se glissent dans des milliers d'oreilles, par la cogne jusqu'au tympan, qui vibre et cogne le marteau qui cogne l'enclume qui cogne l'étrier» (p. 69), l'extraordinaire accroissement des moyens et de la vélocité des communications achevant en somme cette «interminable pile de papiers [qui] tombe sur le nez du Kaiser» (p. 77).
Les vieux mots sont oubliés, l'âme peut-être encore, dont personne «ne connaît vraiment» le «calendrier» et «qu'aucun faisceau de causes, qu'aucune explication, si convaincante soit-elle, n'épuise» (p. 18), le pain et le vin sans doute aussi, ce pain que Vuillard retrouve dans une image surprenante et horrible : «C'est en ce jour qu'est née l'idée folle, l'espérance au bout d'une pique, manière d'éponger les pays avec de la chair comme avec le pain» (pp. 90-1), la femme aussi, même si, selon l'auteur, la nouvelle condition de cette dernière, contrainte de travailler à l'usine de guerre, l'a affinée (cf. p. 112), Dieu encore, traditionnellement associé à l'hégémonie harmonieuse de l'ordre ancien ? L'écriture, quoi qu'il en soit, élève son chant fragile sur une terre dévastée. L'écriture, du reste, ne devrait jamais exister ailleurs que sur un champ de ruines.
La guerre, nous dit Éric Vuillard après tant d'autres dont le premier fut sans conteste Nemrod, la guerre est un moyen comme un autre de chercher Dieu (cf. p. 123), alors même qu'une armée doit toujours se trouver «là où elle se sépare de toutes ses sœurs, là où elle se trouve seule face à Dieu et à la mort» (p. 126), comme si la guerre était, décidément, le nouveau chant, en tout cas le plus puissant, pour s'élancer vers le ciel si douloureusement vide.
Et, dans ce monde où Dieu est définitivement absent et remplacé, dirait-on, par son plus fidèle et implacable séide, la destruction de masse, ne nous étonnons point de constater que l'Histoire, devenue folle selon Chesterton, est surtout parfaitement absurde : «L'oubli n'est rien à côté de ce blasphème du futur, où rien, rien n'est assuré de ne pas verser, un jour, à son contraire» (p. 133).
C'est dans l'avant-dernier chapitre de son livre, intitulé Les hommes des cavernes, qu'Éric Vuillard nous donne quelque aperçu sur l'absurdité de l'Histoire, par le biais de pages dont le moins que nous puissions affirmer est qu'elles ne brillent pas par leur clarté ni même leur originalité.
D'abord, la douleur de ceux que l'on a surnommé les gueules cassées «rappelle une autre douleur, moins visible, la douleur de toutes les douleurs, celle de guerres plus larvées, pas aussi terribles peut-être, mais continues, guerres où sombre le désir, passant à l'assaut dans les couleurs réelles de la vie intime ordinaire» (pp. 159-60), cette phrase pouvant en fin de compte parfaitement convenir à l'une de ces innombrables historiettes qui sont devenues le pain, le vin et surtout l'argent de la majorité de nos écrivains.
Cette opposition entre la souffrance personnelle et la souffrance collective provoquée par la guerre est due au fait qu'existent «de grands affrontements sans peuple, les grandes exterminations de soi» (p. 160), qui destituent l'homme de son insigne grandeur, puisque «d'autres luttes réelles viennent occuper nos mains, nos bouches, nos jambes, d'autres pragmatismes viennent arracher l'acanthe à nos fronts, les pinceaux à nos mains» (ibid.), qui nous permettaient de peindre jadis sur les parois des plus grottes les plus profondes et, naguère, dans «nos chambres d'enfants».
Pourtant, cette souffrance individuelle, précise, irrécusable, personnelle, est confrontée à l'inconnue de la guerre, la guerre qui est un nom commode pour une réalité que nous ignorons et que nous avons ainsi tenté, par le biais de ce subterfuge de langage, de rendre bienveillante, à tout le moins connue : «Vus de tout près, les hommes ont leurs raisons d'agir; mais l'addition de celles-ci laisse bientôt deviner d'autres mobiles, plus convaincants, que le détail des êtres n'a pu qu'ignorer. Ce sont pourtant ces forces qui semblent avoir guidé les masses humaines vers les trous de terre de Verdun; et parce que cette guerre-là est un mélange de tragique et de grotesque, elle souligne peut-être mieux qu'une autre ce lent mouvement de l'Histoire où l'esprit et le corps semblent tous deux pris à une échelle de déterminations et de jugements plus hauts» (p. 161).
Les maigres raisons humaines ne peuvent rien savoir de la Raison (l'Esprit hégélien ?) qui semble être le corollaire, l'ombre portée du «grand mouvement de l'Occident pour le contrôle et l'exploitation du monde» (p. 162). Éric Vuillard le nomme, sans beaucoup d'imagination, «principe de raison», sorte de «ligne qui remue, semblable à ces grandes fosses dans la terre» (ibid.) qui elle-même, pourtant impénétrable, bute sur quelque chose de plus impénétrable encore, quelque chose qui «demeure opaque, telle une réserve de douleur, un lieu d'absence» (pp. 162-3), «quelque chose [qui] résiste à l'emprise des hommes» (p. 163), la mutique splendeur» du monde (ibid.).
À la page suivante, Vuillard nous apprend que «l'esprit est l'autre nom de ce qui se cache» (p. 164), ce qui signifierait qu'une opposition existe entre la raison des hommes et cet esprit du monde, lequel, si j'ai bien compris l'auteur, peut être majusculé en Raison qui poursuivrait des buts occultes, l'Occident jouant «je ne sais quelle mise effarante dans cette roue mal crantée de la guerre», les soldats, eux, se contentant «de sombrer dans le néant» (ibid.).
Mais si le fin mot de l'Histoire est l'absurdité et, nous répète Éric Vuillard, le néant des ambitions (comme celles, fameuses, des conquistadors) et des espérances, à quoi donc peut bien servir d'écrire la petite histoire des hommes ?
Écrit-on pour tenter de recueillir ces «plus ardentes paroles [qui] indiquent, par leur double portée, une certaine expérience des hommes, comme si les mots pouvaient se lire en transparence de la feuille, et obtenir un autre sens, plus profond, après leur digestion laborieuse» (p. 173), double portée qui semble être la version rationnelle, ordonnée, finalement humaine, d'un double mouvement, absurde, de l'Histoire : «les choses commencent cent fois, en cent lieux différents, comme notre vie recommence sans cesse dans nos souvenirs; ainsi pourrait-on s'acheminer tout autrement vers les causes et s'arrêter ailleurs, plus bas ou plus haut dans le temps» (p. 180) ?
Écrit-on finalement pour, comme le signalait Siegfried Kracauer, se centrer sur l’«authentique dissimulé dans les interstices des convictions dogmatiques du monde, fonder ainsi une tradition des causes perdues; donner un nom à ce qui était jusqu’alors innomé» ?
Écrit-on, comme l'affirme Éric Vuillard dans les toutes dernières lignes de son étrange récit, pour rendre compte de cette banale et si insignifiante histoire qu'elle mérite d'être racontée ? : «Aux commencements, il y a un lit où sont enchaînés l'un à l'autre un homme et une femme. Et puis des enfants grouillent autour du lit, de tout petits enfants qui ont soif et qui ont faim. Alors, on fait avec des orties de la soupe, avec du feu un théâtre, avec de la neige Dieu. C'est tout ce qu'on sait faire», ajoute Vuillard.
Écrire aussi, nous savons écrire pour que l'homme ne soit pas complètement broyé par l'Histoire.

Dans ce petit livre qui alterne quelques facilités d'écriture et de belles pages, notamment celles sur la fin du sinistre Léon Fiévez (voir le chapitre intitulé Paradis), un de ces innombrables gredins qui ont tenté de faire fortune au fin fond des jungles africaines et, selon Vuillard, un personnage qui a pu inspirer celui de Kurtz (cf. p. 64), l'auteur perd de son souffle et, comme s'il avait été contaminé par l'air ténu que semblent décidément inspirer les écrivains français publiant chez Actes Sud (1), nous offre une prose à la Mathias Enard, pressée de conclure tant elle manque de force et, les rares fois où elle en trouve une, mais anémiée et délicate comme une blonde chlorotique, tombant dans la flache d'une métaphysique pour lecteur de Télérama (voir ainsi les deux dernières pages, ridicules, de Congo).
C'est assez dommage d'ailleurs, de constater que le livre que Vuillard a écrit, sur ce si remarquable sujet qu'est la conquête, ô combien douloureuse, de l'Afrique noire, semble avoir comme à regret évité d'emprunter certains chemins ténébreux, qui au moins auraient conduit l'écrivain un peu plus profondément dans le repaire où Conrad, lui, s'en enfoncé avec toute la hardiesse de son génie.
Car enfin, ce ne sont pas quelques passages où la recherche, dévorante, du profit, semble avoir remplacé l'ubiquité divine (cf. pp. 12 et 51), quelques portraits, excellents, d'un certain Chodron (cf. pp. 22-3) et la multitude de ces minuscules démons assoiffés de richesse qui ont constitué l'essentiel des colonisateurs européens, quelques pages enfin sur la mystérieuse blessure d'explorateurs tels que Stanley (cf. pp. 38-9), qui peuvent nous faire oublier la faiblesse de celles qu'Éric Vuillard consacre au Mal.
Certes, celui-ci ne se donne que dans sa plus atroce banalité, comme l'auteur ne manque pas de le souligner sans beaucoup d'originalité depuis Arendt, bien avant Baudelaire et Poe, mais son échec littéraire n'en reste pas moins flagrant puisqu'il est bien incapable de nous donner la sensation de l'horreur au travers même de cette banalité.
Voyez ces lignes sans souffle, à propos du bourreau ordinaire, Léon Fiévez : «Fiévez fut une sorte de roi. On n'a jamais rien vu de tel. Un roi au milieu des lianes, exploitant un peuple de fantômes. Le futur existe à peine, le passé n'est rien, le présent est mort. C'est ça : Fiévez. Il entre dans le soleil et il jouit. Il porte en lui quelque chose d'invincible comme le mal. Mais ce n'est pas le mal, c'est le dégoût. Il porte en lui tout le dégoût de soi, et le dégoût lui coule par les manches, par les aisselles, les yeux, la bouche. Il arrive au cœur. Son dégoût est plus épais que le fleuve Congo, plus venimeux que les petits serpents de la forêt, plus affreux que les visages des cadavres» (pp. 64-5).
Voyez encore celles-ci qui, sans la moindre originalité encore une fois, font du Mal l'apanage des Occidentaux : «Le mal n'est pas à la jungle, comme une bête qui serait dans l'âme. Non. Le mal, c'est ce qui dévore, oh ! ce n'est pas une puissance obscure attirante, c'est cette petite chose qu'on entraperçoit, sur certaines photographies, dans le visage de Léopold, c'est la villa Malet, avec ses modillons, sa cascade, les satyres du palais Radziwill, et toute la philanthropie de Léopold. Le mal, c'est ça. Voici les vrais paludes, le masque : la conférence de Berlin et la richesse des nations» (p. 87).
Comment expliquer cet échec de Congo ? Je crois qu'il réside dans la platitude de l'écriture, incapable d'être véritablement romanesque et, simple récit qui pourtant ne s'interdit pas de lorgner sur le roman, ne concentre pas ses forces sur un style d'écriture, simple et direct à la Sven Lindqvist dans Exterminez toutes ces brutes ! ou bien sur une prose plus savante, telle que l'a pratiquée un Sebald, dont on peut imaginer quel texte il aurait fait de pareil sujet si mal exploité par Vuillard, sujet que d'ailleurs il évoque dans ses Anneaux de Saturne lorsqu'il évoque Roger Casement.
Cette platitude de l'écriture, si éloignée de celle d'un Arnauld Le Brusq ayant évoqué, y compris sur ce blog, un sujet voisin de celui de Vuillard (mais Le Brusq, lui, assez honteusement, n'a pas trouvé d'éditeur...), ces phrases sans le souffle qui était celui de Conquistadors, ne portent du reste aucune vision très originale, à tout le moins dramatique, d'une Histoire de la massification fulgurante ayant eu lieu aux XIXe et XXe siècles, puisque c'est le sujet réel des deux textes de Vuillard édités par Actes Sud, Histoire dont l'appréhension poétique serait magnifiée par un récit puissant ou, pourquoi pas, halluciné, puisque le sujet s'y prête si bien, la prose d'Éric Vuillard se contentant d'être efficace, énardienne en somme, elle qui, à si peu de frais, fera verser une (fausse) larme dans les salles de rédaction des quotidiens de gauche.
Note
(1) Qui désormais, à de très rares exceptions près comme les livres de Kertész, ne publie plus que des textes français (enfin, avec Claro, qui écrit aussi mal qu'il traduit ou l'inverse, il faut rester prudent... Signalons encore le très médiocre Laurent Gaudé) ou