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13/04/2005
Nous sommes encore les enfants de nos pères
Crédits photographiques : John Hart (Wisconsin State Journal).
«Parce que c’est la force de l’exception culturelle du monde occidental d’avoir banni la puissance vitale et menaçante présente dans l’honneur, et d’avoir banni par-derrière lui cent et cent ramifications qui vertébraient l’arbre commun d’où l’homme blanc jadis se déployait.»
Jacques de Guillebon, Nous sommes les enfants de personne.
J'avoue avoir quelque mal, dans le livre de Jacques de Guillebon, Nous sommes les enfants de personne, à mettre en rapport cette phrase péremptoire et conclusive «Le langage n’est pas notre patrie» avec ce beau passage (c'est moi qui souligne) qui analyse la très juste concommittance entre l'effacement de notre langue et celui de notre grandeur historique : «On ne surréalise pas là où tout un monde ignorant de la grammaire blesse continuellement le sens d’un idiome qui fut universel parce qu’il était le plus précis. Il y a évidemment un lien entre un peuple qui ne se connaît plus d’histoire collective, non plus qu’il ne se reconnaît d’histoires individuelles, et des écrivains incapables d’établir une temporalité romanesque ou d’élaborer la plus simple concordance des temps. Il y a un lien entre les révolutionnaires jouisseurs à la petite semaine et le non-sens du patois publicitaire. Il y a un lien entre l’abolition d’une mythologie nationale et l’incapacité de notre nation à formuler une grande œuvre romanesque.»
S'il y a bien un lien entre ces dérives, je ne vois lequel en revanche établir entre ces deux propositions contradictoires, à moins que l'auteur ne cherche à nous faire comprendre que nous ne pourrons réellement vivre (contre les idoles qui nous entourent, qu'elles soient marchandes, technologiques, politiques ou médiatiques) qu'à la condition de saisir ou plutôt de resaisir une vie qui désormais, comme le reste, par exemple notre patrie, nous échappe, s'abstrait dangereusement, devient simulacre. Ainsi le langage (bizarrement dépouillé, au mépris de toute étymologie, de ses strates historiques patiemment accumulées au cours des siècles) serait-il moins alourdi de réalité que ne l'est le sol de la France, pétri par des millénaires de civilisation. Car il s'agit bien, pour Jacques de Guillebon, de parvenir à nommer le temps, cette nomination entraînant notre sortie hors de celui-ci, cette nomination entraînant une victoire sur la Mort et, sans doute dans l'esprit de l'auteur mais il ne développe pas assez cette conséquence, le fait de redevenir les pères de nos pères, nous qui sommes justement les enfants de pères qui ont renoncé à être des pères.
J'adresse bien plus de réserves, comme je le faisais pour ses récentes Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée, au dernier petit ouvrage de George Steiner, Une certaine idée de l'Europe (Actes Sud), dont la première partie n'est qu'une compilation de thèses (justes mais qui n'ont rien de bien original) et de métaphores amplement développées dans d'autres ouvrages de l'auteur. La seconde, réduite à quelques paragraphes, où Steiner tente de poser les bases d'une future Europe post-chrétienne, m'a fait doucement sourire. L'idée n'est pas nouvelle, chez Steiner, d'une responsabilité directe des élites (et du peuple, par voie de contamination réciproque) chrétiennes dans la haine multi-séculaire à l'égard des Juifs : persécutions, pogroms, déportations puis, évidemment, exterminations qui ont culminé dans le trou noir des camps de la mort nazis. Fort bien, mais que George Steiner tente donc de me démontrer que l'avènement d'une Europe post-chrétienne (laquelle, si j'ai bien compris, tenterait de façonner, sans son carcan idéologique meurtrier, le vieux rêve qu'annonçait Trotski, «de l'homme ordinaire marchant dans le sillage d'Aristote et de Goethe») avènement qui, toujours selon l'auteur, serait seul capable d'initier le processus d'une révolution contre-industrielle (une espèce de Jihad butlérien ?), qu'il tente donc de me prouver que cette difficile advenue d'un humanisme laïque éviterait l'anti-sémitisme actuel, à vrai dire jamais éliminé mais ayant simplement changé de visage, s'étant depuis quelques années islamisé, sur notre sol même.
Hélas, que Steiner, qui se définit lui-même comme une espèce pour le moins curieuse et sans doute uniquement esthétisante, d'anarchiste platonisant, me semble faire fi du terrain et de la réalité qui, en ce qui concerne tout du moins notre pays, est tout de même bien éloignée de quelque tranquille discussion, entre hommes de bonne volonté, au café de Flore, comme au bon vieux temps. Car, que Steiner le veuille ou non (je note d'ailleurs une étrange incompréhension de la notion de contre-histoire dans l'esprit de celui qui est pourtant un grand lecteur de Walter Benjamin et de Gershom Scholem), car notre nation n'a jamais cessé d'être chrétienne, qu'elle revendique cet héritage ou qu'elle le dilapide, le conspue avant, très prochainement, de l'oublier sans doute. La chrétienté, de contrebande (voire, un jour peut-être, de catacombe) et alors a-t-elle quelque allure ou de salon et alors est-elle ridicule, n'a pourtant jamais cessé d'infuser les veines de notre sang et les esprits mêmes qui l'ont affrontée ou raillée. Finalement, me gêne ce rêve, que je crois pour ma part cauchemar, et des plus sordides et dangereux, d'une rationalité (fût-elle, chez Steiner, infusée, donc tempérée par la tradition humaniste de la plus haute culture) débarrassée de toute pesanteur, désincarnée, en un mot : vide, sans la moindre réelle présence, l'inverse même, donc, de la culture qui, dois-je en rappeler l'étymologie transparente, est enracinement à la dure matérialité d'une terre irriguée de sang et de larmes. La France est déchristianisée, c'est un fait que nous rappellent, sans qu'il nous soit d'ailleurs loisible de pinailler longtemps sur cette évidence, une multitude d'études ; pourtant elle n'est pas encore totalement agnostique et libérée de l'emprise de celui que l'immonde Voltaire nommait l'Infâme car demeure, comme une lointaine lame de fond qui, pourtant invisible, peut créer des tempêtes monstrueuses, la persistance et le souvenir d'une tradition deux fois millénaire de religion, peut-être même, dans certaines âmes simples, de simple religiosité, la foi de nos pères et des pères de nos pères. Ce n'est pas, une fois de plus, en sabrant le vieil arbre européen qui reste encore debout malgré d'innombrables outrages, voire en essayant d'en arracher les profondes racines qui demeurent, désolé de vous le rappeler monsieur Steiner, chrétiennes, que sera bâtie l'arche véritable capable d'affronter l'époque diluvienne annoncée par Raymond Abellio.
C'est ainsi qu'il y a une évidente fraîcheur dans le livre de Guillebon, un enthousiasme et, oui, une violence évangélique salutaire qui peuvent agacer par leur naïveté (que j'envie, je l'ai déjà dit) mais qui ont l'avantage de ne point nous faire miroiter l'apparition de nouvelles idoles dont nous connaissons à vrai dire, sur ce sol fatigué de la vieille Europe, depuis bien longtemps les plus immondes grimaces : l'horreur nihiliste de la révolution (évidente ineptie : y compris celle, light en somme, que prône prudemment Steiner), le mythe pourri et exterminateur de la tabula rasa, l'éradication d'une foi (chrétienne, que cela gêne ou pas Jacques Chirac) qui, mais George Steiner ne s'est peut-être pas avisé de ce léger détail, a bâti intégralement (je dis et je répète : intégralement, d'accord avec Carl Schmitt) ce que l'Europe est devenue, pour le pire et le meilleur. Nous avons peut-être eu le pire, même si je ne puis me forcer à oublier la beauté et l'intelligence souveraine d'une culture religieuse qui a façonné notre histoire, nos arts, nos mentalités et bien sûr nos paysages. Je ne crois pourtant pas que balayer cette profonde tradition, vieille de deux millénaires, puisse nous sauver d'un fanatisme que pour sa part Bernanos, dans Monsieur Ouine par exemple, a placé dans l'avènement des nouveaux monstres, parallèle à l'extinction des derniers feux de civilisation chrétiens.
Ne nous y trompons pas : si devait périr, par impossible, la dernière parcelle de foi chrétienne (refoulée, cachée, raillée, exécrée, peu importe...) en ce pays, si devaient se fermer définitivement les portes de sa dernière église, nous ne serions pas alors confrontés, malgré ce que nous promettent nos pythies universitaires, à un joyeux, badin et en fin de compte inepte humanisme athée mais bel et bien à un paganisme chtonien (cf. Le Tentateur de Broch) tout aussi virulent (mais certes plus habile et moins grandiloquent) que le démonisme nazi.