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23/10/2005
Manhunter
Crédits photographiques : Michael Mann, Manhunter (1986).
22/10/2005
Ecce Nunc

Qu'est-ce qu'une revue ? J'éviterai peut-être toute banalité en affirmant qu'il s'agit, d'abord, d'une vision et, accessoirement (même si je sais, oui, le poids, la glu, la dévoration des milliards de petites lamproies quotidiennes), des moyens offerts à cette vision de se concrétiser, de se montrer. Ainsi, a contrario, il est tout de même facile d'affirmer ce qu'une revue n'est pas ou ne doit pas être : une collection d'articles, bien souvent de seconde main, commercialement assemblés, pour le contentement du plus grand nombre, contentement frelaté qui se paie, et cher je vous prie. De ce postulat, la revue véritable tire sa singularité : elle est aussi, elle est d'abord un bel objet, une rareté, mieux, une singularité. Si la vision est unique et rare, de même la revue qui, en aucun cas, ne saurait être bibelot de fête foraine, que quelques passants décident de s'offrir, moyennant tout de même rétribution sonnante et trébuchante, attirés par la voix suraiguë de la poissonnière. J'accepte de payer un bel objet le prix qu'il a coûté, j'accepte en tout cas de le payer au prix fixé, et cela sans broncher puisque de toute façon l'âme infusant les pages n'est point monnayable mais je refuse d'acheter une simple coquille vide, reproduite à des milliers d'exemplaires, d'où l'âme ne subsiste même pas à l'état de trace.
Il est ainsi tout simplement inadmissible que la revue que Joseph Vebret dirige, Le Journal de la culture, laquelle n'offre, la plupart du temps, que des pièces rapportées que de toute façon leurs auteurs finiront tôt ou tard par mettre en ligne, coûte près de 20 euros. Payer une somme tout de même élevée pour lire, entre autres perles de vulgarité contente d'elle-même (caractéristique de la vulgarité qui toujours s'auto-contemple), les élucubrations spongieuses d'un Montalte sur tel nanar absolument incompris de la critique, voilà qui est du plus haut comique...
Reste que quelles que soient, je l'ai dit, les inévitables compromissions (évidemment, d'abord, commerciales mais il y en a d'autres...), la grandeur d'une revue est de tenter de reconquérir le statut de l'objet encore auréolé de son prestige que Walter Benjamin s'efforça, sa vie durant, de retrouver dans certaines œuvres d'art, dans la furtivité essentielle des passages parisiens, d'une poésie de l'éphémère magnifiée par Baudelaire ou dans l'assemblage savant, secret, des collectionneurs, des bibliothèques aussi, puisque toute bibliothèque est la trace remarquable d'une bizarrerie de l'humeur et de l'âme de son propriétaire, en clair : une monstruosité.

Les lecteurs habitués de Jean-Louis Chrétien ne découvriront, dans les pages qui lui sont consacrées (dans la rubrique intitulée Shekhina), rien qu'ils n'aient su de longue date après avoir lu le crépusculaire Lueur du secret (L'Herne, 1985) par lequel je découvris l'auteur, L'inoubliable et l'inespéré (Desclée de Brouwer, 2000) dont la lecture m'aida (avec d'autres, Gadenne, Kierkegaard) à surmonter telle épreuve ou encore, ouvrage remarquable, L'arche de la parole (PUF, 1998). En revanche, celles et ceux qui ne savent rien de Chrétien trouveront de quoi nourrir de belles interrogations grâce aux différentes études regroupées dans ce même dossier (au demeurant parfaitement pensé) dont la plus intéressante me semble être celle de Catherine Pickstock intitulée La poétique cosmique de Jean-Louis Chrétien.

L'existence, toujours fragile rappelons-le, d'une revue telle que Nunc est l'un des rares témoignages écrits de la survivance, dans notre merveilleux pays oublieux de tout et d'abord d'une tradition de culture, de savoir et de poésie qui se forgea souvent dans de précieuses et éphémères revues, d'une pensée qui ose et, osant, n'a pas besoin de la criaillerie publicitaire.
19/10/2005
Asensio tient le couteau, ou contre Jorge Semprún
Photographie (détail) de Juan Asensio.
17/10/2005
Anus mundi virtuel

Longues heures, le regard perdu, douloureux, sirotant un verre de rouge plus qu'épais, à lire, à tenter de lire ce que la Toile offre de criardes nullités jetées au vide virtuel, sitôt avalées, sitôt digérées puis expulsées : phocomèles paroles de putes esseulées allumant l'écran à défaut d'un mâle qui calmerait leurs ardeurs et parviendrait même, rêvons un peu, à les empêcher d'écrire, discrètes forfanteries accumulées pour nuls yeux experts de jésuite, pituitifs orgasmes qu'alimentent de pieuses connasses ouvertes comme des outres que la première idée imbécile remplira jusqu'à menacer de crever, verroteries d'argumentations plus versicolores que la dague d'un mamelouk qui ne s'enfoncera jamais dans le secret humide et poisseux d'une chair.
Abandonne toute espérance, lecteur, puisque te voici emprisonné dans l'enfer de ce qui n'est pas. Oui, comme il est vrai que «La post-humanité blogue en crevant» et que, pour quelques réussites que je ne manque jamais de saluer (comme les textes, désormais familiers à mes lecteurs je l'espère, de Dominique Autié et de Juan Pedro Quiñonero), tout le reste est une vaste comédie, une farce abjecte gainée par et dans les mailles du Réseau, comme une dinde géante qui aurait oublié son essence (de) volatil(e) et nous rejouerait, la poésie insurpassable en moins, la pantomime grotesque de l'albatros que moquent les matelots. Et que fait, même, l'un des plus doués, Olivier Noël, qui dans sa réponse rusée et torve au texte de Dominique Autié et au mien, ne décide ni ne tranche mais crucifie la Zone au pied d'une aporie évidente, je veux dire, que je ne songe pas un instant à contester ? Ainsi : «Domaine infra-verbal pour Juan Asensio, univers de la furtivité pour Dominique Autié, la Toile, ce schizo-monde infernal peuplé de simulacres, ne saurait en effet relayer la moindre parole solitaire sinon pour la broyer sans état d’âme et à son insu. La Zone elle-même, qui se voudrait pourtant telle, a surtout réussi – les anticorps de la Matrice sont désormais trop puissants – à traîner dans son sillage son cortège de commentaires dégénérés, cellules métastatiques dont la prolifération exponentielle menace de submerger le monde sensible qui les a vu naître, comme si l’Univers, après s’être étendu, s’auto-dévorait jusqu’à n’être plus qu’un non-point de densité infinie – anus mundi sans la moindre dimension. La Zone, plus que tout autre territoire du blogomphalos, contribue ainsi, malgré la foi inébranlable qui anime son créateur – mais pour combien de temps encore ? –, à l’irréversible entropie qui frappe non seulement le média lui-même, mais encore ses utilisateurs. Autant vociférer dans un désert éternel en effet : du cyberespace ne saurait naître qu’une déhiscence de la Technique, gris acier, à laquelle l’homme, cet animal pathétique, ne serait plus indispensable». Consumatus est avais-je envie d'ajouter, ne me dissimulant pas la portée blasphématoire de ce propos appliqué au règne du multiple, du pluriel indifférencié, du grouillant qui caractérise, depuis la nuit des temps, la surrection du démoniaque (1).
L'ironie seule peut-être, et le ton du pastiche nietzschéen empêchent qu'à leur tour, ces quelques lignes d'Olivier procrastinant une réponse réelle à notre débat ne sombrent dans le vortex tourbillonnant et, leur auteur lui-même l'affirme, dans l'anus mundi qui, nous pouvons le craindre, ne débouche comme une espèce monstrueuse de trou blanc sur un univers surplié au nôtre, inscrit dans son recès le plus secret, comme son avers. Mais peut-être qu'alors ces habitants de l'outre-monde sont les seuls capables de transformer la boue en or, de sauver, en somme, ces phrases ironiques et cruelles (d'abord pour son propre travail) d'un homme, comme il a dû lui-même l'écrire quelque part, moins hanté par le rêve sot d'une surhumanité que par celui d'un âge d'or non point retrouvé (cette chimère de tous les mystiques ratés mâchonnant leur bâton de réglisse ésotérique) mais conquis de haute lutte.
(1) : je suis en train de lire, dans Trois fureurs (Gallimard, 1988, pp. 72-126), la longue étude que Jean Starobinski a consacré au cas, canonique si on veut, du possédé de Gérasa rapporté par l'évangéliste Marc (V, 1-20).