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26/03/2007
Babel ou l'oubli des langues
Crédits photographiques : Mark Lennihan (AP Photo).
«Toutes les langues d’Europe, il [le père] connaît, et même les autres, de Babel, du désert, des terres sans eau ni campagnes à verdures, il en récite quelques mots, des bribes, des graviers secs, brûlés, des escarbilles.»
Jean Védrines, Stalag (La Table ronde).
«Certains soutiennent qu’en vérité les chercheurs consciencieux ne rencontrent pas moins de quatre types de langues cacochymes, à classer selon la gravité croissante des maux dont elles souffrent : les langues «menacées de disparition»; les langues «en voie de disparition»; celles qui en sont «à un stade de disparition avancé»; et, enfin, les authentiques «moribondes», caractérisées par ceci qu’elles ne disposent «plus que d’une poignée de bons locuteurs, pour la plupart très âgés».»
Daniel Heller-Roazen, Écholalies. Essai sur l’oubli des langues (Seuil).
«Eût-il été possible de bâtir la tour de Babel sans l’escalader, que cela eût été permis.»
Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin (Rivages poche).
En attendant de me plonger dans le difficile (sans doute même complexe, peut-être même hermétique mais certainement pas obscur) Partie de neige (Schneepart) de Paul Celan, je rédige quelques lignes évoquant ma lecture d'un ouvrage passionnant : un recueil d'articles écrits par Daniel Heller-Roazen intitulé Écholalies. Essai sur l’oubli des langues.
Ce n'est pas la première fois que j'évoque dans la Zone un des ouvrages parus dans cette exigeante collection du Seuil, La Librairie du XXIe siècle, puisque j'avais consacré un texte à la très belle correspondance entre Paul Celan et Ilana Shmueli traduite par Bertrand Badiou et gâchée par le commentaire imbécile du très piètre lecteur qu'est Pierre Assouline.
Il semble donc logique que l'attention de Maurice Olender (directeur de cette collection et auteur d'un essai, désormais célèbre, sur Les langues du paradis) à l'endroit de Paul Celan, soit également dirigée sur le savant et poétique travail d'Heller-Roazen (qui, à son tour, évoque Celan), travail minutieux consistant à composer le savant herbier où sont regroupées les plantes les plus minuscules, discrètes et fragiles, parfois même menacées d'être arrachées : nos langues. Cette fragilité est remarquablement illustrée par le mythe de la tour de Babel (1), l'un des plus prolifiques sans doute de l'histoire ancienne si l'on en juge par ses innombrables résurgences au cours des siècles. Babel, cette robuste plante de l'intelligence humaine, fièrement dressée vers les cieux avant d'être arrachée.
Dans un court et remarquable texte, Heller-Roazen évoque une hypothèse extrême, tout juste mentionnée par Roger Caillois dans Babel (où il écrit : «Pourtant les premiers étages subsistèrent; ils dataient d’une époque où les règles de l’art étaient encore suivies») : nous vivons encore dans cette immense tour ou plutôt, dans ses ruines. Quel indice nous donne l'auteur de cette survie paradoxale, au milieu des vestiges de notre ancienne grandeur ? Le voici, digne de constituer la trame d'une nouvelle de Dick ou de Borges, alors même que Heller-Roazen l'a trouvé dans l'ouvrage de Dante sur l'Éloquence en langue vulgaire : «le signe le plus sûr que nous résidons encore dans la tour est peut-être que nous ne le savons plus, puisque y habiter ne signifie rien d’autre que survivre dans la confusion de son atmosphère. Ainsi Babel, détruite, persisterait; en nous-mêmes, livrés sans fin à la confusion des langues, nous subsisterions en elle, obstinés dans l’oubli.» En somme, bien que les intentions des deux auteurs ne soient bien évidemment point identiques, Heller-Roazen rejoint Raymond Abellio qui écrivait dans le premier tome de sa Dernière mémoire, Un faubourg de Toulouse : «C’est l’art qui marque l’assomption réelle de l’espace. Si, à ce moment, Babel s’écroule, cela veut dire seulement que le passé de l’œuvre n’a plus d’importance, et que sont oubliés tâtonnements, brouillons et ratures, jetés au feu par la foudre qui soudain tombe sur la tour […].»
C'est affirmer que tout ouvrage édifié par l'esprit, qu'il soit de brique et de pierre comme la tour immense de Babel ou qu'il se soit constitué par la très lente décantation du substrat, au travers du sable des millénaires, déposé par les phrases oubliées ou célèbres, ne peut mourir, pour la raison même qu'il est une trace, un reste, aussi infime qu'on le voudra, du génie des hommes. Mieux même puisque, selon l'auteur, c'est en raison même de l'oubli des langues (cette expression s'entend dans ses deux sens) que celles-ci peuvent à l'évidence mourir mais aussi naître puis se développer. Ce n'est sans doute pas un hasard si, fort malicieusement, Heller-Roazen, en guise d'ouverture de son ouvrage, a placé un texte intitulé Au sommet du babil (alors que le texte intitulé Babel, comme il se doit, est le dernier du livre) dans lequel il note que : «Les langues de l’adulte retiennent-elles quelque chose du babil infiniment varié dont elles naquirent un jour ? Serait-ce le cas, il ne s’agirait que d’un écho, puisque, là où il y a langage, le babil du nourrisson a disparu depuis longtemps, du moins sous la forme qu’il avait prise un temps dans la bouche de l’enfant ne parlant pas encore. Ce ne serait que l’écho d’une autre langue, qui n’en est pas une : une écholalie, vestige de ce babil indistinct et immémorial dont l’effacement a permis la parole.»
C'est dans son commentaire au sépulcral conte de Poe intitulé La vérité sur le cas de M. Valdemar, qu'Heller-Roazen établit cette vérité poétique, écrivant : «Que la bouche parlante survive à sa langue, ou qu’à l’inverse l’organe survive au corps parlant, le langage, délivré de ce à quoi on le croyait attaché, subsiste; il se fait entendre «comme d’une très lointaine distance ou de quelque abîme souterrain». Plus, ou moins qu’«une», c’est ainsi que la langue périt et pourtant demeure. Au-delà du corps et de la voix, elle persiste dans l’effacement de ce dont elle semblait provenir et de celui qu’elle semblait servir. Une langue n’est sans doute rien d’autre que cela : un être qui se survit à lui-même» (je souligne).
Dès lors, les explications d'Heller-Roazen, que les imbéciles jugeront floues, voire, je l'ai dit, poétiques comme s'il s'agissait d'une insulte que d'user de cet adjectif, me paraissent pourtant d'une portée autrement stimulante que les assertions sans âme d'un Marc de Launay qui, sur ce même thème classique du mythe de Babel, écrivit récemment : «On rappelle néanmoins, par le fait que le nom propre de Babel semble en apparence «motivé», ce que pouvait être la langue une qu’on a fuie – l’infernal cauchemar d’une langue totalement motivée, sans noms propres, sans identité possible, donc» (Pierre Bouretz, Marc de Launay, Jean-Louis Schefer, La tour de Babel (Desclée de Brouwer, 2003, p. 128).
La langue une qui semble tellement effrayer Marc de Launay n'est qu'un fantôme qu'agitent les sots toujours désireux de nous prémunir contre toute forme de totalitarisme, fût-il imaginaire. Nous nous souvenons encore de Roland Barthes nous assurant que la langue française pouvait, si nous n'y prenions garde, nous délivrer un solide coup de pied botté au derrière. La langue une, absolument unie, l'unilangue humaine, est une création de professeur au militantisme fantaisiste puisque toute langue est riche d'une multitude de rhizomes invisibles, de nervures qui parcourent son étendue pour transporter une sève dont nous ne savons jamais quelles branches elle fera grandir, quelles étranges bourgeons elle nourrira. S'il y a une théologie du fantôme, selon la belle expression de Michel de Certeau, doit également exister une linguistique du fantôme. Dès lors, ce cauchemar évoqué par Orwell d'une langue complètement motivée, en ceci que la distance entre les mots et les choses serait abolie, n'existe tout simplement pas si une langue est toujours le reste d'une autre dont nous ne savons rien, pas même si elle fut de strict usage humain comme le rappelle Walter Benjamin évoquant la tristesse de la nature devenue muette à cause du péché d'Adam, pas même si elle n'a pas été, en nous-même, l'ombre sans cesse présente de l'animal qui nous a précédé, qui n'en finit pas de toujours nous précéder selon Giorgio Agamben (2).
Notes
(1) J'ai évoqué le mythe de la tour de Babel tel qu'il apparaît dans le célèbre texte de Dostoïevski intitulé La légende du Grand Inquisiteur (extrait de ma Critique meurt jeune).
(2) Le langage humain, en tant qu'il est articulation, c'est-à-dire arrêt et conservation, de cette «trace disparaissante», est le tombeau de la voix animale […], Giorgio Agamben, Le langage et la mort (Christian Bourgois éditeur, coll. Détroits, 1997 [1ere édition, 1991]), p. 89.