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05/01/2010

La mort à l’œuvre. Prière pour Gunwal Jégou

Photographie (détail) de Juan Asensio.

20036421070_20817c438b_o.jpgJe n’ai rencontré Gunwal Jégou, par l’intermédiaire d’une amie commune, Morgane Lefèvre, que deux fois, il y a bien des années à présent (en 1992 ou 1993 je crois, à Lyon), lorsqu’il préparait la composition de sa revue, Contrepoint, dont un seul numéro devait paraître.
Il m'invita à y écrire l'article reproduit ci-dessous. La facilité propre à la Toile nous avait permis, il y a quelques mois à peine, de nous écrire, après tant d'années d'éloignement et de silence : il disait me lire, beaucoup, certains de mes textes constituant une véritable source d’inspiration – une parmi tant d’autres bien sûr, Gunwal était un grand lecteur, et un écrivain aussi, ce que je ne savais pas. Je fus touché par ses paroles et répondis à son courriel, sans savoir que je m'adressai à lui pour la dernière fois.
Gunwal s’est éteint après des mois d'une lutte sans merci qui laissait son corps «torsadé par la tornade chimique», dimanche 27 décembre 2009, à l’âge de 33 ans. Le voici désormais, selon ses propres mots, débarrassé de «toute cette ossature extérieure [argent, travail, statut] qui pèse comme un heaume sur les petites flammes chétives que nous sommes.»
Je lui dédie ce texte, légèrement modifié par endroits (et augmenté d’une note), qu’il fit paraître dans son éphémère revue, dont le premier thème d’étude était la mort.

«Ô la présence de la mort. Prions.»
Georg Trakl, Les Chants du Rosaire.


Il y a des lignes rares, méconnues, mystérieuses, extraites des Hymnes pseudépigraphiques trouvés dans les grottes de Qumram, qui placent la mort à une hauteur insigne de vérité :

«Car les enfants sont parvenus jusqu’aux flots de la Mort;
et Celle qui est enceinte de l’Homme de détresse est dans ses douleurs.
Car dans les flots de la Mort elle va donner le jour à un enfant mâle,
[…]
Et Celle qui est enceinte de l’Aspic est en proie à des douleurs atroces;
Et les flots de la Fosse se déchaînent pour toutes les œuvres d’épouvante.»
Hymne E, III, 9-12.


Dans cet extrait, il importe peu que la lumière triomphe, en fin de compte, de la noirceur qui la cerne : c’est bel et bien la Mort qui y semble victorieuse, car, par le simple fait qu’on l’oppose à la Vie, comme une grandeur autonome et adverse dressée face à Celle qui donne naissance, paraît un manichéisme subtil que l’Église a eu le tort de croire trop vite endigué.
Ce n’est pas tout. Par le simple fait, également, qu’on donne à la Mort le même pouvoir de création que celui dont jouit la Vie, on quitte les tréteaux vermoulus du seul manichéisme, trop facilement vitaliste, pour déboucher sur la voie étroite d’une ontogénèse de la Mort et du Mal, d’un douloureux accouchement de ce quelque chose sans nom que les eaux de la Genèse n’ont pas totalement recouvert, irrévélable vérité qui établit que la Vie et le Bien, pour vaincre leur ennemi – cet Aspic qu’on trouvait déjà rampant dans le jardin édénique – doivent impérativement connaître et expérimenter dans leur chair la morsure du Néant.
C’est des flots de la Mort qu’émerge le Sauveur mais c’est leur eau amère qui va mordre pourtant, tel un puissant acide, les flancs de la Croix, comme si Léviathan avait planté le dard de la Mort (voir le prophète Osée) sur la planche du salut, afin que l’engloutissement de sa chair blanche consomme la disparition de l’Achab divin – et qu’importe que la meule qui ferme l’entrée du tombeau du gisant miraculeux soit décidément un bouchon de lumière trop difficile à avaler, il reste encore trois jours au Mal, une éternité !, pour perpétrer son œuvre. Ainsi formidablement présente, ne faut-il pas être assuré que la Mort, comme une flèche d’insolence, va planter sa pointe dans le corps supplicié de Dieu fait parole ?
La Mort personnifiée, la Mort en personne, une chair rongée, des os et du sang, mais vidés de leur matière, leur poids de présence, une volonté dont la détermination ne peut être prise en défaut, mais viciée depuis son commencement, une intelligence redoutable, mais pervertie absolument par son tête-à-tête spéculaire, monotone et solitaire, infernal disait Baudelaire, aux porches du non-être desquels le grand Milton a fait jaillir, comme pour une marche guerrière vers son Paradis perdu moins oublié qu’imprenable, sa trinité maléfique, Satan, sa fille le Péché et le fils que cette dernière a eu de son propre père, la Mort. Un immense corps évidé, lascif, vaste comme le monde inversé de Blake, avec en son centre inabordable un soleil de pure noirceur, blessure par laquelle s’échappe à grandes lames l’eau d’aucun baptême. Une présence fausse, un simulacre d’être, un pont pour le moins étrange puisqu’il ne relie, nous dit Yves Bonnefoy, aucune des rives de la terre gaste sur laquelle T. S. Eliot a laissé l’empreinte légère de ses hommes creux : «This is the dead land / This is cactus land / Here the stone images / Are raised» (The Hollow Men). Un corps, oui (qu’est-ce donc qu’un cadavre ?), qu’on ne peut pourtant prétendre étudier grâce au scalpel émoussé de l’analyse littéraire se voulant dissection – allez !, c’est que la mort est là, dans les muscles mêmes et dans les yeux de celui qui lit ces lignes –, qu’on ne peut représenter dans l’espace romanesque contrefait que par un repli de parole sur la plus évidente insignifiance : c’est ainsi le corps massif et pourtant impondérable de M. Ouine, hantant d’un trop-plein de graisseuse langueur les mauvais rêves de Steeny, Ouine qui imprègne de sa faconde morbide les pages du dernier roman de Bernanos. C’est encore le corps-cadavre imaginé par Bram Stocker, vampire qui suce le temps car la mort est toujours déjà-là, dans une apparition brusque de relative inexistence, dans un surprenant sursaut d’immanence inquiète, comme le montrent les contes fantastiques de Gautier ou encore, de façon exemplaire, La Chute de la Maison Usher de Poe.
Quoi qu’il en soit, la Mort est là, dans le texte, le langage, l’écriture, le Verbe, comme une vrille obsédante, un cancer qui se repaît de la chair des mots, qui va l’engloutir dans très peu de temps, quelques heures ou quelques minutes, dans une inversion de la progression de ce corps sans visage que Lovecraft amène à une lumière jamais atteinte – «Dans le crépuscule moite, je montai des degrés de pierre usés par les siècles jusqu’au dernier […] Épouvantable […] ce puits de mort, un puits d’encre, fissuré, désert […]; plus angoissante encore la lenteur de ma progression : car j’avais beau monter et monter, au-dessus de moi l’obscurité ne s’éclaircissait point…» (Je suis d’Ailleurs), ou dans l’annulation temporelle du hic et nunc de l’énonciation, chenillée dans une boucle parfaite d’insolente et irradiante solitude, comme cela se produit dans Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez; dans la biffure enfin de toute coordonnée spatiale et l’inexistence pure et simple de toute trame temporelle certaine dans Ubik de Philip K. Dick. Autre œuvre exemplaire : Le Chevalier et la Mort de Sciascia qui place là un de ses tout derniers romans sous l’inquiétante garde de la gravure sans doute la plus connue de Dürer. Dans ce livre énigmatique, l’enquête autour de la mort d’un riche industriel se clôt par un échec, débouche sur l’aporie propre à tout grand roman policier, échec et aporie d’un enquêteur mort-vivant que l’écrivain a le culot… de faire assassiner, au milieu des ordures que déverse la gueule ricanante de la Mort, laquelle semble être le plus réel des personnages du livre.
Il n’est pas certain, même, que la littérature puisse se passer un seul instant de ce délétère aiguillon, comme nous le montre l’exemple ancien d’Orphée : toute parole sérieuse doit s’engager, s’avancer devant la porte d’airain et demander à son gardien, humblement, qu’il lui permette de passer, pour se risquer dans l’angoisse du resserrement et, si ce n’est dans le cercle mortel où la corne de taureau de Leiris va l’embrocher, que ce soit, plus hautement, dans la façon de côtoyer le silence, dans la voie terrifiante qui mène le poète dans les profondeurs du royaume privé d’espérance, et le chant vers une terre muette. Dans Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, Marlow, double interlope du romancier, doit se tenir au plus près de la bouche d’ombre du maléfique Kurtz, quitte à se perdre au fin fond de la jungle, quitte à sentir dans sa propre chair la saveur fade du combat avec la mort et, en soi, au plus secret de l’âme, la combustion troublante d’émotions primitives qu’on croyait éteintes sous le gel des millénaires sans nom ni visage. Si Marlow n’avait pas pénétré dans l’Enfer où Kurtz a été son cicérone, si Conrad lui-même ne s’y était point enfoncé, le marin n’aurait sans doute pas pu quitter le repaire des ténèbres où se tenait l’un des plus hauts produits de la culture occidentale, en repartant sur son vapeur rafistolé vers une lumière lointaine, louche et incertaine, mais au moins bien réelle, et l’écrivain n’aurait pu égrener les premiers mots de cette œuvre-matrice et ainsi se libérer de sa vision cauchemardesque.
C’est dans le creuset de la présence néfaste que la parole forge son alliance et son alliage, dans l’athanor où se décante la matière mauvaise que la langue se dégage de sa gangue, refaisant toutes les étapes de l’œuvre au noir, bien qu’ici la nigredo ne soit pas simple métaphore, mais étape aussi réelle que nécessaire, guide que doit rencontrer sur sa route l’écrivain, comme si nez à nez il tombait sur un sphinx à la gueule fermée et qu’il le forçait à cracher son secret. Tandis que j’agonise de William Faulkner est ainsi une longue marche pour enterrer correctement le corps sans vie de la mère, et cette marche est aussi – un peu comme dans tel épisode célèbre du Seigneur des Anneaux de Tolkien – la traversée amère d’un lieu hanté par les ombres déchues (puisque le cadavre est ce qui a déchu, est tombé), même si les pages du roman de Faulkner vibrent de la présence vivifiante du symbole du poisson, gage de renaissance christique…
Renaissance ?
Voici le mot déterminant, le point essentiel, le nœud gordien de l’écriture de la Mort, celui de sa mise en scène dans et par la littérature : le fait, tout simple comme il en va toujours avec le mystère, que, toujours, la parole retrouve, après sa plongée dans les gouffres sans âge du tohu-bohu, l’eau claire de la surface. Attention. Je ne voudrais pas laisser croire que, me gorgeant de belles paroles, affirmant que la remontée est plus facile que la descente (1), je serais un de ces trop nombreux sulpiciens se rafraîchissant au baquet d'eau où grenouillent quelques fadaises catéchétiques décolorées : un mort est un mort, et un cadavre, la présence irrécusable qu’il y a là, posé sous les regards vides des parents, des amis, des proches, quelque chose dont absolument rien ne peut rendre compte, ni les pleurs, ni la colère, ni la terreur, ni leurs pleurs, ni leur colère, ni leurs prières, ni la parole d’un poète – l’exemple tragique du grand Paul Celan le confirme –, pas même celle d’un saint, encore moins celle, hâtive et institutionnelle comme une homélie de chancelier, du prêtre, pas même peut-être l’histoire exemplaire d’un Dieu qui jadis sua, dans son propre sang, la peur de mourir.
Cette certitude que la mort est l’évidence de ce qui, encore présent sous la modalité pierreuse du cadavre, n’est pourtant plus là, posé sous nos yeux, ou bien se trouve là d’une façon inédite qui nous procure, comme on dit, le frisson de l’au-delà et nous fait soupçonner que cette odieuse destruction de la matière n’est sans doute pas, ne peut pas être le dernier mot de l’esprit, c’est tout le sujet d’un des chefs-d’œuvre de Paul Gadenne, l’un de ses textes les plus fulgurants. Dans Baleine, c’est lorsque s’échoue sur une plage déserte le corps monstrueux du monstre biblique, et que l’horizon est mystérieusement envahi par les diaprures de la décomposition, lorsque le ciel même semble diffuser, comme dans le poème de Baudelaire, une lumière sale, que la rencontre va pouvoir advenir entre deux êtres, une femme et un homme venus contempler le cadavre puant. Qu’importe si la mort du cétacé est le signe de la guerre dont la fureur au loin s’exacerbe, cette fureur que l’on dit aveugle ayant elle-même, pourtant, favorisé la rencontre scandaleuse qui s’est glissée, fort humblement, parmi le fracas des armes, sous leurs déflagrations de lumière – et, dans ce cas, cette fureur contredit absolument les lois du hasard, à moins qu’elle ne soit que la précipitation de ce même hasard, qui dès lors ne serait plus hasard mais providence, hasard transformé, révélé, accepté, incarné dans une chair et une âme, en l'heure unique d'une présence. Qu’importe encore si cette mort rejette en fin de compte la réussite d’une rencontre qu’elle paraissait pourtant devoir favoriser de son autorité surnaturelle puisque, comme l’écrit le romancier, les «eaux du déluge se retirant, nous marchions sur cette vase étrange où la mort est grouillante, où se lèvera» par-delà les blêmes éclaboussures du pourrissement et contre toute assurance empirique, «le blé des pharaons». Le blé nous donnera de nouvelles récoltes, même si la terre qui le porte semble trop sèche pour donner la vie sans relâche, mais la rencontre entre deux inconnus, elle, ne mûrira pas, à moins que Paul Gadenne nous laisse entendre qu’elle n’est que la face joyeuse et comme retournée de la vue du cadavre de l'animal légendaire.
Ce dernier exemple nous met sur la voie d’une interrogation brutale qui est pure béance, attente formidable de l’inexploré : quelle doit être la dimension réelle de la Parole, quelle doit être la puissance véritable de l’écriture, pour qu’elles puissent l’une et l’autre supporter sans défaillir la charge infinie de la Mort, la ruade fabuleuse du quatrième cavalier que l’Apocalypse dégorge sur l’univers ? Quelle doit être réellement la force de la parole pour qu’elle admette, mieux, qu’elle recherche comme une preuve radicale, la plongée dans le gouffre noir, pour qu’elle en remonte quand même, toute pleine de joyaux irrévélables, la bouche encore humide du mystère entrevu ?
En évoquant Parabole, William Faulkner écrivait ces mots, qui condensent admirablement mon propos : «Quand le dernier glas du destin aura sonné et disparu du dernier et dérisoire rocher suspendu inamovible dans le dernier couchant rouge, il y aura quand même un bruit, un seul : celui de sa petite et inépuisable voix, parlant encore».

Note
(1) Virgile affirme dans le fort célèbre Chant VI de son Énéide : «Troyen, fils d’Anchise, né du sang des dieux, il est facile de descendre à l’Averne : la porte du sombre Pluton est ouverte nuit et jour. Mais revenir sur ses pas, reparaître en haut à la lumière, c’est là une tâche laborieuse.»

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