« Troisième réponse à Jean-Luc Evard, histoire du possible et du réel, par Francis Moury | Page d'accueil | La Grande forêt de Robert Penn Warren »
14/02/2011
Quoi de neuf docteur Frankenstein ?, par Hector Jalmich
Elle a le songe au corps comme le diable au cœur, notre contemporaine. La chair exulte au royaume des songes, ledit virtuel, ce camp d’extermination de la chair, celui de la vie et de la mort, aujourd’hui. Un jour qui n’en finit pas, un corps qui crève indéfiniment de sa mise à jour technobiologique, le songe d’un jour et d’un corps éternels, un cauchemar en somme, tel est le lieu qu’occupe la question du corps virtuel.
Car qu’est-ce que la virtualisation du corps sinon l’avertissement de sa disparition dans la sommation de sa désincarnation, à tout le moins le symptôme de son asservissement à la machine ?
Voici donc Clémence Festivus, ou – ou devrais-je la nommer Constance ? –, accompagnée de ses filles, Tolérance, épouse de Zéro, et la très volontaire Transe-pas-rance pour qui tout doit disparaître. Elles me regardent de biais, moi, le réel, l’homo historicus qui tient depuis l’art rupestre jusqu’à Guernica, le haut du pavé. Elles sont prêtes à me creuser la tombe pour y trouver la plage numérique sur laquelle elles pourront bronzer le compas de leurs prothèses orthopédiques qui arpente l’im-monde, dans la friture de leurs multiples orthèses. Autant dire qu’elles ne cassent pas de briques numériques, ces tartufettes, il y a comme quelque chose de gras au pays du bifidus, d’ingrat dans la pose qu’elles affectent en déclarant mon corps obsolète.
Elle voudrait en finir tout de suite l’inexorable Clémence, cette Valérie Solanas, me couper sur le champ la crinière ébouriffée aux couleurs du temps qu’elle ne parvient pas à lisser. Je la connais bien et de longue date cette progéniture. J’ai toujours dans l’oreille les hurlements de douleur sourde de la Camarde gestante, ma première concubine, et les yeux humectés encore de la lacrymale acidité que je n’avais pu contenir lorsqu’à l’accouchement la pédiatre en blouse blanche m’annonça le décès de ma compagne historique. Nous avions parcouru tant de routes et de tranchées ensembles, depuis de si longues années, qu’aujourd’hui comme hier je tremble lorsque je tiens dans mes mains pleines de pardon sa robe élimée, cette mémoire qui se délite en lambeaux. La nuit fut faite et dès lors ne vint plus qu’un jour aveugle et sans écume, charriant son lot de prophètes démiurgiques et de petits Prométhée sans argile aussi ennuyeux que la télématique.
Le concept de télématique et l’appellation non contrôlé d’arts médiatiques, que l’on rangera sur l’étagère si bien dépoussiérée de la déconstruction létale globale, y sont exemplaires.
L’écrit de ses sectateurs ne laisse pas de doute quant au positivisme obligatoire dont il se fait le chantre. Le contexte sera toujours surprenant, il conviendra que l’œuvre soit dite iconoclaste, rompe avec la tradition, déconstruise les stéréotypes, dans un permanent interactivisme, étonne par une exploration sans limites d’hybridations spectaculaires etc; ainsi l’on pourra faire passer la fragmentation de l’identité pour exemplaire tout en se cachant derrière les diverses acceptions de ce dernier terme, en noyant son propos et son lecteur dans le soporifique descriptif de la soupe théorétique.
Notre rapport au corps ne s’est pas transformé avec la cyberculture mais avec sa marchandisation. Le corps passé marchandise depuis les camps jusque dans la publicité audiovisuelle, cette prétendue poésie de notre époque selon le publiciste, ce narcisse médiatique, en est le tenant et l’aboutissant. Le trafique d’organes et les implants de silicone ou les avatars de second life, déjà l’humain réduit au biologique réduit à la machine, ou la désincarnation, la déconstruction identitaire que cela implique, ne peuvent être tenus pour des preuves d’un avènement d’une post-humanité.
Pour l’heure, nous ne sommes pas encore les post-humains que l’on se plaît à nous faire croire à renfort de concepts mêlant les lexiques psychologiques et d’histologie, de sociologie descriptive et de pseudo-philosophie, épistémologiques et journalistiques, mass-médiatiques. Le théorétique cache mal sa novlangue festive de Cité des dômes.
Et ce malgré la présence d’une compagne de la créature de Frankenstein, telle Orlan, qui ne parvient pas à devenir Psyché, retenant Thanatos plus qu’Eros pour amant, dans ses draps de bure.
Rien de nouveau dans l’hybridation de l’organique et du technologique, la langue allemande a connu cet écueil et l’on relira Klemperer pour mémoire. (La LTI apposant des termes contradictoires dans «l’accouplement du mécanique et de l’organique» comme dans l’exemple que Klemperer étudie : «Betriebszelle désignant les cellules du parti au sein de l’entreprise : l’entreprise betrieb et zelle cellule.»)
Si notre sociologie change, notre anthropologie reste celle d’un humain né du ventre d’une femme, avec la séparation, la perte que cela implique.
Mais demain ? Pondu d’un utérus artificiel, ou bien devenu clone renouvelable toutes les x années, que me restera-t-il d’humain ? Rien. Entité biologique peut-être mais moins humain. Cybernétique ? Bionique ? Plus tout à fait humain. Nanotechnologique ? Sans doute moins terrien.
La télénoïa est d’un ennui certain, pas même de Moravia, faite substitut de la paranoïa (selon l’inénarrable et abrutissante théorie de quelques Kerckhove et Ascott) quand elle n’est que le symptôme d’un refus de métanoïa.
Et quel serait donc ce nouveau champ de création qui permettrait la relation contre la sectarisation supposé des arts qui la précède ? Le théâtre de Becket avait-il besoin de l’objet télévision pour dire la disparition, pour gommer du corps ? Non.
De même selon les présupposés d’Ascott, de Kerckhove ou autres Démiurges du festivisme, sur les arts dits pretélématiques, l’on devrait penser que la peinture, un tableau, n’était qu’une surface conçue pour le regard. Comme si l’œil n’était pas un organe sexuel. Comme si le Guernica de Picasso n’intimait aucun son. Comme si l’écriture, le récit, la poésie n’étaient pas capables de transmettre des sensations olfactives, visuelles ou bien… sonores ? Bach, Mozart, Berlioz, Parker et Gillespie ou Miles Davis ne nous ont-ils transmis aucune image ? Demandez à Louis Malle et tant d’autres. – Nietzsche, Strauss et Kubrick ? – Quelle nouveauté dans le domaine des arts ? Avant ou depuis le 7e art. Soyons réalistes, la seule nouveauté en l’espèce est celle qui nous somme d’agréer la misère artistique contemporaine. L’art était, dans l’Histoire, enfant de bohème. Le non-art d’aujourd’hui est celui du technologique, de facto de l’économie de marché, bien plus soumis à ces lois que jamais la tradition n’entrava les créateurs de jadis.
Quoi de neuf ? La subjectivité doit disparaître. Pas au profit de l’objectivité mais à celui de l’uniformité, de la fusion entre les parties, nonobstant le nouvel apartheid qui dit à l’handicapé quelle est sa place. Nous ne supportons plus nos différences, il faut à tout prix que nous soyons tous ensemble, univoques, pluriels contre le singulier, un golem contre la singularité. Pas tout contre mais débarrassé d’elle. Distribution gratuite de chemises noires.
L’artiste contemporain est un artiste à messages. Il a ses ideas qui le démangent, hic et nunc. Il n’inscrit pas sa création dans une histoire de l’art, ses œuvres n’interrogent pas celles qui les ont précédées et n’anticipent pas plus qu’elles ne prophétisent. Elles parlent du contemporain, elles sont le contemporain, le présent vide et creux qui regarde les médias qui se regardent eux-mêmes, avec un nombril abyssal plus qu’une mise en abîme,
Quoi de neuf dans l’expertise d’une Lynn Hersman ? Godard en son temps n’a-t-il pas fait sortir d’une inertie contemplative son spectateur ?
Si vous n’aimez pas la musique, si vous n’aimez pas la peinture ni la littérature, allez vous faire foutre !
De l’aveu d’Alex Posada, artiste synesthésiste, disons conceptuel, la synesthésie serait une qualité, «on dit une maladie mais j’aimerais l’avoir», ajoute-t-il ! Faut-il que l’artiste contemporain soit si peu capable et si peu réceptif qu’il croit qu’il lui faille tomber dans la pathologie pour réussir à faire l’artiste ? Là où dans les arts traditionnels, de la peinture rupestre au dripping de Pollock, l’un de nos sens convoquait les autres, la cyberculture, au contraire de ce que l’on écrit depuis les années 90, les sépare dans la fusion même, l’absorption, dans une réception multi passive, impliquant tous nos sens, agissant sur tous les fronts, ne laissant à l’auditeur-spectateur (prétendument acteur dans le cas d’expositions), d’autre possibilité qu’être un réceptacle sous hypnose, un autiste.
On se demande comment le dit nouvel artiste, cet autiste des arts médiatiques et tocs à parole mutilée pourrait devenir un créateur de monde, selon Roy Ascott, plutôt q’un «fournisseur de représentations du monde» que serait l’ancien artiste (Ascott in Poissant, 1995), quand celui-là ne sait que se faire le pourvoyeur de mondes virtuels, de non monde, i.e. d’immonde. Sa téléprésence dans les réseaux sociaux relève bien d’une absence du corps et de la disparition de la relation des corps et des individus qui les incarnent habituellement. Songe des sens de la caverne numérique.
L’interactivité, maître mot des socio-théoriciens, est substituée à l’ancien échange, l’accord, ou du lexique théologique, la communion. L’homme veut disparaître; que le créateur ne soit plus ! Tous hybrides demain. Quelle joie ! Accueillons sans plus tarder cette nouvelle ère ! Cette terre virtuelle promise, à nos avatars, à nos clones.
À cette nouvelle et létale religion l’on serait tenté d’opposer une ancienne, Malraux nous avait, en quelque sorte, prévenus. Le siècle prochain, le nôtre, sera mystique, religieux, ou ne sera pas, pourrait-on rappeler. Si l’on pose, ou bien nous donne, une alternative entre la «synesthésie obligée du numérique» (1) et Dieu, que choisirons-nous ? La pathologie ou bien la tradition ? Le html ou l’exégèse ? Le miracle de la parole ou le code ? L’abstraction du tétragramme ou bien la disparition 2.0 ?
- Ah mais monsieur que dites-vous là ? Dieu est mort voyons.
- Et la mort elle-même, chère Clémence, nous dit la Shoah.
Eh bien moi qui ne suis pas baptiste, agnostique apocryphe, je serai donc le dernier homme, cet ultime républicain que Mary Shelley dans le roman du même titre décrivait seul avec son chien, et plaçait à Saint Pierre de Rome, gravant sur la basilique : «An 2100, dernière année du monde». Mais rien, ni personne, le long des rivages de la terre déserte, ne veillera sur cette frêle embarcation où me guide l’impossibilité d’une île.
Note
(1) «Le travail de la peinture, de la musique, de la sculpture était de cultiver chacun des sens séparément, au service du sens dans l’art figuratif ou les structures mélodiques. Celui du virtuel sera de les réunir et de les traduire dans la synesthésie obligée du numérique» (citation de Derrick de Kerckhove tirée de l'ouvrage de Louise Poissant, Esthétique des arts médiatiques, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 1995).
Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, peinture, art contemporain, polémiques, hector jalmich | | Imprimer