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09/10/2012

Parabole de William Faulkner

Crédits photographiques : Emilio Morenatti (Associated Press).

William Faulkner dans la Zone.

«Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.»
Paul Valéry, La Crise de l'esprit in Variété [1924].


faulkners-studio.jpgDe puissantes masses d'êtres humains, sales, affamés, les yeux grands ouverts, perpétuellement en mouvement, comme des fleuves (cf. p. 319) dont les flots s'ouvrent par exemple devant la carriole transportant le cercueil du caporal fusillé (cf. p. 564), annoncées, indiquées et suivies par tout un ensemble de sons, rumeurs et vacarmes (cf. p. 309), y compris des bruits d'animaux (cf. p. 327), des voix d'hommes se transformant même en chants religieux (cf. p. 353), des phrases monstrueuses s'étendant sur plusieurs pages (cf. pp. 348-52) tentant, follement, de résumer le monde de la guerre et peut-être même l'univers tout entier qui de toute façon semble condamné à être englouti par la gueule béante de la folie, Parabole (1), l'un des romans de William Faulkner les plus sous-estimés par la critique (le livre fut pourtant l'objet de plus de deux cents comptes rendus, et celui qui l'écrivit reçut deux prix en 1955, le National Book Award for Fiction et le Pulitzer) mais aussi l'un des plus méconnus par les lecteurs eux-mêmes du grand écrivain, représente à nos yeux, non seulement un livre qui lui coûta plusieurs années d'un travail difficile (de décembre 1944 à novembre 1953, nous apprend l'auteur, lorsque Le bruit et la fureur fut écrit en six mois), à ce point difficile qu'il estima, un temps, qu'il serait le dernier de ses romans, et que, comme un Goya peignant frénétiquement sur les murs de sa Casa del Sordo, il écrivit, au-dessus de son propre lit, là aussi à même les murs de son bureau de Rowan Oak, l'esquisse du plan original de ce texte, mais encore une mise en garde exceptionnelle contre le monde des titans qui semble être né du chaudron de sorcières qu'a été le XXe siècle.
François Pitavy, dans l'excellente notice, bien que parfois trop visiblement embarrassée par l'allégorie religieuse du roman, disons sa christomanie, qu'il donne de Parabole pour l'édition de la Pléiade, a parfaitement raison d'écrire qu'il s'agit d'un «roman sur un état de guerre devenu, en pleine guerre froide, la métaphore de la condition humaine et sur les menaces d'anéantissement qui pèsent non pas sur les seuls pays belligérants, mais sur l'humanité entière» (p. 1329, voir la note 1 pour les références de l'ouvrage mentionné).
Parabole, publié en 1954, frappe par ce que nous pourrions appeler sa hauteur, son point de vue unique sur les alentours qui est l'immense champ de bataille de la Première Guerre Mondiale, le théâtre des opérations où s'affrontent les machines qui n'en sont qu'au tout début de leur folle croissance, théâtre de guerre et de grands mouvements de foules hagardes que les deux principaux personnages du roman contempleront, du haut d'une colline, une nuit où semblera se jouer entre un père dépouillé d'humanité et son fils qui en assume la plus misérable part le destin du monde. L'un et l'autre, pourtant, semblent désincarnés, comme s'il s'agissait, durant leur confrontation, d'une de ces joutes entre deux allégories du Bien et du Mal que mettaient en scènes les auteurs, souvent anonymes, des mystères médiévaux.
Peut-être est-ce d'ailleurs ce point de vue surplombant qui empêche Faulkner de donner une réelle consistance à ses personnages principaux, alors que les secondaires, eux, sont animés de vie, de passion, deviennent humains par leurs faiblesses, leur crasse, leurs blessures, leur sordide ivrognerie ou rapacité.
Il s'agit toujours d'observer l'humanité réduite à de grands flots qui s'écoulent et semblent littéralement siphonnés par la gueule insatiable de la guerre, là où Absalon, Absalon ! nous offrait, de cette même humanité, quelques-unes de ses plus inoubliables figures et, finalement, un rempart absolu, par l'action de Sutpen invinciblement attiré par l'urgence du démiurge, contre l'anonymat, le grouillement, la fragilité de la chair humaine, du cœur humain engloutis par les foules se ruant dans la fosse de l'Histoire devenue folle : «C'est ainsi qu'ils couraient presque, ne marchant que quand ils y étaient forcés, et recommençaient à courir dès qu'ils pouvaient, blafards, obstinés, infatigables, tandis que le flot de la matinée déferlait de nouveau à travers le crépuscule, la ville ensevelie dans l'ombre et la torpeur de la nuit, vers les quartiers populeux et grouillants d'où ils étaient sortis. On eût dit la relève d'une équipe d'ouvriers dans une usine où l'on avait considérablement réduit la pause réglementaire en vue de la fabrication de jour et de nuit des obus, dans le cas, par exemple, d'une armée en retraite mais non vaincue, les yeux injectés de sang par les fumées, les cheveux et les vêtements empuantis par les vapeurs nauséabondes, se hâtant d'aller manger puis de revenir, mangeant déjà, tout en courant encore vers elle, la nourriture qui les attendait, et déjà de retour aux machines cliquetantes et fulgurantes jamais arrêtées, pendant qu'ils mâchaient encore et avalaient une nourriture dont ils ne sentaient même pas le goût» (pp. 203-4).
Qui croirait lire du Faulkner dans ces lignes qui évoquent un mélange de Dickens et d'Orwell ? Qui penserait, même, pouvoir ranger Parabole parmi ces autres romans sur la Première Guerre que sont Les Croix de bois de Roland Dorgelès, paru en 1919, ou le grand classique d'Eric Maria Remarque, À l'Ouest rien de nouveau publié dix ans plus tard ?
Le temps, sans doute, est à l'urgence, à l'évidence de la folie plus seulement vue par le biais de l'idiot du Bruit et la fureur, mais qui semble au contraire s'être étendue à l'ensemble des êtres pensants, l'écrivain conservant, lui, mais pour combien de temps, un reste de lucidité qui lui fait écrire non seulement ce qu'il a imaginé, grâce aux suggestions de deux de ses amis, le producteur William Bacher et le réalisateur Henry Hathaway en 1943, imaginant le retour du Christ (également évoqué dans Si je t'oublie, Jérusalem) durant la Première Guerre qui deviendra le Soldat inconnu, mais ce que nous pensons que, littéralement, il a vu : un futur sans l'homme et pourtant dans lequel demeure son inextinguible et féroce témoignage, sa propre voix résonnant lugubrement dans un univers désolé, où finit de se consumer un soleil rougeoyant.
Parabole est donc moins un roman sur les guerres, sur la Guerre et ce que nous appellerions, aujourd'hui, le complexe militaro-industriel, brassant les âges, les grands héros historiques et mythologiques, qu'un roman sur un changement de paradigme majeur : au siècle passé, l'homme n'est pas devenu un loup pour l'homme mais son boucher perspicace et savant. Moins, donc, un roman sur une guerre dont les traces demeurent encore, bien réelles et même parfois dangereuses, dans les paysages du Nord de la France qu'une œuvre annonçant toutes celles qui vont venir parce que la folie démiurgique de l'homme, nous répète Faulkner, n'a aucune limite et, par essence dirait-on, ne peut en avoir, fût-elle maîtrisée, canalisée par le fanatisme illuminé d'un dictateur ou la molle emprise d'un homme gris devenu le maître du monde.
Parabole est, en comparaison du baroque roman évoquant la folle destinée de Thomas Sutpen et de son engeance de dragons, lui-même gris, terne, de la couleur fuligineuse d'un de ces ciels sans relief qui a semblé constituer l'unique arrière-monde des champs de bataille de la Grande Guerre, la couleur de la boue, celle des tranchées qui avalent les vivants et les morts dans l'unique solidarité que Jan Patočka estimait à peu près digne d'éloge alors que s'effondrait l'humanité dans le vaste cratère que constituait le XXe siècle, la solidarité des ébranlés, la solidarité des hommes qui semblent, assez familièrement, être capables de rencontrer le diable, comme Georges Bernanos le montre dans son premier roman, Sous le soleil de Satan, lui aussi né de la guerre.
Le Sud constituait le paysage aussi charnel que symbolique de l'aventure d'Absalon, Absalon !, comme s'il s'agissait, pour l'écrivain hanté par sa propre terre, de nous offrir l'image prodigieusement complexe d'une blessure qu'il aurait été incapable de guérir.
Avec Parabole, le Sud, hormis durant l'épisode légendaire du cheval volé, laisse la place à la terre, ravagée par la guerre, du Nord de la France. Certes, Faulkner y semble bien incapable de donner à ses personnages une réelle consistance physique, les plus mémorables d'entre eux paraissant constituer des émanations de la vieille terre maudite par le péché originel du Sud (l'esclavage, bien sûr, grand thème de celui qui, après Faulkner, fut le plus grand, Robert Penn Warren), comme Sutpen tout droit sorti de la bouche des Enfers, alors que, dans ce roman de la vieillesse de l'écrivain, les personnages ont grand peine je l'ai dit à s'incarner, le second Christ n'étant pas vraiment un Christ mais son avatar approximatif, son ectoplasme pourrions-nous dire.
Le caporal et son père, qui le tentera, le jugera et le fera fusiller semblent ainsi, par comparaison avec ceux de l'autre roman s'enfonçant aussi profondément que lui dans le tuf humide de l'Histoire mais parvenant à évoquer le rôle des hommes, des fantômes qui, à la différence des archers de Mons (évoquée p. 402), comme la légende le rapporte (et surtout la nouvelle d'Arthur Machen qui donna naissance à la légende), paraissent incapables de pétrir l'argile du temps autrement qu'en enfonçant leurs godillots dans la boue puante des tranchées.
Le père, pourtant, est le chef suprême des armées alliées et son fils, cependant, a réussi, avec une douzaine d'hommes, à stopper durant quelques heures les hostilités entre les ennemis irréductibles.
Mais Faulkner ne se soucie guère de leur prêter une quelconque humanité, même si l'histoire du chef des armées, nouveau Napoléon promis aux plus hautes destinées, est longuement et magnifiquement décrite et nous rappelle quelque rimbaldienne aventure d'Européen perdu au plus profond des déserts, même si la première véritable apparition du caporal a été précédée par des centaines de pages où le romancier semble avoir malaxé à pleines mains des milliers de figurants déguenillés, même si, enfin, l'entrevue entre le caporal et celui qui va, comme le diable, prétendre le tenter, est elle aussi riche de la seule histoire qui, dans notre roman, semble retrouver la puissante matérialité faulknérienne, celle du voleur de chevaux qui se déroule du reste aux États-Unis et a été publiée par le romancier comme une nouvelle.
Ne nous étonnons pas de cette apparente inhumanité de Parabole, dont le premier chapitre, saisissant, n'est que déplacement de foules anonymes, que la barbarie du siècle passé a dirigées vers les machines dévoratrices de la technique, en une récurrence de comparaisons liquides ou fluviales, sonores également : «C'étaient des camions découverts, aux côtés à claire-voie comme pour le transport des bestiaux, remplis, comme de bestiaux, d'hommes debout, tête nue, sans armes, couvertes de la boue des tranchées, avec une expression de désespoir et de défi sur des visages hirsutes, tirés par le manque de sommeil, dont les yeux exorbités erraient sur la foule au-dessous d'eux comme s'ils n'avaient jamais contemplé d'être humains, comme si, pour l'instant, ils ne pouvaient les voir, ou du moins les reconnaître pour des êtres humains. On eût dit des visages de somnambules regardant du fond d'un cauchemar et ne reconnaissant personne, aucun des objets familiers, regardant au-delà du fugitif et irrévocable instant, comme s'ils se hâtaient vers l'exécution même, passant comme l'éclair, rapides, successifs et singulièrement identiques, non pas malgré le fait d'avoir une personnalité et un nom, mais à cause de cela; identiques non à cause d'une condamnation identique, mais parce que chacun apportait dans cette commune condamnation un nom et une personnalité, et cette faculté d'isolement plus véritable que tout : la propension à cette solitude dans laquelle tout homme doit mourir – continuant de défiler à toute allure comme si, sans y prendre part ou s'y intéresser, ils n'avaient pas même conscience de cette violence et de cette vitesse avec lesquelles et dans lesquelles ils se mouvaient inflexiblement, comme des fantômes, des apparitions, ou, peut-être des silhouettes sans épaisseur découpées dans du fer-blanc ou du carton et trimbalées, dans un vertigineux recommencement, à travers une scène préparée pour une pantomime de douleur et de mort» (pp. 26-7).
La guerre est dépossession, abandon, et, en tout premier lieu, de la part d'humanité que le père du caporal (non point le Christ revenu souffrir sa Passion dans les tranchées mais une espèce d'avatar du Christ qui ne serait que le «prototype» du second (cf. p. 301), un Christ qui, s'inscrivant, au moyen d'une foule de métaphores («vers le nord-ouest, le ciel tout entier ressemblait à une grande verrière d'église s'assombrissant peu à peu», p. 172), détails (l'annonce de son arrivée par le portier, nouveau Jean le Baptiste, p. 101; sa naissance le soir de Noël, p. 422; certains des hommes entourant le caporal représentant Pierre, p. 493 ou Judas, cf. pp. 480 et 623; mention de Gethsemani et du Golgotha, p. 375, etc.), dans la redite de l'histoire contée par les Évangiles), essaie de ravir son propre fils en rejouant la scène de tentation des Évangiles mais aussi celle où le Grand Inquisiteur de Dostoïevski essaie de ridiculiser le Fils de Homme.
La minéralité, la froideur, la machine, le nombre, c'est-à-dire la foule, le grouillement qu'il faut canaliser grâce à l'autorité de l'homme providentiel ne témoignant d'aucune pitié pour ses semblables réduits à des abstractions (2), le sentiment, non seulement de très inquiétante étrangeté, mais de véritable indifférence et éloignement expérimenté au moment de fixer des visages que la guerre a dépouillés de leur humanité jusqu'à les confondre avec des animaux (cf. p. 23), est toujours la marque de la masse, du Tentateur magnifiquement peint par Hermann Broch, de l'Antichrist, comme nous le voyons dans cet autre grand livre évoquant l'Adversaire
qu'est La visite du Tribun de David Jones.
Le père du caporal, ayant tout pouvoir sur les armées alliées, ne semblant pas hésiter une seconde à sacrifier son propre et unique fils aux intérêts supérieurs de la Guerre, devrait sans doute être inscrit dans la longue tradition littéraire des figures de l'Antichrist, comme nous l'indiquent certains détails de la scène finale du roman de Faulkner, où le maréchal, mort, est précédé d'une foule immense et de son plus fidèle compagnon qui porte devant lui, «sur un coussin de velours noir, le sabre dans son fourreau, la tête légèrement inclinée au-dessus de lui comme un vieux prêtre en présence d'un fragment de la vraie croix ou des reliques d'un saint» (p. 625).
Quoi qu'il en soit, le Mal lui-même a perdu ses oripeaux dans Parabole, la grandeur déclamatoire du Grand Inquisiteur, les centaines de pages haletantes où Hermann Broch essaie de caractériser l'essence, pour le moins labile et volatile, de l'imprécateur Marius Ratti et d'établir ainsi une généalogie de l'horreur balayée en quelques mots par Faulker, semble-t-il abasourdi devant le caractère énigmatique de la guerre, née «grâce à on ne savait quelle immaculée pollinisation semblable à la feuillaison simultanée de la terre» (p. 337) et qui, en fin de compte, constitue peut-être le tout dernier mot du Mal, énigmatique, lui-même incompréhensible, «comme s'il y avait en lui une pureté, une austérité, une jalousie comme en Dieu» (p. 415).
Satan ne nous présente plus que le visage placide du maréchal qui n'hésitera pas à sacrifier son propre fils auquel il aura fait miroiter, du haut d'une colline, un empire sur le monde entier et son émissaire, l'Antichrist, s'est dissout dans la gueule de la guerre, canon immense canardant l'univers tout entier, «gosier de fer d'un Dis édenté, infatigable, impuissant, mugissant» (p. 86), «Guerre impénétrable et indifférente à la douleur, à la chair torturée, à tout ce flux et ce reflux infinitésimal de victoires et de défaites pareils au grouillement éphémère et sans cesse renaissant de larves sur un tas de fumier» (p. 183), machine dévorante qui, avalant et digérant la matière humaine, capable d'organiser une mascarade (l'épisode du tir à blanc sur l'avion du général allemand venant conclure avec ses semblables alliés l'urgence d'une reprise des combats stoppés par l'acte du caporal et de son régiment) à seule fin de masquer son unique et impérieuse vitalité, n'en est pas moins capable de créer ses supplétifs et commis : «Ce n'est pas nous qui avons inventé la guerre, dit le commandant de groupe. C'est la guerre qui nous a créés. C'est la furieuse, l'indéracinable cupidité de l'espèce humaine qui a enfanté pour ses besoins les capitaines et les colonels» (pp. 82-3).
Car, si la Guerre, que Faulkner majuscule pour la rendre plus impersonnelle et dévoratrice des dernières traces d'humanité (par exemple, des hommes qui refusent de se battre et créent, au milieu du paysage dévasté où s'affrontent des centaines de milliers d'hommes, la stupeur, la consternation, la peur et l'attente, l'inouï d'une situation qui semble être une révélation pourtant refusée : la fraternité des combattants, ou le fait de n'être qu'un, cf. p. 316), semble parfaitement capable de conduire l'humanité jusqu'à sa propre extinction (3), elle n'en exalte pas moins sa geste dont l'évocation permet à Faulkner d'écrire ses pages les plus haletantes et lyriques.
Ainsi, dans le fameux, magnifique et long épisode du cheval volé qui prend place, territoire familier s'il en est de Faulkner, aux États-Unis, plus précisément dans «l'Ouest tumultueux du continent gigantesque et meurtri mais indomptablement vierge, où rien, sauf le ciel immense ignorant de la morale, ne limitait ce qu'un homme pouvait essayer de faire» (p. 245), pouvons-nous lire ces phrases : «non pas un vol, mais une passion, une immolation, une apothéose – ce n'était pas une bande de profiteurs en fuite avec un cheval estropié dont la valeur, même s'il eût été intact, avait cessé depuis des semaines d'être égale à la somme dépensée pour le poursuivre, mais l'immortel spectacle de la tendre légende, couronnement glorieux de la propre légende de l'humanité, qui commence au moment où le couple de ses deux premiers enfants perdait à tout jamais le monde, et à partir duquel, prototypes appariés, ils n'ont cessé de revendiquer le paradis perdu, toujours couples et toujours mortels, à travers les pages sordides et sanglantes de la chronique : Adam et Lilith, Pâris et Hélène, Pyrame et Thisbé, et tous les autres anonymes Roméos avec leurs Juliettes, la plus ancienne et la plus belle histoire du monde projetant un instant sa lumière, à son tour, sur ce palefrenier anglais tors de jambes et mal embouché, comme elle l'a toujours fait sur Pâris, Lochinvar (4) ou n'importe quel autre des ravisseurs célèbres : la damnable et magnifique ivresse d'un roman d'amour, traquée non par l'ouverture d'un dossier administratif, ni même par la rage du propriétaire millionnaire et frustré, mais par sa propre et inhérente damnation, puisque, étant immortelle, l'histoire, la légende, ne devait être l'apanage personnel d'aucun des couples qui ajoutèrent à sa splendeur et à son tragique accroissement, mais simplement faite pour que chacun à son tour, damné et fugitif, s'y ajoute en passant» (p. 224).
La guerre doit pouvoir à notre sens s'ajouter à cette légende immémoriale, grandeur mythique mais aussi mythologique (cf. p. 361) qui est plus que chacun des figurants qui la composent, formant une des boucles de la chaîne d'or qui constitue bel et bien «le firmament de l'histoire humaine au lieu de la simple assise de son passé» (p. 235), chaîne et geste où sont enchâssées «ces antiques et universelles vérités sans lesquelles toute histoire contée est éphémère et condamnée – l'amour, l'honneur, la pitié, la fierté, la compassion et le sacrifice», comme l'écrivit et le prononça William Faulkner lors de son discours de réception du Prix Nobel en 1950 (5), chaîne et geste qui est bien souvent l'éclat d'une histoire shakespearienne, faulknérienne, pleine de bruit et de fureur, où la masse, une fois de plus le grouillement, est modelé comme une pâte par les mains puissantes des grands hommes (6).
Ainsi la guerre révèle-t-elle son ambiguïté fondamentale et peut-être une horreur que nos contemporains refuseraient à tout le moins de voir et encore plus de comprendre. Elle est nécessaire, sans doute, pour que de grands actes, aussi bien ténébreux que lumineux, haussent le niveau d'une humanité qui, dépourvue de contes et de légendes évoquant les agonies superbes, les trahisons les plus noires et les actes d'héroïsme les plus échevelés, n'est rien de plus qu'un grouillement infect de créatures indifférenciées, collées les unes aux autres comme deux vies banales et insignifiantes peuvent l'être.
Écrivons ce paradoxe qui choquera les belles âmes : la guerre, dévoratrice s'il en est de l'humanité, provoque, produit, enfante plutôt des actes qui permettent à l'homme d'affirmer sa souveraineté sur le monde entier des choses, et à sa voix son immortalité, comme Faulkner ne cessera de le répéter dans Parabole en se souvenant de son admirable discours pour la remise du Prix Nobel, lui-même hanté par l'image finale d'un des textes les plus célèbres de H. G. Wells (7) : «Il n'est pas bien difficile de dire que l'homme est immortel simplement parce qu'il durera, que lorsqu'à la fin du monde le dernier tintement du glas aura résonné et se sera éteint sur le roc ultime et déserté par les flots dans le rougeoiement et l'agonie du dernier soir, même alors il restera un dernier son, celui de sa pauvre et inextinguible voix, continuant de parler» (8).
La guerre, mère non seulement des hommes dont elle n'oublie jamais aucun puisqu'elle en tient le compte méticuleux (cf. p. 349), mais leur guide, leur modèle, leur dispensateur d'une souffrance qui les rendra non seulement hommes mais plus qu'hommes, héros : «Pas l'ambition qui, comme la pauvreté, s'occupe de ce qui lui appartient. Car elle souffre, non pas même parce qu'elle est ambition, mais parce que l'homme est homme, souffrant et immortel : souffrant parce qu'il est immortel, mais immortel parce qu'il souffre : ainsi en est-il de l'ambition à qui l'homme immortel ne fait jamais faux bond, puisque c'est en elle et d'elle qu'il acquiert et tient son immortalité – l'immense, l'universelle, la miséricordieuse, qui lui dit seulement : Crois en Moi; douteras-tu septante fois sept fois, tu n'as de besoin que de croire une fois de plus» (p. 379).
La guerre se confond avec le Mal, sans doute mais alors, nous l'avons dit, un Mal indifférencié, dont le vecteur est le maréchal qui donnera l'ordre de fusiller son propre fils, un homme mystérieux, dont le passé quasi-légendaire et rimbaldien (ou kurtzien) est évoqué dans des pages sombres et magnifiques, concentré du meilleur de l'Europe (encore une fois, comme Kurtz), promis à devenir le maître du monde et qui pourtant est parfaitement banal, insignifiant, gris.
Pas étonnant ainsi que la guerre ne soit pour lui qu'une façon comme une autre de parvenir à ses fins grandioses et insignifiantes, si elle est, comme le Mal, une réalité invincible (et pourtant vaincue par le fils du maréchal, le caporal fusillé) qui «choisit les hommes et les femmes, les sonde et les éprouve, puis [...] les accepte pour toujours, jusqu'à ce que vienne le moment où ils sont épuisés et vidés et qu'enfin ils cessent de faire le mal, parce qu'ils ne possèdent plus rien dont le mal puisse avoir désir ou besoin; alors il les détruit» (pp. 415-6).
Mais il se pourrait que le maréchal serve, sans même le savoir, un autre but que la domination du monde, fût-elle le seul fait de son fils devant lequel il désire s'effacer (cf. p. 501), à condition qu'il accepte son marché, et qu'il tente de le ranger à ses côtés, comme Satan tenta le Christ, lors d'une magnifique scène nocturne qui ne présente à nos yeux qu'un rapport lointain avec le fameux épisode que Dostoïevski a inséré dans ses Frères Karamazov, Aliocha embrassant l'athée douloureux et tourmenté qu'est Ivan et, par ce baiser, lui donnant une preuve de l'amour de Dieu, tout comme le Christ a baisé la bouche froide du Grand Inquisiteur décidé à le brûler sur un bûcher : «Mais il regardait déjà, au bas de la pente escarpée et obscure, l'étendue de la ville scintillante, sous son dôme de ténèbres d'innombrables lumières pareilles à un feu mourant de feuilles d'automne dispersées au vent de la nuit, plus serrées et plus denses que les étoiles dans la concentration de son angoisse et de son agitation, comme si toute l'obscurité et toute la terreur s'étaient déversées en un seul flot, en une seule vague, pour se répandre, frémissantes et inapaisées dans la place de l'Hôtel-de-Ville» (p. 498).
Et c'est au cours de cette même nuit, dans un dialogue totalement disproportionné puisque seul, pratiquement, le père parle à son fils (tout comme, seul ou presque encore, le prêtre parlera au caporal lors de leur rencontre), soit le héraut d'un matérialisme strict face à un idéaliste et peut-être même un véritable rêveur (9), que le maréchal expose sa conception pour le moins utilitariste de l'humanité qui n'est pas sans nous faire songer aux thèses exposées par Hannah Arendt dans ses Origines du totalitarisme : «Car je crois en l'humanité dans la mesure de ses capacités. Non seulement je crois qu'elle est capable de souffrir, et qu'elle souffrira, mais qu'elle doit souffrir, du moins jusqu'à ce qu'elle invente, découvre, produise, un instrument meilleur qu'elle pour se substituer à elle-même» (p. 504), et propose à son propre fils un pacte qui fera de lui le souverain tout-puissant d'hommes réduits à l'esclavage : «Que ne pourras-tu – que ne voudras-tu faire avec le monde entier à gagner et l'héritage que je puis te laisser pour le faire ? Un roi, un empereur, conservant son éclat et sa rigoureuse mainmise sur l'humanité jusqu'à ce qu'il en apparaisse un autre plus capable de lui donner des jeux du cirque plus sanglants et du pain plus abondant et plus frais. Tu seras Dieu, la possédant pour toujours grâce à quelque chose de beaucoup, beaucoup plus fort que ses viles débauches et sa goinfrerie : par son irrésistible et indéracinable folie, son immortelle passion d'être menée, mystifiée et trompée» (p. 507).
Suprême malice du père (ou bien la certitude qu'il a compris de quoi il en retournait, corroboration et encouragement apophatiques du rôle du fils ?), qui fait remarquer que le martyre de son fils, le martyre auquel son fils aspire et qu'il est prêt à lui donner en le fusillant, fait partie de ces très rares réalités d'une vie d'homme que nous pourrions appeler des singularités, au sens astrophysique du terme qui suppose une réalité sur laquelle il ne nous est pas possible de nous exprimer, faute de moyens, tous réduits à zéro à l'approche de cet horizon des événements derrière lequel nous ne pouvons pas voir ce qu'il se passe : «Naturellement, dans ce cas, tu ne verras pas cela – et combien triste est ce commentaire : cette dernière et plus amère pilule de martyre, sans laquelle le martyre lui-même n'existerait pas, puisque alors il ne serait pas le martyre : même si par quelque incroyable chance tu avais raison, tu ne le sauras même pas – et, paradoxe, le seul fait de renoncer volontairement au privilège de jamais savoir que tu avais raison peut sans doute te faire avoir raison [...]» (p. 508).
S'agit-il de briser la volonté du caporal en lui exposant l'absurdité même de sa mission, la nécessaire ingérence du maréchal qui, pour donner quelque crédibilité auprès des foules à l'acte fou de son fils, a raison de prétendre qu'il ne saurait rester vivant, sauf à vouloir passer pour un imposteur et un faux martyre ?
S'agit-il d'autre chose que d'un diabolique calcul, comme le laisse peut-être penser l'admirable histoire que le père raconte à son fils, dans laquelle un homme, assassin et condamné à la pendaison pour son meurtre, parvient finalement à avouer son acte et, l'ayant fait, n'a plus qu'une seule hâte : être pendu, mourir en paix alors même que, la corde au cou, quelques secondes avant d'être ignoblement exécuté, il aperçoit un oiseau qui se met à chanter et lui rappelle ainsi tout le poids, terrifiant de beauté, d'une vie qu'il ne cherche désormais plus qu'à prolonger de quelques minutes encore avant de basculer dans le néant plutôt que dans la paix éternelle, ô combien incertaine ? : «[...] quand, soudain, un oiseau vole vers ce rameau, s'y pose, gonfle sa petite gorge et se met à chanter : alors, lui qui moins d'une seconde auparavant levait déjà un pied pour passer des peines et des douleurs de la terre à la paix éternelle, au havre céleste, au salut, se mettant à lutter pour libérer ses mains enchaînées, afin d'arracher le nœud coulant, en criant : «Innocent ! Innocent ! Ce n'est pas moi qui ai fait cela !» au moment même où trappe, terre, monde et tout se dérobait sous lui – tout cela à cause d'un oiseau, d'une faible et éphémère créature, sur laquelle, avant que le soleil se couchât, un faucon pouvait fondre, qu'un piège, que de la glu, un plomb fortuit ou un gamin désœuvré pouvait détruire – et pourtant demain, l'an prochain, il y aurait un autre oiseau, un autre printemps, le même rameau couvert de feuilles nouvelles, et un autre oiseau pour y chanter, à condition qu'il fût là pour l'entendre, qu'il pût seulement y être encore...» (pp. 510-11).
Contre cette apologie de la vie, nous aurions beau jeu d'évoquer les propos, fort nombreux, qui témoignent d'une conception de l'humanité pour le moins machiavélique, strictement bornée à une fin rationnelle : «Je sais ce qu'il en est. Je sais qu'il [l'homme] a cela en lui qui le rendra capable de survivre même à ses guerres; cela en lui plus durable que tous ses vices, même ce dernier et le plus effroyable de tous, de survivre même à ce dernier avatar de sa servitude, en face duquel il se trouve actuellement : son asservissement à la démoniaque progéniture de sa curiosité mécanique, d'où il s'émancipera grâce à cette vieille théorie éprouvée et infaillible en vertu de laquelle les esclaves se sont toujours libérés : en inculquant à leurs maîtres leurs propres vices d'esclaves – dans le cas qui nous occupe, le vice de la guerre, et cet autre qui n'est pas un vice mais, au contraire, la marque de noblesse et le gage de son immortalité : son éternelle folie» (p. 512).
Suit un admirable passage qui pourrait constituer la trame de tout roman post-apocalyptique qui se respecte, où le père du caporal brosse un tableau plus vrai que nature d'un futur où la technique aura arraisonné l'homme, réduit à n'être qu'humanité déchue, de plus en plus composée de robotique et de prothèses, cyborg incapable de maîtriser une destinée n'ayant plus de but spirituel, pas même une fin grandiose : «Ce ne sera plus quelqu'un avec qui il sera momentanément en mauvais termes qui le criblera de balles. Ce sera son propre robot qui le grillera tout vif par sa chaleur, l'asphyxiera par sa vitesse, lui arrachera ses entrailles encore palpitantes par la férocité de ses piqués à la recherche d'une proie. Alors, il ne sera plus capable du tout de marcher de pair avec lui, bien que, pendant un temps, il se permette l'innocente illusion de le contrôler du sol en pressant des boutons. Et puis, cela aussi aura disparu, des années, des décennies, des siècles se seront écoulés depuis que l'engin aura pour la dernière fois répondu à sa voix; il aura même oublié jusqu'à l'emplacement de ses centres de reproduction, et son dernier contact avec la machine aura lieu un jour où il se glissera tout tremblant hors de son terrier en voie de refroidissement, afin de se tapir parmi les minces tiges de ses antennes mortes, semblables à une fantasmagorique géométrie, sous une pluie retentissante de cadrans, de compteurs, de machines et de fragments exsangues d'épiderme métallique, pour regarder les deux derniers d'entre eux engagés dans l'ultime et gigantesque lutte, sur la toile de fond d'un ciel à son irrévocable agonie, dépouillé même de ténèbres et rempli du vacarme inflexible des deux voix mécaniques se beuglant réciproquement, en polysyllabes inarticulées, de patriotiques non-sens» (p. 514).
Et ces lignes, qui semblent contenir les germes de tous les romans de Dantec et de Houellebecq, d'être suivies, une fois de plus, d'une vision de la fin des temps ambiguë, où l'homme triomphe de toute adversité pour n'être cependant réduit qu'à la folie de sa voix : «Oui, bien sûr, il survivra à la mécanique, parce qu'il a en lui quelque chose qui durera au-delà même du dernier et inutile rocher déserté par les flots, achevant de se congeler au rougeoyant et dernier déclin d'un soleil sans chaleur, parce que déjà, dans l'immensité bleue de l'espace, l'étoile la plus proche retentira déjà du fracas de son atterrissage, sa chétive et inépuisable voix déjà pleine de paroles et de projets : et, là aussi, lorsque le dernier tic-tac du destin aura cessé de résonner, il y aura encore un son : sa voix continuant de faire des plans pour édifier quelque chose de plus puissant, de plus rapide, de plus bruyant; plus efficace, plus bruyant et plus rapide que jamais encore, mais cela aussi est inséparable de la même antique faute originelle, puisque cela non plus, en fin de compte, ne réussira pas à le déraciner de la terre» (pp. 514-5).
Et cette voix, finalement, est plus puissante que tout et est même la seule chose qui endure, perdure, alors que le corps du caporal fusillé est ramené par trois femmes (durant un voyage qui est comme la condensation mécanisée de celui, épique, que décrit Tandis que j'agonise) pour être enterré et que, pourtant dans un cercueil sous terre, il est littéralement volatilisé par de puissants tirs d'obus qui dévastent la campagne, alors même que cette voix, nous dit Faulkner, est peut-être bien la même chose que le chagrin car, «entre souffrir et rien, seuls les lâches choisissent rien» (p. 577), alors que cette voix semble, seule mais devenue à moitié folle d'horreur, pouvoir ressortir de cette véritable descente aux Enfers aussi drôle que sordide qu'est la recherche d'une charogne aux catacombes du fort de Valaumont (10) pour matérialiser le corps du Soldat inconnu, puis son remplacement burlesque par le corps du caporal inopinément réapparu et troqué contre de l'argent servant à acheter des bouteilles de gnôle, alors que cette voix ricanante, gémissante, défigurée, est encore capable de hurler que jamais elle ne mourra (cf. p. 630) et, ainsi, de dresser face à l'horreur son inextinguible et folle vaillance, moins christique et même simplement chrétienne que solitaire, libre.

Notes
(1) William Faulkner, Parabole [A Fable, 1954] (traduction de R. N. Raimbault, Gallimard, coll. Folio, 1997). Toutes les pages entre parenthèses, sauf exception, renvoient à cette édition. Il existe de ce roman une traduction revue par Didier Coupaye, Claude Lévy et François Pitavy (qui se montre assez critique envers le travail de Raimbault) parue dans le quatrième tome des œuvres de William Faulkner, dans la collection de La Pléiade (2007).
(2) «Bah, répéta le commandant de corps. C'est l'homme qui est notre ennemi : l'énorme et grouillante masse en fermentation qu'est l'humanité. Une fois au cours de son inglorieuse histoire, l'un de nous apparaît avec une stature de géant, brusquement et sans avertir, au milieu d'une nation, comme une fille de ferme entre dans une laiterie; et, avec son glaive en guise de spatule, il malaxe, moule et façonne la masse malléable, et même la maintient pour un temps cohérente et ferme. Mais jamais pour toujours, pas même pour très longtemps : quelque fois, avant même qu'il ait eu le temps de tourner le dos, cette masse s'est laissée aller, s'est désagrégée, devient déliquescente et retourne à son anonymat primitif» (p. 48).
(3) Notons ainsi la multitude de passages où Faulkner peint une terre ravagée où s'aventurent des «victimes ressuscitées après un holocauste» (p. 192), évoque «la pantomime de quelque cataclysme ou même de quelque bouleversement universel» d'autant plus silencieux qu'il «ne fait aucun bruit» (p. 330), d'autres indices dont l'analyse précise et exhaustive aurait donné toute sa place à une étude de ce roman dans notre série consacrée aux œuvres post-apocalyptiques.
(4) Lochinvar est le nom donné par Walter Scott à l'un des personnages de son poème Marmion.
(5) Qui figure dans le volume de la Pléiade plus haut indiqué, pp. 1107-8. Rappelons que ce discours a été écrit durant la composition même de Parabole.
(6) «[...] mais rien moins que solitaire parmi, devant, cette sorte de frise ou de tapisserie, ce titanesque assemblage que constitue l'héroïque et longue ascension de l'homme – les géants qui subjuguèrent, asservirent, commandèrent et, à l'occasion, guidèrent en vérité son innombrable grouillement : César, le Christ, Bonaparte, Pierre le Grand, Mazarin, Alexandre, Genghis, Talleyrand, Warwick, Marlborough, Bryan, Bill Sunday, le Général Booth et le Prêtre Jean, prince et évêque, normand, derviche, conspirateur et khan, non pas pour la puissance et la gloire, pas même pour la grandeur; tout cela n'était que secondaire, concomitant ou même accidentel; mais pour l'homme : en poussant certains d'entre les hommes d'un seul élan dans une seule direction, par lui, de lui et pour lui, afin de décongestionner la terre et de la faire sortir, pendant un peu de temps au moins, de son propre chemin» (p. 265).
(7) Remarquons ainsi que Faulkner fait figurer dans son roman la thématique d'une origine du monde (cf. p. 474) ainsi que, tout comme Wells, celle de la dévolution lorsqu'il écrit : «[...] le capitaine de vingt-huit ou trente ans, de haute taille, d'une élégante sveltesse, avec le visage et le corps d'un permanent deus machina, qui aurait pu être un habitant d'une autre planète, anachronique et privilégié, inviolable, assez inéluctablement sans domicile pour être totalement et inébranlablement chez lui sur notre planète ou sur n'importe quelle autre où il aurait pu se trouver; pas même de demain, mais d'après-demain, projeté en arrière par un avatar en sens inverse dans un monde où ce qui subsistait d'une humanité perdue et finie se débattait faiblement un instant encore parmi les ruines bouleversées de ses hiers» (p. 341).
(8) Voir l'ouvrage mentionné en note 1, p. 1108. Dans Parabole, nous pouvons lire : «Des hommes et des gamins descendant depuis des mois dans un fossé bourbeux pour se tuer l'un l'autre. Il y en avait trop. Il n'y avait pas de place pour se reposer et dormir. Tout ce qu'on peut tuer de l'homme c'est sa chair. On ne peut pas tuer sa voix. Et s'il y a assez de chair même sans place pour se reposer et dormir, on peut, elle aussi, l'entendre» (p. 293).
Ce même discours évoque l'endurance (le verbe to endure est évoqué dans Requiem pour une nonne) de l'homme, qui sera également rappelée dans Parabole : «Car l'homme peut tout supporter pourvu qu'il lui reste quelque chose, si peu que ce soit : son intégrité en tant que créature assez endurcie, assez capable de souffrir non seulement pour ne pas espérer mais pour ne pas même y croire et ne pas même s'apercevoir que ça lui manque : être assez résistant pour durer jusqu'à l'éclair, l'écrabouillement, où il ne sera plus rien et où plus rien n'aura plus d'importance, pas même le fait qu'il a résisté et que, jusqu'alors, il a duré» (p. 297).
(9) «[...] moi le champion de ce monde terrestre qui, qu'il me plaise ou non, existe et où je n'ai pas demandé à venir, mais où, puisque j'y suis, non seulement je dois habiter mais me proposer d'habiter durant l'espace de temps qui m'est alloué; toi, champion d'un mystérieux royaume fondé sur les vains espoirs de l'humanité et son attrait – non : sa passion – sans bornes pour les chimères» (p. 505).
(10) Cf. pp. 590 et sq.; nous reconnaissons sans peine l'ossuaire de Douaumont sous ce nom.