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14/03/2014

2666 de Roberto Bolaño, 4 : la nécrologie d’un inframonde, par Grégory Mion

Crédits photographiques : Dan Kitwood (Getty Images).

Essdras M. Suarez : EMS Photography.jpg2666 de Roberto Bolaño, 1 : au bord du précipice et du monstre romanesque.




3148159795.jpg2666 de Roberto Bolaño, 2 : du mystère de l’homme à l’intuition de Dieu.




3041142804.jpg2666 de Roberto Bolaño, 3 : hommes sans qualités et femmes sans destin.




«Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme.»
Pythagore.

«Depuis le premier jour de l’année
Nous n’avons pas eu un seul jour de gaieté;
Nous voici muets comme des charognards.»
Jean Amrouche, Chants berbères de Kabylie.

«L’histoire de toute la société jusqu’à nos jours s’est déroulée en antagonismes de classes qui ont pris des formes différentes, selon les époques. Pourtant, quelle qu’ait été la forme de ces antagonismes, un fait est commun à tous les siècles passés : l’exploitation d’une partie de la société par l’autre.»
Karl Marx, Manifeste du parti communiste.


Localisation et odeur hypothétiques du trou noir

Après avoir circulé aux abords de l’abîme, le roman s’abandonne cette fois à la grande nuit de la violence. Cette quatrième partie est une déambulation exténuante au milieu des allées informelles d’un cimetière métaphysique. La ville de Santa Teresa se désencombre de ses mortes. La régurgitation urbaine des victimes oppresse le lecteur et le contraint à parcourir une sorte de «labyrinthe de ronflements et de cauchemars» (p. 740), un imbroglio de routes qui semble n’avoir pour seul prolongement qu’un «puits ténébreux» (p. 870), un cratère qui s’insinue à la fois dans le songe et dans la vie (cf. p. 901) et dont le point d’aboutissement se trouve au plus intime de l’obscurité (cf. p. 961), au fond de ce trou noir narrativement suffocant et qui nous introduit en quelque sorte à la consistance d’une brume viscérale. Comment habiter un monde si hostile ? On ne peut que se débattre en vain devant l’horreur grandissante de Santa Teresa. En réponse à cette tragédie, les attitudes émotionnelles sont comme celles de l’enterré vif qui comprend la dimension implacable de sa réalité, doublement enfoui sous les décombres d’un monde qui s’est effondré et sous l’ironie d’une vie qui lui accorde un terrible sursis. Vivre à Santa Teresa, c’est être enseveli vivant, précipité dans un monde configuré selon les coordonnées d’un «cercueil plein de grincements» (p. 694). S’il existe donc un lieu caractéristique de la ville, il se localise quelque part à l’intérieur d’un inframonde, en dessous des seuils de normalisation, en amont du langage rationalisant et peut-être même en dehors de la parole, à bout portant du silence définitif de la mort. Est-ce que cela justifie que l’on parle d’une ambition littéraire infra-réaliste pour 2666 ? Est-ce que le courant littéraire de l’infra-réalisme auquel Bolaño s’est précocement affilié atteint son apothéose dans ce roman et plus spécifiquement encore dans cette «partie des crimes» ? Le parallèle d’un monde en sous-sol (en tant qu’il est toujours apparenté à l’abîme) et d’une écriture qui procède à un retournement incantatoire (en tant qu’elle travaille une expression des êtres submergés au lieu de se préoccuper d’une présence supérieure) paraît valider la recevabilité de ces questions.
Continuons sur l’aspect caverneux de ce site romanesque. Autour de la ville, le désert constitue une frontière encore plus indépassable que la frontière politique des États-Unis. La frontière politique, en effet, se joue en surface, elle discrimine à ciel ouvert. Le désert figure à l’inverse un lieu d’engloutissement, une lente noyade minérale où seuls «les poissons qui vivent dans les fosses les plus profondes» peuvent survivre (cf. p. 847). Les habitants de Santa Teresa se battent au quotidien contre une nature a priori néfaste. Mais d’une certaine manière, la nature humaine est ontologiquement plus nuisible que la nature en tant que telle. Aucun esprit censé n’accordera que ce sont des lieux qui assassinent les femmes. Dans le contexte du Mexique tel que choisit de le décrire Bolaño, les hommes se sont adaptés à la nature en inventant un ennemi interne pour le moins inattendu : la femme. Celle-ci est éliminée du paysage naturel comme une mauvaise herbe. La systématicité des crimes ainsi que l’accumulation des enquêtes infructueuses sont un moyen d’interroger les événements réels qui frappent depuis 1993 la ville de Ciudad Juárez. En outre, l’absence de postulat documentaire de la littérature permet de formuler un réseau d’hypothèses qui rejoint, et même qui complète, les présomptions émises par les enquêtes officielles de terrain. Nous verrons d’ailleurs que la géographie de Santa Teresa n’est en fin de compte pas différente de celle de Ciudad Juárez, d’où notre choix d’avoir au préalable défini la ville de Santa Teresa à l’instar d’une doublure métaphysique. Nous verrons également dans quel cadre de pensée inscrire la réalité de l’extrême violence, à supposer que cette dernière soit commensurable. Quoi qu’il en soit, tout ce que nous écrirons sur les rapports de Santa Teresa avec Ciudad Juárez doit d’emblée reconnaître sa dette intellectuelle, à savoir que nous emprunterons largement aux travaux de Marie-France Labrecque (1).
Avant d’entrer dans le cœur du notre propos et afin de souligner brièvement le caractère préjudiciable de l’adaptabilité humaine à Santa Teresa, terminons l’inventaire des lieux en évoquant la décharge clandestine qui défigure la salubrité générale de la ville. Cette décharge est le fruit d’un continuel entassement d’immondices. Elle prend tellement de place dans les repères urbains qu’on l’a baptisée du nom populaire d’El Chile (cf. p. 563). La décharge s’est agrégée aux habitudes de rudesse de Santa Teresa. Elle inspire une évaluation chaotique dont l’explication réside probablement dans son statut de «pourrissoir inerte» (p. 719). Cette démesure excrémentielle tend à montrer que les hommes et leurs déchets sont confondus dans l’énormité de la chose. Puisque la décharge est affectée de proportions monumentales, elle a valeur de gigantesque tumulus, d’immense tertre, comme si s’était dressé là un improbable mausolée d’ordures, point de convergence des pathologies sociales et des rituels de séparation (dépôt de déchets et délaissement des corps, les détritus et les cadavres étant des matières indifférenciées). Les odeurs sont par conséquent insoutenables aux abords d’El Chile. Cet endroit artificiellement déshumanisé produit une infection illimitée qui ne cesse de gagner du terrain. D’un point de vue littéral, El Chile pue la mort (cf. pp. 913-4) et menace de recouvrir la totalité de la ville de son linceul malfaisant.

L’impossibilité du féminisme

Le cadavre est le personnage le plus représentatif de la quatrième partie de 2666. Environ toutes les dix pages en moyenne, un corps surgit du texte, parfois identifié, parfois anonyme. Le livre recouvre cinq ans de meurtres de femmes, entre 1993 et 1998, et les circonstances particulières de ces assassinats transforment peu à peu la substance du meurtre, donnant in fine à celui-ci le nom de féminicide, appellation que nous examinerons plus tard. Le tour de force littéraire accompli par Bolaño se traduit évidemment par la capacité d’écrire des dizaines de morts successives, tout en arrimant cette nécrologie à une structure narrative dynamique qui contraste avec le versant statique des cadavres recensés. Même si les meurtres demeurent inexpliqués, l’auteur s’arrange pour induire des solutions. Ce ne sont pas tant les scènes de crime qui apportent des renseignements que tout ce qui les circonscrit, en l’occurrence des épisodes qui se focalisent sur tel ou tel protagoniste, pris dans la nécessité d’agir contre la violence immanente de la ville et du pays (2).
De plus, les endroits où les corps réapparaissent ne correspondent pas aux endroits où ils ont été torturés et dépossédés de la vie. Ce hiatus topographique retranche à la scène des retrouvailles macabres son potentiel d’explicitation. Une théorie circule d’ailleurs au sujet du parcours des femmes, depuis leur disparition jusqu’à ce qu’on les retrouve mortes : elles sont d’abord enlevées à un point A, elles sont ensuite emmenées à un point B où elles sont martyrisées, sexuellement abusées et tuées, puis elles sont enfin conduites à un point C où elles sont jetées sur le bas-côté du monde (cf. p. 850). Du reste, tous les lieux qui hébergent les cadavres sont des endroits interlopes. Ce sont pour ainsi dire des lieux à fort coefficient de désolation : décharges sauvages, canalisations de vidange, terrains vagues, désert. On pourrait même parler de non-lieux, d’utopies au sens propre, parce que ce sont des absences d’espace, des superficies exsangues qui ne se remplissent que d’impuretés. Inhabitables par essence, ces lieux négatifs n’ont pour locataire que la mort.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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