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28/03/2016

L'impossible Reprise de Pierre Boutang : La Maison un dimanche

Photographie (détail) de Juan Asensio.

3112951835.jpgPierre Boutang dans la Zone.

Voici un vieil article sur le premier roman de Pierre Boutang, publié en 1947. J'en avais donné quelque aperçu dans cette note, alors que j'avais publié un article de Rémi Soulié sur ce texte ici même, deux analyses que Stéphane Giocanti, non point par ignorance ou inculture mais paresse ou bien vilenie, n'aura pas évoquées dans sa biographie de Pierre Boutang, qui sera très prochainement décortiquée.
Il me reprocha pourtant d'avoir écrit que ce roman était dépourvu de la présence du Christ, preuve s'il en est qu'il connaissait parfaitement mon analyse, avant même que je ne la fasse paraître dans ma Critique meurt jeune, puisque c'est dans le numéro spécial de la revue Dialectique consacré au dialogue entre George Steiner et Pierre Boutang que ma lecture de La Maison un dimanche trouva sa toute première place, voici désormais bien des années. Si Pierre Boutang, parmi ses dons, possédait une mémoire prodigieuse, celle de Stéphane Giocanti se caractérise par sa tout aussi prodigieuse capacité à être sélective, nous y reviendrons.

IMG_3789.jpgLa Maison un dimanche est le premier roman de Pierre Boutang (1), où, dès 1947, tout est dit, puisque le reste n’est que le prolongement du rhizome qui s’étend sous la terre âpre et caillouteuse du secret dont l’étrange et luxuriante végétation s’épanouira dans Le Purgatoire, le dernier roman et de loin le plus abouti. La Maison un dimanche n’est ainsi un début romanesque que parce que, péremptoirement, arbitrairement, son auteur a décidé de poser une borne dans le territoire du vide : de la même façon, par ce geste crâne, les explorateurs de l’Ouest américain édifiaient-ils l’espace futur de leurs immenses conquêtes en traçant sur le sol poussiéreux une ligne ou une figure qui indiquait le commencement, le point de contraction qui, plus tard, pourrait libérer l’énergie formidable de milliers puis de millions de voix humaines. Là et nulle part ailleurs en somme, car il s’agit bien, fût-ce dans l’immense territoire d’un timbre-poste, de limiter pour l’explorer, de le borner pour pouvoir l’écouter, l’espace autrement sauvage et inaudible. C’est donc dans ce premier roman que le génie de Boutang prend possession de lui-même et maîtrise – il y va du commandement d'un navire dans ce mot très ancien – la tension des voiles gonflées par les vents puissants, capturés par un auteur qui, jamais, n’a oublié d’écouter ceux qui l’ont précédé, de tendre son oreille vers les chants qui mugissent depuis le grand large. Ne soyons dès lors pas étonnés que ce premier roman de Pierre Boutang semble mimer le retour vers une source perdue mais pas ignorée, enfouie, cachée. Ce mouvement de retour, donc de poésie, est toujours le préalable de l’édification d’une grande œuvre, d’une œuvre qui ne s’édifie pas sur le sable mouvant. C’est d’abord et bêtement affirmer que Boutang n’a pas la prétention de créer ex nihilo, comme tous nos petits hannetons contemporains qui s’imaginent, sortant à peine de leur chrysalide, qu’ils vont butiner de façon insoucieuse des fleurs mille fois contemplées par d’autres, plus savants, plus patients, patients de cette patience d’entomologiste qui, selon Ernst Jünger, a toujours fait la richesse des grands écrivains. Ce respect des voix du passé ne signifie en rien cependant que l’écriture de Boutang s’accommoderait d’une prudence qu’au reste il a toujours condamnée. Harold Bloom a ainsi parfaitement raison de dire que tout grand auteur, s’il veut bâtir son œuvre, doit détruire d’une certaine façon celles qui l’ont précédée, à tout le moins il ne doit pas tenter, dans sa création, de masquer la faille que longe cette dernière ou de combler le trou sur lequel elle s’est édifiée. C’est donc aussi prétendre, à un niveau métaphorique, que la maison décrite par Boutang ne s’élève, comme celle des Usher, que sur l’intime possibilité d’une lézarde dans la trame de l’être et du temps. Dans le conte de Poe, que Boutang commentera d’ailleurs dans son Ontologie du secret (2), la maison ruinée, perfusée par le sérum putréfié du marais, s’écroule, engloutie par la faille qui s’est ouverte sous ses fondations : elle n’a pu se tenir et se retenir que dans l’espace où le chant poétique vivifiait de sa force ses assises pourries, dans l'espace et le chant où laisser éclater, une dernière fois avant la ruine, la magnificence d’une parole reconstruite, redonnée, rédimée. Pourtant, dans le roman de Boutang, le dimanche vaseux et solennellement ennuyeux – il faut lire et relire le superbe premier chapitre raconté par le père Limouzin, comme une ouverture d’emblée condamnée par le mutisme de l’ivrognerie – pendant lequel se déroule la visite sur les lieux de l’ancienne faute n’apporte rien, et surtout pas la grâce imméritée d’une visitation, c’est-à-dire d’une libération, d’une échappée hors de la geôle de la redite éternelle, du perpétuel ressassement, d’une trouée, ou bien d’un jour percé dans la muraille d’où le «rayonnement d’ange», le «pas légèrement posé sur la terre dorée» (p. 8) affirmeraient la victoire de la brèche divine. Si l’auteur de La Maison un dimanche se retourne pour s’élancer depuis une terre qu’il a arpentée avec patience et sagesse, ce n’est donc pas encore pour bondir vers le territoire inconnu qui lui fait signe mais pour s’enfermer, une dernière fois, dans la demeure qu’évoque Georg Trakl, où la faute des pères, mystérieusement, agace les nerfs des fils.
24195698371_e1ea5d33d4_o.jpgCar tout, dans ce roman, est cercle, «retour – il n’y a rien de terrible au monde pendant qu’on le vit, mais seulement dans le retour. Le sang ne coule, et le couteau n’a lui, que lorsque les divinités ont répondu à la provocation inévitable “répète le voir un peu”» (p. 9) –, ou plutôt spirale infernale, dans laquelle Donissan, lors de sa nuit obscure, s’engouffre, dans laquelle Faulkner emprisonne les personnages d’Absalon, Absalon !, tous fils ou héritiers du démon Sutpen, tous condamnés à payer son orgueil écrasant par la répétition délétère de la propre ruine de l’orgueilleux. C’est cette spirale qui condamne les personnages du roman de Boutang à la redite du trouble, du caché, de l’impénétrable et du torve secret, car rien, ou presque, n’est dévoilé dans ce roman. Nous sommes ici réellement empêtrés dans les rets d’une communauté inavouable. Ainsi, Georges, le fils, a vu – était-ce hasard ou préméditation maquerellée par la bonne ? – ce qu’il n’aurait, bien évidemment, jamais dû voir, la nudité de la jeune maîtresse de son père (Catherine) offerte au regard désormais privé de son innocence : «Oh ! qui a le premier voilé le corps de la femme pour en faire cette angoisse, cette impossibilité de vivre ?» (p. 36). Le premier ? N’est-ce pas, dans ce roman de la première fois – la première tentation, le premier secret percé, le premier retour aux sources –, n’est-ce pas l’unique question, la seule question chargée d’angoisse à laquelle nul ne voudra répondre ? N’est-ce pas aussi la question sans réponse qui fait débuter l’histoire de la Rédemption : un paiera, un seul, moqué, raillé, humilié, crucifié, un seul, l’Unique qui, par la rançon offerte au Rançonneur, mettra fin au chantage ? Mais quel homme sera le premier ? Et n’est-ce pas celui-là même, pourtant innocent et pur, parce qu’il a regardé ce qui ne devait pas l’être, parce qu’il a parlé devant l’innommable, et que, ne pouvant retenir dans sa bouche le mot ou la phrase qui, une fois prononcés, seront à tout jamais souillés, n’est-ce pas lui qui a fait advenir, une nouvelle fois sur terre, le vieux péché de nos pères ? : «Le péché originel c'est qu'il n'y avait pas de faute, que tout soit inévitable avec toutes les bonnes raisons, et que, pourtant, le regard de quelqu'un qui croit au péché y tombe, et c'est vraiment un péché. Il faudrait tuer tous ceux qui croient au péché et le premier, l'ange qui brise les portes du jardin, le tuer avec sa propre épée flamboyante. Mais, alors, tuer tout le monde sur le soupçon que la croyance peut naître en lui ?» (p. 31).
Tuer tout le monde, toute personne innocente qui seulement aurait l’idée du péché, du mal, de la déviance, voilà bien le rêve utopique par excellence, illustré au XXe siècle par l’horreur communiste, extrémisé par exemple au Cambodge. Revenons à notre roman. Dès lors que Georges a vu ce qu’il ne devait pas voir, dans une parodie démoniaque de la reprise kierkegaardienne qui n’oublie certes pas d’utiliser, scandaleusement, la liberté de la femme pour forcer Dieu – est-ce dire que Dieu se laisserait ravir à ses dépens, qu’il ne forcerait pas lui-même le démon à le forcer ? (3) –, dans une inversion diabolique du drame du salut évoquée par Julien Gracq dans son Château d’Argol (où, là aussi, la tentative est de figurer, avec certes moins de profondeur, «quelque chose qui [est] comme l’autre pôle de la grâce – le contraire de l’amour qui attire et meurt, une paralysie de tout le corps et de toute la volonté» (72-73)), il s’agira de rejouer le drame avec une nouvelle femme et donc, pour Georges, de dégrader « la chair dans l’esprit de Marthe comme on l’avait dégradée dans le sien […]. Faire jouer le rôle du père à l’être le plus ignoble. A cette larve, à cette bête blanchâtre qu’était Yves faire jouer le rôle de son père en face de Catherine – évoquer la vivante caricature. La sauver – survenir à l’instant de sa frayeur et de son dégoût – être celui qui protège et restitue l’innocence première – exactement l’ange» (71). Peu importe que le plan arrêté par Georges (un autre plan sera celui du frère et de la sœur dans le deuxième roman de Pierre Boutang, Quand le furet s’endort, paru en 1949) échoue ou triomphe de l’adversité lentement déposée comme un limon sale sur ses nuits, à présent solitaires et glacées comme l’étaient celles du meurtrier condamné à l’insomnie, c’est-à-dire, à la répétition stérile du meurtre, Macbeth. Pour que nous puissions nous échapper de la geôle maudite, d’autant plus intime et connue que notre propre père est celui qui l’a patiemment édifiée par son péché de luxure et de convoitise, d'infidélité et de mensonge, et pour qu’Adam, par le même geste libérateur, soit débarrassé de ses chaînes, nulle nécessité de prétendre, en rejouant le drame édénique, annihiler le Mal par un excès, en somme, de Mal, débandé par le geste d’un archer providentiel décochant une flèche mortelle sur la pomme d’Ève et une magistrale claque sur la trogne de son compagnon : qui veut faire, comme Georges, l’ange, fait bien assez tôt la bête.
Non. La solution est impensable et, stricto sensu, une fois délivrée dans sa rayonnante jeunesse, nul ne peut la retrouver, en connaître la saveur innocente, surtout s’il s’avisait de commettre la folie inutile du suicide. Pour dénouer le nœud coulant du péché, seul Un qui passerait son cou dans ce même nœud et assumerait la souffrance de l’humanité pourrait réussir. C'est ce que dit d’ailleurs l'Épître aux Romains de Paul, remarquablement commentée par le Boutang cristallin du petit opuscule sur le temps : la seule répétition possible, la seule qui ne soit pas désespérante mais lumineuse, ouvrant un jour dans l'épaisse muraille du cachot satanique, est celle accomplie par le Christ prenant sur Lui le péché d'Adam (4). Le Christ pourtant, dans le roman de Boutang, est désespérément absent, son entrée humble à Jérusalem, sur le dos d’un ânon (cf. Évangile de Jean, 12, 14), est ainsi raillée par l’âne Limouzin, dont l’esprit paraît aussi impénétrablement fermé que l’est celui de l’idiot ouvrant Le Bruit et la fureur de Faulkner, autre livre de la redite sans fin, du bruit qui n’arrive pas à devenir parole, de la fureur qui ne parvient pas à devenir force, de la fausse ouverture barrée par les lourdes portes d'airain qui, ici, du moins, prévalent. La Maison un dimanche est peut-être moins un lieu clos, comme nous l’avons affirmé, qu’une espèce de Zone, au sens ou Tarkovski l’entendait : dans l’œuvre du génial cinéaste russe, le Stalker, lui non plus, ne parvient guère à prendre sur lui (au sens propre de l’expression) l’angoisse et le manque de foi de ses deux compagnons, qui refuseront de pénétrer dans la chambre censée exaucer tous leurs vœux. Constatant cette impossibilité, pouvons-nous prétendre, moins métaphoriquement qu’il n’y paraît, que le mirage de la littérature ne pourra être dissipé que par la venue de la Parole, désaltérant le désert de l'âme et celui dans lequel n’en finit pas de se dessécher le corps immense du langage ? C’est, inévitablement, la question dont la réponse trouble l’humanité insomniaque et les nuits sans fins où Macbeth, pour des éternités de veille douloureuse, continue inlassablement d'adresser ses questions, comme celle-ci, déchirante entre toutes : «But wherefore could not I pronounce Amen ?». Pierre Boutang à son tour ne nous donne aucune réponse car, dans son roman, celui qui eût pu porter les autres, le «christophore» comme Léon Bloy appelait le saint (ainsi que Christophe Colomb) ayant transporté sur ses épaules le Fils de Dieu, semble s’être embourbé sur une rive lointaine. Tentons alors, non pas de sortir de la littérature (puisque, sans même avoir lu Borges, n’importe quel lecteur à l’attention vacillante sait parfaitement, au moins dans une sorte d’intuition qui s’évanouira d’être précisée, qu’il lui sera désormais impossible de s’échapper d’un tel espace labyrinthique où règne en maître secret le Minotaure dont les intentions impénétrables se confondent pourtant avec nos désirs les plus secrets), tentons alors, au moins, de nous échapper de notre livre.
Macbeth je l’ai dit, lui aussi enfermé dans son château sépulcral, n’en finit pas d’agiter dans son esprit la terrible question : «But wherefore could not I pronounce Amen ?». Oui. Pourquoi, au creux de la gorge, cette impossibilité, plus intime qu'un frère jumeau, de crier une parole vers Dieu, de repos confiant ou de joie ? Elle seule pourtant libérerait la conscience lourde, engorgée par la vase de l'amertume et du silence intolérable, qui fit écrire à Vincent Van Gogh ces mots d'une noire lucidité : «lorsqu'un homme éprouve à la suite d'un amour froissé une désillusion si profonde qu'il se sent calmement désespéré et désolé, son état d'âme ressemble en quelque sorte à l'incandescence de l'acier ou du fer chauffés à blanc. Sentir qu'il est irrémédiablement et absolument déçu, en porter la conviction dans son cœur comme une blessure mortelle, du moins inguérissable, et pourtant se comporter normalement, en montrant un visage impassible». Imaginons une autre histoire, banale sans doute et qui d’aucune façon ne peut prétendre à l’exemplarité. Est-ce dire ainsi, pour cet homme qui, comme le marin hanté de Coleridge, se creva d'une confession pitoyable – celle du vieux marin avait au moins quelque grandeur dans son désespoir –, est-ce donc dire, pour cet homme qui fut menteur, lâche et infidèle, recommençant la pauvre histoire de son père, lui-même lâche et infidèle à la femme qu'il aimait, recommençant, lui aussi, également comme son père, le jeu des envoûtements stériles auprès des femmes capricieuses, est-ce dire que, face à la violence, à l'enlisement, au mensonge, à l'incompréhension, au risque trop facile de la déchéance – mais au moins est-ce un risque, alors que la sécurité affligeante contre quoi il bute, bue comme un nectar par la compagne oublieuse, n'est pas autre chose qu'un poison de Léthé qui momifiera patiemment son corps baisé par un autre, étreint par un autre, sali par un autre : corps infidèle, esprit oublieux, chair assez vite pourrie ! –, est-ce donc prétendre que, face au risque de la chute dans la mauvaise répétition à laquelle l'a condamné celle qui ne s'est pas maintenue dans sa promesse superbe, jamais oubliée, mais tout simplement reniée, annulée, moquée («non, après toi, je voudrais ne plus connaître d'autre homme»…, ces mots, l'inconnu les murmurait comme une litanie tandis qu'il déversait son histoire ; contrepoint comique, ils accentuaient piteusement la noirceur du tableau, puisque les draps de la belle, encore tiédis par le corps de l'inconnu à qui l'intention sublime semblait laisser quelque répit plein de morgue, burent néanmoins la sueur du nouvel arrivant avec l'empressement d'une éponge desséchée), est-ce dire aussi et surtout que, face au danger physique à quoi une jalousie pathétique l'a réduit (ainsi manqua-t-il presque de céder à la libération meurtrière peinte par Gadenne dans son Vent noir : cruelle ironie que celle de vivre l'esprit grouillant des hideux fantômes de la littérature !), est-ce donc prétendre que, face au risque, cette fois extrême, de la malédiction où son blasphème l'a jeté, seul le retour de l'Absent, ce Christ mort sur la Croix, insulté et raillé, mort sur la Croix pour, justement, permettre ironiquement à cet imbécile de lâcher son pathétique juron ainsi que sa pauvre confession, et à cet autre, ce pauvre amant perclus de trouille, quelques gluantes aumônes entre les cuisses de sa maîtresse, et à celle-ci enfin, une prière bavante à son Dieu niché au ciel de son lit, est-ce donc dire et prétendre que, pour détendre le front tiré de ce fiévreux, seule sera de quelque utilité, réelle présence se chargeant des pauvres péchés de l'homme marmonnant comme une ombre, réelle présence vivifiante seule capable de pardonner et de jeter aux enfers – à vrai dire, là d'où elle n'aurait jamais dû s'échapper – la terrible parole une fois prononcée dans la nuit («je te maudis, chienne, et en crachant sur toi, c'est sur moi que je crache, et en te maudissant, c'est moi que je condamne et maudis…») et depuis, gardée dans le cœur malade comme un secret maléfique, une espèce de ver rongeur et dévorant, un pauvre secret autour duquel le souvenir dérisoire reconstitue, éclat après éclat, une nacre brumeuse, fragile et ténue comme le rêve à peine effacé par le réveil, est-ce donc croire que le salut vient d'un mort, pauvre Juif battu et cloué, cadavre verdâtre qui semble encore creusé par la violence du cri resté sans réponse, pathétique souffrance d'un corps moussu de décomposition comme l'a vu, terriblement, Hans Holbein le Jeune ?

Oui.

C'est bien cela. L'amour entre un homme et une femme, lui aussi, pauvre petite chose de boue et de sang, n'est retenu, sur le rebord de l'oubli, de l'ennui, du vice et du mensonge, par rien d'autre qu'une main décharnée, la main tremblante du Dieu abandonné et ressuscité, cette main tordue par la douleur, repliée sur la froideur d'un clou…

L’inconnu que nous avons longuement écouté s’en est allé, emmuré vivant dans son ressassement immobile, perpétuel, insatiable, cumulant en lui-même, comme Jean-Baptiste Clamence, comme le renégat ou le traître Judas, son propre témoin, son propre juge, son propre procureur. J’entendais, comme un dernier râle, ses paroles se perdre dans le vent : «Une balle… Seule une balle de diamant pourrait terrasser l’ennemi intérieur, l’idole cramoisie et increvable, le mépris, ce double mauvais qui m’étouffe et me vide, ce sale souvenir, cette jalousie qui me dévore… l’ombre de cette femme jadis aimée follement… Seule… une balle…». Je n’ai plus jamais revu cet homme et ne sais d’ailleurs – sans doute l’a-t-il fait et le fait-il en ce moment même – s’il a continué sans relâche à raconter, comme le marin de Coleridge, sa banale et pitoyable histoire.

La Maison un dimanche est aussi vide qu’une église de village un dimanche. Pourtant, ici comme dans le tabernacle rouillé, brille encore la flamme minuscule d’une présence inavouée. Pourtant, dans ce roman comme dans L’Invitation chez les Stirl de Paul Gadenne, l’écriture, trouée de toutes parts par un mal qui ne dévoile jamais sa face grotesque, parvient à ne pas sombrer, on ne sait trop par quel effort secret. Car, dans ce roman sans Christ, nous devons remarquer que Pierre Boutang nulle part ne cède au pessimisme, n’enferme son héros, comme souvent l’a fait Bernanos de ses personnages secondaires, dans l’in pace du démoniaque : un destin minable, d’errance ou de folie, d’oubli et de vagabondage sur les territoires de l’informe, où la littérature n’a plus prise, non plus qu’Agnès sur le triton selon la fable utilisée par Kierkegaard. Georges, parce qu’il est le fils, et seulement parce qu’il est le fils, peut et doit continuer la destinée du père, selon la réversibilité des mérites que pose mystérieusement le dogme catholique de la communion : «tout lui faisait penser qu’il était avec son père, exilé des gestes de la prière et du sacrement – le salut de son père, s’il y en avait un de possible, était en lui, Georges, en ce qu’il ferait de sa vie en ses gestes selon l’absence ou la présence de la grâce – un rapport direct et terrifiant à l’arbitraire souverain de Dieu – les fautes et l’échec de son père n’avaient pas de sens par eux-mêmes» (p. 80). Et le père, au moment d’éprouver l’absence de soif humaine et le tarissement ultime des sources et des fontaines (cf. p. 81), sait maladroitement, confusément – espère maladroitement et confusément ? – que l’ailleurs vers lequel sa mort le conduit lui permettra de trouver la clé de la reprise véritable, donc, celle aussi de toute filiation charnelle, de toute filiation véritable, de toute filiation unique et exclusive, avec l’enfant qui est pourtant un démon (5), avec l’enfant qui, démon engendré par le père et, plus que par lui, par la faute que le père a commise, peut cependant convertir et être converti, servir en somme, comme la jeune fille, d’instrument.
Pierre Boutang a-t-il voulu seulement se jouer de nous en désignant ainsi, pour une grâce possible, un aussi surprenant moyen de rédemption ? Non car l’un des traits majeurs, je crois, de la littérature moderne, est ce gauchissement de l’instrument du salut, son incognito, voire sa monstruosité comme l’ont évoquée Pär Lagerkvist (je songe ainsi à son truculent Le Nain), certains des romans de Leonardo Sciascia ou bien l’œuvre d’Ernesto Sábato. Comment, d’ailleurs, la littérature, qui est le miroir le plus fidèle de nos errances, pourrait-elle rester étrangère à notre propre abandon ? Car nous sommes devenus les hommes creux, les hommes de peu de poids qui errent dans les allées vides des temps sombres, hollow men in dark times, eût dit Hannah Arendt complétant T.S. Eliot. C'est par ce vide même que nous caractérisons notre âge dévitalisé. Nous n'avons plus le courage de nous élancer et la souffrance, pourtant notre véritable grandeur comme le savait cruellement Baudelaire, nous horrifie. Le Bien n'est plus qu'humanitaire, c'est-à-dire miséreux, chétif et malade, tandis que le Mal ne parvient plus à émouvoir des enfants qui sont devenus des monstres de passivité indifférente. Pourtant, lui seul demeure : le Mal, et l'horreur absolue, destructrice mais, pour cela, libératrice, centrifuge, nous obligeant à nous excentrer par rapport au point de Lagrange qui nous maintient sur notre orbite impassible, l'horreur, justement seule capable, désormais, d'arracher l'homme à sa torpeur. Ainsi, sur le cartulaire chargé de signifier l'infamie révoltante du Fils de l'homme, les bourreaux du Christ ne se doutaient pas un instant qu'en écrivant le titre de gloire dérisoire, INRI, Iesus Nazarenus Rex Iudeorum, ils annonçaient aussi la formidable recomposition du monde par la vague submergeante d'une violence mystique, capable de briser le miroir déformant qui nous condamne à ne pouvoir observer l'univers qu'au travers d'une grille, non plus de parole mais de péché : Igne Natura Renovatur Integra, où, ainsi confusément signifiée, peut se lire l'attente pleine de l'espérance.

Le monde du Mal a de ces communications mystérieuses par lesquelles le démoniaque, désenclavé de sa gangue d’airain, peut servir de socle où bâtir une nouvelle arche, s’il est vrai, comme le dit un des personnages du second roman de Pierre Boutang, qu’il «faut bien un regard clair pour voir le sens qui débouche des ténèbres» (6).

Notes
(1) Réédité par La Différence en 1991.
(2) Ontologie du secret (PUF, coll. Quadrige, 1988), p. 15.
(3) Dans La Reprise (la traduction et les notes sont de Nelly Viallaneix, Flammarion, coll. G.F., 1999), Kierkegaard – ou plutôt son pseudonyme, Constantin Constantius – écrit ces mots sans ambiguïté : «Religieusement parlant, on pourrait dire que tout se passe comme si Dieu lui-même se servait de cette jeune fille pour le rendre captif; quant à la jeune fille, elle n’a aucune réalité, mais elle est comme ces mouches de gaze qu’on fixe à un hameçon» (p. 129). j'ai évoqué ce texte génial ici.
(4) Le temps (Hatier, coll. Optiques philosophie, 1997), p. 46-47 : «Mais voici la radicale altérité entre la chute et la grâce : la chute d'un seul a produit la mort pour la multitude, et le sacrifice du Christ a surabondé en vie pour les pécheurs pardonnés. La Répétition maintient donc la contradiction, laisse à son sens humainement incompréhensible le mystère de la transmission du péché, comme seront toujours ambiguës les répétitions autres que celles de l'origine, bien qu'un autre sens s'impose aussitôt de l'unité du genre humain […] : celui de la foi».
(5) C’est là un nouveau point de convergence avec l’histoire de Thomas Sutpen racontée par Faulkner.
(6) Quand le furet s’endort (La Différence, 1991), p. 92.

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