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16/07/2019
Dialogues sur l'achèvement des temps modernes de Jaime Semprun
Photographie (détail) de Juan Asensio.
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Si les temps modernes sont achevés, il ne reste plus qu'à plier bagage, tirer sa révérence et quitter la scène sur laquelle l'homme européen voire occidental aura plus ou moins convenablement paradé. C'est ce que semble vouloir nous dire l'auteur de la si délicieusement ironique Défense et illustration de la novlangue française dans ce dialogue publié en 1993, s'inspirant de Brecht et mettant en scène deux personnages, Ziffel et Kalle, par le biais d'une postulation double : tout d'abord, il se pourrait bien que l'homme puisse «se perdre lui-même sans acquérir la conscience de cette perte» (1) et, ensuite (ou avant, c'est tout un à notre époque si confuse), il ne faut jamais oublier que, "pendant le désastre, la vente continue» (p. 59).
S'il n'y avait dans le texte de Jaime Semprun, comme nous le suggère cette dernière assertion, qu'une espèce d'annonce ou bien de redite de tant des truculentes critiques et des bons mots de Philippe Muray, nous nous dépêcherions de le faire connaître aux meilleurs représentants de l'espèce homo reactus, qui présente la notable particularité d'évoluer à reculons, qu'il s'agisse de Jacques de Guillebon ou de son jumeau monozygote Romaric Sangars ou encore d'Alain Finkielkraut et de Richard Millet, celui que, tous, nous savons être le dernier écrivain de race charolaise. Il y a heureusement plus, chez Semprun, qu'une assurance d'imbécile ou plutôt, moins, puisque ces Dialogues valent surtout par l'hésitation que nous y lisons, le doute même, peut-être et pourquoi pas l'exposition d'une position purement intenable ailleurs que dans un livre.
Hésitation sur la bonne catégorisation de pensée politique, donc de praxis : réaction ou conservation ? Ainsi, si l'auteur affirme que les réactionnaires ont proféré beaucoup «d'excellentes vérités sur la société moderne», car ils «étaient plus libres» de voir venir l'avenir «sans préjugés, et donc de le considérer lucidement une fois qu'il a été là» (p. 32), il faut toutefois noter qu'ils «réagissent bien peu, faute de savoir ce qu'ils pourraient bien sauver» (p. 34), alors qu'un problème existe apparemment du côté de la conservation «de ce qui auparavant était normal et sans phrases», puisque, fût-elle «remarquable», cette conservation rend «factice» (p. 42) tout ce qu'elle touche. Certes encore, le simple fait qu'Orwell puisse apparemment être classé dans les rangs des conservateurs semble ne pas poser de problème à l'auteur, qui écrit : «Orwell, voilà justement quelqu'un qui est un bon exemple de ce dont je parlais, du fait qu'au moment où les hommes se sont trouvés précipités dans un monde indéfendable, avoir quelque chose à défendre du passé condamné permettait de voir dans toute son horreur la nouveauté, l'effondrement historique en cours» (p. 46), mais il n'en reste pas moins qu'il serait faux de supposer un intérêt quelconque au fait de conserver pour conserver puisque, une fois encore, nous tomberions dans la facticité, le remède privilégié par notre époque consistant «à faire accéder n'importe qui à une reconstitution truquée de ce dont a disparu la version authentique» (p. 59). Ailleurs, la subversion elle-même est reconnue comme l'un des plus hauts degrés du mensonge, lorsqu'elle est l'apanage de «chanteurs subversifs en quête de subventions étatiques» ou bien d'artistes prétendument maudits qui revendiquent une «couverture sociale» (p. 96). Muray, une fois encore, n'est pas loin et, avec lui, l'habituel cortège inculte des lecteurs de L'Incorrect ou de Valeurs actuelles, une proximité avec les veaux et les ânes à réaction qui eût je pense tétanisé Jaime Semprun !
La position conservatrice que nous avons évoquée est encore illustrée par la très belle parabole du «sage hassid» exposée par Ziffel à la page 66 du livre, exemple même d'une déchéance inéluctable de la parole de foi au travers des âges sans foi ni même loi, faute d'un auditoire suffisant ou même simplement intéressé par le fait de l'écouter et, donc, de la recevoir.
La position réactionnaire, à son tour, présente des désavantages, surtout lorsqu'elle semble être incarnée, aux yeux de Jaime Semprun, par Karl Kraus, un homme dont on a dit qu'il ne s'intéressait «à rien qui [eût pu] affaiblir sa colère», ce qui est juste, du moins en partie, mais (ce qui est absolument faux pour le coup) occasion pour l'auteur de proférer une ineptie totale, ce qui ma foi est fort rare sous sa plume, à l'égard du furieux polémiste autrichien (cf. p. 62). Ailleurs et par l'entremise de Ziffel, Semprun note que l'on peut «fort bien s'opposer à la désolation sans pour autant se sentir obligé de revendiquer un sol et une patrie, ou vouloir restaurer une tradition quelconque» (p. 77). Avouons qu'une telle réserve nous paraît de pure forme, car je ne vois guère comment il nous serait possible, d'un strict point de vue pratique, de repartir d'un zéro absolu, sans désirer invoquer ce qui a existé avant, avant la catastrophe, et qui pourra servir de socle, aussi friable qu'on le voudra ou bien craindra. Même le si poignant roman intitulé La Route de Cormac McCarthy, l'un des textes qui à notre connaissance pousse le plus loin la possibilité d'une fondation ô combien fragile abandonnant le passé à l'engloutissement, refuse de sombrer dans le puits sans fond d'une abolition totale de l'humanité et, surtout, de ce qu'elle a été.
Ni la conservation ni la réaction ne semblent finalement trouver grâce devant Jaime Semprun qui évoque une troisième option, plus radicale, puisqu'elle consiste à faire table rase de toutes choses et, d'abord, de notre société entièrement corrompue qui, d'ailleurs, n'a pas besoin que l'on précipite sa chute puisqu'elle s'écroule sous nos yeux : laissons-la «s'effondrer, et faisons l'inventaire des outils qui seront nécessaires pour reconstruire le monde» (p. 72). Nous constatons que la position de Jaime Semprun n'est point totalement nihiliste ou, si elle l'est, elle ne l'est qu'imparfaitement, un temps du moins, pour faire la part du feu en somme puisque, une fois survenu l'effondrement, il faudra bien se mettre à reconstruire, quelles que soient les modalités de cette reconstruction (il en existe des centaines, comme j'ai pu l'évoquer dans cette série consacrée à des textes post-apocalyptiques), en gardant toutefois à l'esprit la réserve que nous avons mentionnée plus haut et qui, selon nous, ne risque certainement pas de faciliter une hypothétique reconstruction.
Par ailleurs, rien ne semble vraiment fixé, du moins dans cet ouvrage, car Jaime Semprun ne manque pas de vanter les vertus d'une attitude conservatrice, l'auteur se demandant par exemple s'il ne convient pas «qu'aux époques les plus troublées se creuse ainsi malgré eux la solitude de quelques êtres, dont le rôle est d'éviter que périsse ce qui ne doit subsister passablement que dans un coin de serre, pour trouver beaucoup plus tard sa place au centre du nouvel ordre» (p. 139). Quelques pages avant cet extrait, Jaime Semprun nous semble même aller jusqu'à adopter une posture réactionnaire, quel comble pour lui !, lorsqu'il évoque ce que nous pourrions appeler, sur les brisées d'un Joseph de Maistre, l'universelle analogie : «La certitude que le monde est un, et multiples, entre ses plans, les correspondances, a par le passé animé des emprises diverses dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles font plutôt bonne figure face à celles qui, niant cela, ont effectivement mis le monde en pièces, comme pour justifier leur aveuglement» (p. 125).
Ni conservateur ni réactionnaire, même s'il est difficile de trouver une voie qui se contenterait subtilement de longer la crête d'une espèce de nihilisme que nous pourrions qualifier, après d'autres, de passif, Jaime Semprun semble naviguer à vue dans ces Dialogues, oscillant commodément, par le biais de ses deux protagonistes, entre une position attentiste ou au contraire désireuse que l'abîme, en quelque sorte, ne se repeuple pas, mais, à l'occasion, ne dédaignant pas le fait de prôner les vertus de l'action, à tout le moins une certaine simplicité qui n'aurait pas besoin de se griser de grands mots ni de grandes théories, comme, ici, par la bouche de Kalle : «Vous l'avez dit l'autre jour, ceux dont les idées sonnent juste sont ceux qui ne s'affranchissent pas en pensée des limites qu'ils rencontrent dans la réalité» (p. 140). Ce sont peut-être ces limites bien réelles qui ont obligé Jaime Semprun à tenter un dangereux numéro d'équilibriste.
Note
(1) Jaime Semprun, Dialogues sur l'achèvement des temps modernes (Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1993), p. 134.