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15/10/2019

Quand Pierre Legendre rencontre Martin Heidegger et que l’anthropologie dogmatique achoppe sur l’histoire de l’être (3), par Baptiste Rappin

Photographie (détail) de Juan Asensio.

4239023629.jpgBaptiste Rappin dans la Zone.








639161290.jpgQuand Pierre Legendre rencontre Martin Heidegger et que l’anthropologie dogmatique achoppe sur l’histoire de l’être (1).






1539385094.jpgQuand Pierre Legendre rencontre Martin Heidegger et que l'anthropologie achoppe sur l'histoire de l'être (2).







Legendre.jpg5. Le nihilisme entre désubjectivation et oubli de l’être

De prime abord, on peut juger que Martin Heidegger et Pierre Legendre posent des regards convergents sur le monde contemporain, qui met en exergue le processus d’annihilation dont il est la victime. Chez le philosophe, le Gestell conduit à la mise en pièce du cosmos (qu’il renomme Geviert : la communauté de la terre, du ciel, des hommes et des dieux), c’est-à-dire «[à] l’obscurcissement du monde, [à] la fuite des dieux, [à] la destruction de la terre, [et à] la grégarisation de l’homme» (1). Quant au juriste, il met en garde contre «le nihilisme institutionnel [des sociétés euro-américaines]» (2) ainsi que contre l’«anéantissement symbolique» (3) en cours; il recourt également fréquemment à la notion d’«effondrement», ce qui ne surprend guère étant donnée l’importance des analogies architecturales dans son œuvre : entre autres, il constate l’«effondrement historique de l’image du Tiers» (4) et prévient que «l’effondrement du capital symbolique équivaut, dans la vie et la reproduction de l’animal parlant, à l’effondrement de la barrière immunitaire» (5). En somme, tant pour Heidegger que pour Legendre, la civilisation occidentale est malade, elle est prise d’une fièvre de destruction, d’auto-destruction.
Les deux pensées semblent encore se rejoindre pour localiser l’étiologie de la catastrophe dans le règne de la technique et de la gestion intégrale de l’existence. Dans la question de la Technique, Heidegger n’oublie guère que le Gestell concerne également, et peut-être même au premier chef, l’homme : «C’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà pro-voqué à libérer les énergies naturelles que ce dévoilement qui commet peut avoir lieu. Lorsque l’homme y est pro-voqué, y est commis, alors l’homme ne fait-il pas aussi partie du fonds, et d’une manière encore plus originelle que la nature ? La façon dont on parle couramment de matériel humain, de l’effectif des malades d’une clinique, le laisserait penser» (6). Le même son de cloche résonne du côté de Pierre Legendre : «Les sociétés modernes organisent l’institutionnel selon des critères gestionnaires qui se répandent sous l’égide d’un Management généralisé – notion à caractère fondamentaliste, au sens religieux de cette formule. Au fond, le nouvel ordre industriel tend à gouverner des morceaux, un humain fragmenté, c’est-à-dire désubjectivé» (7), extrait auquel fait encore écho la phrase suivante : «Autrement dit, le psychologisme militant, qu’il soit commercial ou politique ou banalement lié à la gestion des personnels dont mon expérience internationale près de spécialistes en organisation m’a convaincu qu’elle fonctionnait à la petite semaine, est une entreprise de liquidation de la condition humaine» (8). La perception du danger et même de la catastrophe est bien liée chez les deux penseurs à la prétention de la science moderne – non seulement la physique mais également toutes les sciences qui dissèquent le corps et l’âme de l’être humain, de la biologie à la sociologie en passant par la psychologie – à s’ériger, chez Heidegger en principe, chez Legendre en Référence; la royauté du rationalisme mène bien au sentiment tragique d’un destin inexorable, dévastation du monde chez le premier, casse du sujet pour le second.

Mais justement, derrière ou au-delà de ces évaluations à première vue voisines, se fait jour une divergence dans ce qu’il convient, au fond, de nommer «nihilisme». Du côté de Pierre Legendre, dont l’effort de pensée vise à mettre en exergue les conditions anthropologiques, c’est-à-dire langagières, institutionnelles et cérémonielles, du principe généalogique, le sujet demeure au centre des réflexions, car il n’est de société qui puisse perdurer sans fabriquer, par le jeu de la normativité inhérente à l’exercice du pouvoir, des individus qui intègrent la dialectique du même et de l’autre, en d’autres termes la singularité de leur place en même temps que leur appartenance à un ordre qui les dépasse. De ce point de vue, le nihilisme correspond ni plus ni moins au phénomène massif de désubjectivation que le juriste observe à l’époque industrielle, que cette dernière prît la forme des régimes totalitaires ou qu’elle se dote, à l’heure actuelle, des atours du management et du consumérisme globalisés : «La subjectivité est si prégnante en matière d’institutions, que nous devons porter grande attention aux manifestations inédites de l’exclusion : l’industrialité moderne – celle que nous vivons dans les sociétés constractualistes – produit par millions des exclus de la Référence en désubjectivant des masses entières d’individus. La désubjectivation est la nouvelle forme de prolétarisation dans les sociétés ultra-industrielles, de sorte que l’arrimage du sujet aux procédures d’institution a cessé d’être une mise politique et juridique associée à la vie […] pour devenir un privilège à conquérir» (9). Se fait ici sentir tout le poids et tout l’apport de la psychanalyse à l’anthropologie dogmatique : au fond, ce que Pierre Legendre condamne dans le comportementalisme des sciences humaines et du management anglo-saxons, c’est bien l’évacuation de la question cruciale de l’élaboration symbolique du sujet, qui n’est jamais donné comme un étant naturel mais toujours construit par un processus de subjectivation qui lui échappe en grande partie.
Pour Heidegger, il va tout autrement : le sujet, notamment sous la figure de l’humanisme, appartient à l’histoire de l’être, et plus spécifiquement de la métaphysique, à tel point que le philosophe affirme, dans sa célèbre Lettre sur l’humanisme, que «l’histoire de l’Être supporte et détermine toute condition et situation humaine» (10). S’il n’est, comme chez Pierre Legendre, d’autonomie du sujet, une autodétermination qui, même affirmée voire revendiquée, serait de toute façon fantasmée et illusoire, le sujet ne procède guère du jeu dogmatique des structures collectives mais de la donation de l’être, de son mode d’apparition et de phénoménalisation. À ce titre, le sujet, dans son sens précis de substrat, la subjectivité comme «subjectité» pour le formuler dans les termes du philosophe, correspond au coup d’envoi cartésien qui déplace le fondement du ciel vers la terre, la souveraineté ontologique de Dieu vers l’homme. Il appartient à liste des fixations successives de la métaphysique, c’est-à-dire à l’histoire du nihilisme : «L’essence du nihilisme réside en l’Histoire conformément à laquelle, dans l’apparition même de l’étant comme tel et en entier, il n’en est rien de l’être lui-même et de vérité, et cela de telle sorte que la vérité de l’étant comme tel passe pour l’être, tandis que la vérité de l’être fait défaut» (11). Le nihilisme, au fond, n’est rien d’autre que l’essence de la métaphysique qui loge la vérité dans l’étant, sous les formes successives de l’adéquation, de la certitude et aujourd’hui de l’efficacité, en recouvrant de la sorte le mouvement de déhiscence de l’être qui rend possible la prise en vue de l’étant. Ainsi donc la différence ontologique se trouve-t-elle purement et simplement gommée de la philosophie et des sciences.
Au final, les développements précédents sur le nihilisme rejoignent sur l’essentiel les analyses consacrées à la Technique : à savoir que l’histoire de l’être, qui culmine à l’époque contemporaine dans le nihilisme de l’Arraisonnement, n’est pas prise en compte comme telle par Pierre Legendre, mais qu’elle se trouve en quelque sorte absorbée ou ingérée dans le système de l’anthropologie dogmatique sans que cette dernière n’en subisse de fléchissements ou d’inflexions. Penchons-nous à présent sur les conséquences plus générales de ce geste.

6. Débords des réflexions précédentes sur la philosophie et le droit

Le cas de la Technique est exemplaire de la façon dont le structuralisme de Pierre Legendre tend à gommer les questions proprement ontologiques, et même philosophiques. C’est donc non seulement sa rencontre avec Heidegger qu’il s’agit d’interroger, mais de façon plus générale le rapport qu’il entretient à la philosophie. Plus spécifiquement encore, nous nous intéresserons dans les lignes qui suivent à ce fait surprenant : à savoir que le traitement du droit se trouve, chez Legendre, totalement découplé du souci de sa cause finale, à savoir le Juste.
Contrairement à la pensée de Heidegger, la philosophie grecque, avec ses deux acteurs majeurs mis en scène par Raphaël au centre de L’École d’Athènes, à savoir Platon et Aristote, irrigue la réflexion de Pierre Legendre depuis ses commencements; elle nous semble toutefois prendre une importance grandissante au fil des années, comme en témoigne la présence d’un commentaire d’un passage du Sophiste dans les Leçons IX, ainsi que l’objectif explicitement assigné aux Leçons X : «Ces Leçons auront à revenir sur le terme "anthropologie" lui-même, à écouter son étymologie, c’est-à-dire à écouter ce qu’en disait la philosophie grecque» (12). L’attrait plus tardif pour l’œuvre de Heidegger s’explique probablement par ce tropisme préalable, car l’effort du philosophe consiste notamment en une nouvelle interprétation des œuvres de Platon et d’Aristote dont l’orientation vers les idées et les formes masquèrent le phénomène d’éclosion du monde dont les présocratiques avaient retranscrit l’expérience.
Mais quel traitement reçoit justement la philosophie dans l’économie de l’œuvre de Pierre Legendre ? Est-elle mobilisée pour approfondir et enrichir la compréhension d’un concept ? Se trouve-t-elle mise au service de l’établissement d’une dynamique historique ? À vrai dire : ni l’un, ni l’autre. Observons justement comment le juriste interprète le Sophiste en 246-247 dans ses Leçons IX. À ce moment précis du dialogue, l’Étranger en vient à présenter à son interlocuteur, Théétète, le combat de géants qui oppose les tenants de la terre et les partisans du ciel : les premiers réduisent la réalité à ce que l’on peut voir et toucher – la tradition les qualifiera de matérialistes – tandis que les seconds situent l’existence dans quelques formes incorporelles et invisibles – ceux-là sont appelés idéalistes. Insatisfait de cette impasse, au sens étymologique : de cette aporie, Platon formule alors dans la suite du dialogue ce qui reste très certainement comme le sommet de son ontologie : à savoir que l’être est puissance de communisation, qu’il est mise en relation des opposés, et plus particulièrement du même et de l’autre, ainsi que du repos et du mouvement.
Pierre Legendre résume fidèlement les tenants et aboutissants du dialogue en 246-247 avant de se poser la question suivante, à notre sens décisive : «En quoi une telle discussion concerne-t-elle mon propos sur le pouvoir et le droit, propos accidentellement philosophique, qui vise à discerner la logique à l’œuvre sur le terrain de l’institutionnalité ?» (13). On notera tout d’abord cette étonnante remarque : Pierre Legendre qualifie lui-même les développements philosophiques qu’il expose comme «accidentels», comme s’ils relevaient d’une simple opportunité, comme si le hasard de ses réflexions, qui évoluent en effet «sur le terrain de l’institutionnalité», avaient mis l’auteur en contact avec le dialogue platonicien. Le choix délibéré de l’adjectif semble bien confirmer notre hypothèse : la philosophie, pour Legendre, est l’ancillaire de l’anthropologie.
Mais venons-en au fond de l’analyse. Pour le juriste, le Sophiste traduit la dichotomie entre le corps et l’âme qui est «constitutive de l’histoire européenne» : «Nous vivons et sommes appelés à vivre sous l’empire d’un duel sans issue, qui reproduit les postulats immémoriaux de la culture occidentale» (14). Cette césure entre la terre et le ciel traverserait l’histoire occidentale, le monument romano-canonique mais également le scientisme moderne : elle serait ainsi à l’origine de l’aveuglement dans lequel nous sommes actuellement plongés; en sortir nécessiterait de ne pas rester prisonnier de cette alternative.
Une telle analyse, menée toute en extension, de ce passage du Sophiste nous semble souffrir de plusieurs biais : d’une part, la dualité corps/âme est considérée acquise, alors même que l’entreprise platonicienne réside dans son dépassement, ce que d’ailleurs Pierre Legendre n’ignore guère puisqu’il évoque le dilemme «combattu par le dialogue de Platon» (15). Mais alors : pourquoi rester campé sur le dualisme plutôt que de prendre l’autre route, à savoir celle qui laisse entrevoir que la philosophie, en comprenant l’être comme relation, lien ou nœud, ce qui fut bien le cas du néoplatonisme de l’Antiquité jusqu’à la Renaissance, préserva la civilisation européenne d’un antagonisme irrésoluble ? Il se pourrait que l’auteur projette dans la philosophie grecque ce qu’il a décelé, il est vrai de façon décisive, dans le christianisme médiéval et qui explique, selon lui, l’utilisation stratégique du droit romain par le monothéisme : une source de légitimité privée de code normatif, une âme sans matérialité en quelque sorte (16). À ce premier biais, que nous pourrions qualifier de «projection», se conjugue alors un deuxième geste problématique, de «transposition» celui-ci, que l’on observe en action dans le passage suivant : «Transposée dans l’univers industriel, cette distribution signifie : d’un côté ceux qui généralisant l’expérimentation (pour reprendre une expression platonicienne) au "négoce de l’âme", c’est-à-dire à la vie de la représentation; de l’autre, ceux qui regardant autrement, depuis un "en haut", s’opposent aux premiers et sont sur la pente d’oublier la matérialité qui résiste» (17). Voici donc la démarche de Pierre Legendre : étendre la dichotomie philosophique en une distribution anthropologique – ce que laisse suggérer une lecture linéaire du texte – à moins qu’il ne cherche à ancrer son système de pensée dogmatique dans la pensée grecque – mouvement rétrospectif que nous pensons plus crédible.

Au final, ces axes d’interprétation de la philosophie grecque, conçue dans une visée de fondation et d’enrichissement de l’anthropologie dogmatique, contribuent à l’éclipse des questions proprement philosophiques. Plus précisément, alors que pour Platon, Aristote, Plotin, tous trois régulièrement cités par Pierre Legendre, la vie éthique et politique s’avère indissociable de l’horizon du Bien, c’est-à-dire de la justice, on peine à déceler une telle réflexion chez le juriste : tout se passe alors comme si le droit, réduit au statut de fonction ou de rôle généalogique, était déconnecté de sa finalité, qui est en même temps son principe : le Bien, ou encore le Juste.
Pour Legendre, le droit, d’un point de vue anthropologique, joue le rôle que les mythes et les rites jouent dans les autres civilisations; et d’un point historique, il correspond à l’entrée de la raison comme Référence primordiale et structurante sur la scène des sociétés occidentales. Pour stimulantes que ces thèses soient, elles entraînent chez le juriste un point d’arrêt qui ne nous paraît pas justifié – car, au fond, tout à fait compatible avec l’entreprise dogmatique : à savoir que le droit romain, coulé dans le moule de la philosophie politique aristotélicienne, prend pour objectif le juste partage des biens, la justice dite «distributive», c’est-à-dire une égalité géométrique (ou égalité de rapports que l’on nomme encore analogie) qui respecte la proportion, en d’autres termes : la mesure (18). Alain Supiot ne s’y trompe point qui, inscrivant explicitement sa réflexion dans le sillon tracé par l’anthropologie dogmatique et reconnaissant même sa dette à l’endroit de l’œuvre de Pierre Legendre (19), conclut Homo juridicus par des développements portant sur le principe de solidarité, dont il rappelle, dans un autre ouvrage, L’esprit de Philadelphie, qu’elle fait écho à la place de la proportionnalité dans la philosophie politique d’Aristote (20).
Pourquoi alors Pierre Legendre déconnecte-t-il droit et justice, ainsi qu’en témoigne l’écart significatif entre le nombre d’occurrences de ces deux termes tout au long de ses Leçons (21) ? Ce divorce est selon nous la conclusion logique de nos développements précédents : à savoir le refus de prendre en compte la diversité des figures de la raison qui se sont succédées à travers les âges, ce que précisément Heidegger nomme, dans le vocabulaire qui lui est propre, l’histoire de l’être. La raison grecque puis romaine, fût-elle politique ou juridique, demeure attachée à un horizon qui la transcende : le souverain Bien chez Platon, le bien commun chez Aristote ou Thomas d’Aquin, qui forment le pôle qui aimante la création des institutions et des lois. Ce n’est qu’à partir du moment où la raison s’arrache de cette hétéronomie que le droit se veut utile et aspire à établir une vérité déductive, qu’il entre dans le giron du scientisme et pave la voie à la techno-science-économie. Considéré sous le seul angle de son formalisme et de son «potentiel technique», le droit romain est alors assimilé à un système rationnel autonome détaché de toute visée; la loi devient alors l’expression de la raison plus que du juste. Pourtant, la raison d’être anthropologique du droit ne nous semble pas devoir conduire à l’exclusion de sa raison d’être philosophique.

7. Conclusion

Notre enquête, centrée sur la «rencontre» de Pierre Legendre avec l’œuvre de Martin Heidegger, nous laisse quelque peu déçus et en même temps frustrés. La déception provient, cela est désormais obvie, de ce malentendu généré par la «question de l’être» qui se trouve au cœur de l’affaire : car, en aucun cas, l’être, chez Heidegger, ne saurait être assimilé à un Tiers, à une Transcendance ou à une Référence. Il en résulte une absorption et une déformation de l’ontologie, de l’histoire de l’être et même du logos qui tous se voient contraints de rentrer dans le moule des catégories de l’anthropologie dogmatique.
La frustration, quant à elle, naît de ce sentiment d’une possible complémentarité des pensées de nos deux auteurs. D’un côté, l’anthropologie dogmatique pèche très certainement par son acosmisme : non pas qu’à la manière gnostique il n’y ait guère de place pour le monde dans son système, mais force est bien de constater que Pierre Legendre, car il privilégie l’étude de la nécessité généalogique des sociétés, a laissé de côté le fonds cosmique de l’être dans la tradition européenne, si bien que les horizons du Vrai, du Bien et du Beau sinon brillent par leur absence du moins se trouvent réduits à l’état de fonctions ou de rôles au sein d’une structure. Quant à Heidegger, nombre de commentateurs n’ont pas manqué de souligner soit le solipsisme du Dasein – difficulté propre à la tradition phénoménologique quand on pense que Husserl s’est lui aussi débattu avec la question de l’intersubjectivité, plus particulièrement dans sa cinquième Méditation cartésienne – soit le caractère éthéré et par trop globalisant de l’histoire de l’être qui fait fi des événements historiques et des facteurs socioculturels. Pour le formuler de façon cette fois-ci positive, une articulation aboutie de l’ontologie et de l’anthropologie dogmatique apporterait à la première la chair qui lui défaut et à la seconde l’ancrage dans l’être, c’est-à-dire dans la communauté du Geviert. Quelque part, une telle entreprise consisterait à ajointer une pensée du monde à une pensée de la société ou, formulé en d’autres termes, à concilier le retour à l’être avec le souci de la généalogie.
Cette conclusion n’est évidemment pas le lieu approprié à la conduite de ce travail d’emboîtement entre ontologie et anthropologie. Mais disons tout de même ceci : les œuvres de Martin Heidegger et de Pierre Legendre s’avèrent toutes deux, en dernier ressort, des pensées nostalgiques (22) : leur effort ne laisse pas de tendre vers l’origine, sol natal pour le premier, palimpsestes du Texte pour le second, mais tous deux savent également que l’homme, en sa finitude, ne saurait la contempler sans le secours d’intermédiaires et de médiations. C’est par conséquent à travers une théorie générale de la fondation et de l’intercession que nous chercherions à nouer histoire de l’être et anthropologie dogmatique.

Notes
(1) Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 49.
(2) Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident (Fayard, 1999), p. 76.
(3) Ibid., p. 210.
(4) Pierre Legendre, Leçons VI. Les enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États (Fayard, 1992), p. 205.
(5) Pierre Legendre, Leçons III. Dieu au miroir. Étude sur l’institution des images (Fayard, 1994), p. 16.
(6) Martin Heidegger, La question de la Technique, op. cit., p. 24.
(7) Pierre Legendre, Leçons VIII. Le crime du caporal Lortie (Fayard, 1989), p. 156.
(8) Pierre Legendre, Leçons II. L’empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels (Fayard, 2001), p. 195.
(9) Ibid. p. 217.
(10) Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, dans Questions III et IV (Éditions Gallimard, coll. Tel, 1990), p. 68.
(11) Martin Heidegger, Le mot de Nietzsche «Dieu est mort», dans Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 318.
(12) Pierre Legendre, Leçons X. Dogma : instituer l’animal humain. Chemins réitérés de questionnement, op. cit., p. 11.
(13) Pierre Legendre, Leçons IX. L’autre Bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés, op. cit., p. 63.
(14) Loc. cit.
(15) Ibid., p. 65.
(16) Pierre Legendre situe justement dans ce dualisme le point de rupture du christianisme d’avec judaïsme; et ceci est évident dans le rite du baptême qui se substitue à la circoncision, c’est-à-dire au marquage du corps : «Ainsi, sous le reproche d’interprétation somatique adressé à l’exégèse juive, le christianisme s’est développé comme antithèse du judaïsme, auquel il oppose l’interprétation spirituelle» (Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, op. cit., p. 72).
(17) Pierre Legendre, Leçons IX. L’autre Bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés, op. cit., p. 63.
(18) Michel Villey n’aura de cesse de le répéter tout au long de son œuvre : suum cuique tribuere est la devise du droit romain, qui reflète bien le souci de la juste attribution des choses, du bon partage. Et le philosophe du droit de rappeler également l’ancrage cosmique d’un tel principe, dont les origines pythagoriciennes et platoniciennes semblent assez évidentes en raison du postulat ontologique d’une structuration mathématique du réel.
(19) Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit (Éditions du Seuil, coll. Points essais, 2005), p. 21.
(20) Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total (Éditions du Seuil, 2010), p. 45.
(21) Une rapide consultation des précieux index placés à la fin des différents volumes des Leçons permet d’asseoir ce constat.
(22) Pierre Legendre, Le visage de la main, op. cit., p. 55 : «Tout s’ordonne, logiquement, dans la tâche humaine d’exister, au-delà du quant-à-soi personnel, sur la scène sociale donc, parce que l’étrangeté d’une absence indéfinissable à nous-mêmes nous tient. Il y a un vieux mot grec pour l’évoquer : nostalgie».





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